C Exposé des motifs, par Sir Roger Gale,
rapporteur pour avis
1 Introduction
1. Le 30 septembre 2013, suite au débat d’actualité
du 27 juin 2013 sur l’ingérence de l’Etat dans la vie privée sur
internet, la commission a tenu un échange de vues avec Lawrence
Early, jurisconsulte auprès de la Cour européenne des droits de
l’homme, Dorothee Belz, vice-présidente et responsable des affaires
juridiques et internes de Microsoft Corporation Europe, et Duncan
Campbell, journaliste, Brighton, Royaume-Uni
Note. Après avoir entendu encore Duncan
Campbell à Paris, le 11 mars 2014, dans le cadre de la préparation
du rapport d’Axel Fischer (Allemagne, PPE/DC) sur l’amélioration
de la protection et de la sécurité des utilisateurs dans le cyberespace,
la commission a décidé de demander au Bureau de l’Assemblée d’être
saisie pour avis sur le rapport relatif aux opérations de surveillance
massive.
2 Surveillance massive
2. La surveillance massive n’est pas un phénomène nouveau.
La dictature nazi en Allemagne s’y livrait déjà par une surveillance
directe de la population par le canal d’un grand nombre des agents
d’îlot (Blockwart); le progrès
technique a ensuite permis aux régimes communistes de mettre en
place un dispositif de surveillance massive, qui a débouché sur
les écoutes téléphoniques à grande échelle et le stockage d’abord conventionnel,
puis électronique, des données par le célèbre KGB, en particulier
dans les «pays frères» ou pays satellites contrôlés par l’Union
soviétique. Cette pratique a engendré une profonde défiance de la population
à l’égard des autorités publiques, espionnes de leur propre peuple,
comme le décrit George Orwell dans son roman 1984. C’est
ce thème que l’on retrouve dans le mot d’Alexandre Soljenitsyne
(«Notre liberté repose sur ce que les autres ignorent de notre existence»)
décrivant la situation en URSS et placé en exergue du rapport sur
les opérations de surveillance massive.
3. Si les Etats non démocratiques ont utilisé la surveillance
massive pour contrôler et museler l’opposition politique, les technologies
de surveillance ont aussi été employées par des Etats démocratiques
contre la criminalité à grande échelle et le terrorisme. Au lendemain
des attentats commis par la «Fraction Armée rouge» en Allemagne
de l’Ouest dans les années 1970, la Cour européenne des droits de
l’homme avait estimé en l’affaire
Klass
et autres c. Allemagne (Requête no 5029/71)
que «l’existence de dispositions législatives accordant des pouvoirs
de surveillance secrète de la correspondance, des envois postaux
et des télécommunications est, devant une situation exceptionnelle,
nécessaire dans une société démocratique à la sécurité nationale
et/ou à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions
pénales. (...) Consciente du danger, inhérent à pareille loi, de
saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre,
elle affirme qu’ils ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre
l’espionnage et le terrorisme, n’importe quelle mesure jugée par
eux appropriée.» «Quel que soit le système de surveillance retenu,
la Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates
et suffisantes contre les abus. Cette appréciation ne revêt qu’un
caractère relatif: elle dépend de toutes les circonstances de la
cause, par exemple la nature, l’étendue et la durée des mesures
éventuelles, les raisons requises pour les ordonner, les autorités
compétentes pour les permettre, exécuter et contrôler, le type de
recours fourni par le droit interne.
Note»
4. L’essor de la téléphonie portable, depuis la fin du XXe siècle,
a permis aux services secrets d’intercepter largement les communications
de ce type. Cette pratique des Etats-Unis d’Amérique et de leurs
alliés a fait l’objet du rapport du Parlement européen du 11 juillet
2001 sur l’existence d’un système d’interception mondial des communications
privées et économiques (système d’interception ECHELON)
Note. Par ailleurs, la Cour européenne
des droits de l’homme a encore étoffé sa jurisprudence en la matière:
«Dans sa jurisprudence relative aux mesures de surveillance secrète,
la Cour énonce les garanties minimales suivantes contre les abus
de pouvoir que la loi doit renfermer: la nature des infractions
susceptibles de donner lieu à un mandat d’interception, la définition
des catégories de personnes susceptibles d’être mises sur écoute,
la fixation d’une limite à la durée de l’exécution de la mesure,
la procédure à suivre pour l’examen, l’utilisation et la conservation des
données recueillies, les précautions à prendre pour la communication
des données à d’autres parties, et les circonstances dans lesquelles
peut ou doit s’opérer l’effacement ou la destruction des enregistrements
Note.»
5. Le rapide développement des communications par internet et
la simplicité technique de leur interception et de leur écoute ont
pour effet que la surveillance atteint aujourd’hui un niveau inédit.
Même si la façon dont les révélations d’Edward Snowden ont été publiées
par un quotidien national britannique est extrêmement contestable,
mettant ainsi en danger la vie de personnes participant à la lutte
contre le terrorisme, elles ont cependant fait la lumière sur les
pratiques des services nationaux de sécurité des Etats-Unis et de
pays coopérant avec eux. On peut toutefois avancer l’hypothèse que
d’autres pays possèdent aussi le matériel et les compétences leur
permettant de procéder à la surveillance massive de leurs ressortissants
et de ressortissants étrangers à l’extérieur de leurs frontières
utilisant internet et des appareils portables pour leurs communications.
De plus, des sociétés commerciales multinationales utilisent la
surveillance de masse et le profilage des utilisateurs d’internet
pour cibler leur publicité. Ce phénomène a d’ailleurs été abordé
par le Comité des Ministres dans sa Recommandation CM/Rec(2010)13
sur la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé
des données à caractère personnel dans le cadre du profilage, ainsi
que dans sa Recommandation CM/Rec(2012)3 sur la protection des droits
de l’homme dans le contexte des moteurs de recherche.
6. L’examen des opérations de surveillance massive doit dûment
tenir compte de leur objectif. Si la surveillance massive à caractère
privé ou commercial ne relève en général pas des exceptions au droit
à la protection de la vie privée garanti à l’article 8 de la Convention
européenne des droits de l’homme (STE no 5), la
surveillance massive pratiquée par les services de police doit respecter
les garde-fous mis en place par la Cour européenne des droits de
l’homme
Note.
La sécurité nationale est mentionnée expressément à l’article 8
de la Convention et justifie clairement des restrictions du droit
au respect de la vie privée, mais elle doit impérativement être
définie avec précision dans le droit national et le gouvernement
ne doit pas utiliser les mesures prises à ce titre pour persécuter
une opposition politique démocratique
NoteNote. En ce qui concerne une définition
étroite de la notion de sécurité nationale, il est possible d’évoquer
les Principes de Johannesburg de 1995 sur la sécurité nationale,
la liberté d’expression et l’accès à l’information
Note.
7. A la suite des attentats de Paris, les ministres de l’Intérieur
de plusieurs pays d’Europe, du Canada et des Etats-Unis ont publié
le 11 janvier 2015 à Paris une déclaration appelant au renforcement
de la coopération internationale, en particulier transatlantique,
dans la lutte contre le terrorisme international. Cet appel a été
repris à la réunion informelle de Riga des ministres de la Justice
et de l’Intérieur des Etats membres de l’Union européenne (29 et
30 janvier 2015)
Note. Une coopération de ce type avait
permis en 2007 l’arrestation en Allemagne de terroristes islamistes
du groupe informellement appelé «cellule du Sauerland», grâce à l’interception
de communications téléphoniques et de courriers électroniques entre
l’Allemagne et le Pakistan par l’Agence de sécurité nationale des
Etats-Unis, qui en a informé les autorités allemandes. Les services
de sécurité russes avaient intercepté des appels téléphoniques de
Tamerlan Tsarnaev et de sa mère et en avaient informé les services
secrets des Etats-Unis, mais les frères Tsarnaev ont tout de même
pu réaliser leurs attentats à la bombe lors du marathon de Boston
en 2013, révélant les effets parfois désastreux et mortels d’une
coopération inefficace
Note.
8. En 2013, le Parlement européen s’est opposé à l’échange proposé
de données sur les passagers voyageant entre l’Union européenne
et les Etats-Unis. Après les attentats contre
Charlie
Hebdo du 7 janvier 2015, le Président du Conseil de l’Union
européenne a appelé le Parlement européen à accélérer ses travaux sur
le système européen de dossiers passagers (PNR). Le 11 février 2015,
le Parlement européen a finalement accepté de boucler les travaux
sur le PNR pour la fin de l’année 2015
Note. Ces travaux devraient être liés
à la mise au point du Règlement général sur la protection des données
de l’Union européenne et à l’adhésion de cette dernière à la Convention
du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard
du traitement automatisé des données à caractère personnel (STE
no 108).
9. Edward Snowden, qui travaillait pour un sous-traitant privé
de l’Agence nationale de sécurité (NSA) des Etats-Unis, a déclaré
au quotidien
The Guardian que
le gouvernement s’était arrogé des pouvoirs dont il n’était pas
investi, en dehors de tout contrôle public, ce qui voulait dire
que les personnes comme lui avaient toute latitude pour outrepasser
les autorisations
Note. Cette autocritique montre bien le
problème qu’engendre le fait que la responsabilité juridique des
sociétés privées de sécurité ne va pas au-delà des clauses d’un
contrat et de la législation nationale générale, alors que le contrôle
démocratique parlementaire ne s’applique qu’aux autorités publiques
et aux services de sécurité publics. Il conviendrait d’une manière
générale d’éviter ce genre de sous-traitance pour prévenir le contournement
du contrôle parlementaire, comme le recommande la Commission européenne
pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) dans son
rapport de 2008 sur le contrôle démocratique des forces armées
Note.
10. En sa qualité de rapporteur de la commission des questions
juridiques et des droits de l’homme, Pieter Omtzigt (Pays-Bas, PPE/DC)
prépare également un rapport sur l’amélioration de la protection
des donneurs d’alerte
Note, en parallèle au présent rapport
sur les opérations de surveillance massive. Ces deux rapports procèdent
à une ample analyse juridique des actes d’Edward Snowden. Outre
l’énorme quantité de renseignements copiés qu’Edward Snowden avait
emportés avec lui en quittant les Etats-Unis pour la Chine, puis
la Russie fin juin 2013, il possède lui-même manifestement une valeur
stratégique considérable pour les services de sécurité russes en
raison de l’expérience et des connaissances qu’il a accumulées dans
ses importantes fonctions auprès des services secrets américains.
Ce savoir a probablement déjà été utilisé pour percer des structures
internationales de renseignement et améliorer les activités de renseignement
de la Russie dans le cyberespace. Eu égard au déficit considérable
de transparence et d’accès à l’information au sein des autorités
russes, il est peu probable que l’asile, un permis de séjour, un
logement et un travail rémunéré aient été offerts par la Russie
à Edward Snowden par pur altruisme et solidarité avec les donneurs d’alerte
en général.
11. En conclusion, il vaut la peine de rappeler dans ce contexte
un autre extrait d’un arrêt de la Cour européenne des droits de
l’homme en l’affaire Klass et autres
c. Allemagne (Requête no 5029/71):
«En évaluant l’étendue de la sauvegarde offerte par l’article 8
[de la Convention européenne des droits de l’homme] la Cour ne peut
que constater deux faits importants: les progrès techniques réalisés
en matière d’espionnage et parallèlement de surveillance; en second
lieu, le développement du terrorisme en Europe au cours des dernières
années. Les sociétés démocratiques se trouvent menacées de nos jours
par des formes très complexes d’espionnage et par le terrorisme,
de sorte que l’Etat doit être capable, pour combattre efficacement ces
menaces, de surveiller en secret les éléments subversifs opérant
sur son territoire.» Cette constatation est d’une actualité plus
brûlante que jamais.
3 Justification des amendements proposés
(A) Le projet de résolution évoque au paragraphe 2 «l’absence
de dispositions légales et de protections techniques adéquates aux
échelons national et international», mais rien dans le rapport ne
vient étayer une affirmation aussi radicale et catégorique. De fait,
le Conseil de l’Europe a produit des traités internationaux qui garantissent
une protection juridique, comme la Convention européenne des droits
de l’homme et la Convention sur la cybercriminalité (STE no 185).
(B) Le paragraphe 7 avance une série d’allégations qu’il ne
justifie pas. Il convient de les étayer, ou bien de supprimer ce
paragraphe.
(C) Dans la version anglaise, le paragraphe 11 parle de «effective,
targeted surveillance of suspected terrorists or other organised
criminal groups» [surveillance ciblée et efficace des personnes
soupçonnées de mener des activités terroristes ou d’autres groupes
de criminels organisés]. Il est important de conserver la possibilité
d’une surveillance ciblée des personnes soupçonnées de terrorisme
ET des personnes soupçonnées d’appartenir à des organisations criminelles.
(D) La confiance n’est possible entre les partenaires transatlantiques
que moyennant la mise en place de cadres juridiques appropriés.
Le Conseil de l’Europe propose en la matière un certain nombre de
traités juridiques ouverts à la signature d’Etats non membres, en
particulier la Convention européenne sur l’entraide judiciaire en
matière pénale (STE no 30), la Convention
européenne pour la répression du terrorisme (STE no 90),
la Convention relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie
et à la confiscation des produits du crime et au financement du
terrorisme (STE no 141), la Convention
sur la cybercriminalité et la Convention pour la protection des
personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère
personnel. Il est donc nécessaire de fonder la coopération future
sur des accords plutôt que sur la simple confiance.
(E) Il est impossible de protéger sans réserve le «droit de
donner l’alerte», car cela pourrait déboucher sur la vente d’informations
confidentielles et sensibles dans des buts intéressés. Cet amendement
s’inspire de la Résolution 1729
(2010) de l’Assemblée sur la protection des donneurs d’alerte.
(F) A la suite des révélations d’Edward Snowden, le Président
des Etats-Unis a annoncé au mois de janvier 2014 un changement de
pratiques de la NSA et des procédures de la cour des Etats-Unis
concernant la surveillance par le renseignement à l’étranger (Foreign Intelligence Surveillance Court).
Le Congrès des Etats-Unis a ouvert une enquête, de même que les
gouvernements de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne et d’autres
pays. De plus, il n’y a pas de signes qu’Edward Snowden ait été
traité «sans ménagement». Comme il est en Russie depuis la fin juin
2013, un tel traitement ne peut de fait lui avoir été infligé hors
de la Russie, et le rapport ne dit rien de la façon dont il est
traité en Russie.
(G) L’Assemblée n’a aucune raison de penser que la commission
d’enquête du Parlement allemand ne serait pas en mesure d’assumer
son rôle parlementaire; il conviendrait plutôt d’évoquer la nécessité
du contrôle démocratique parlementaire des services de sécurité
et des forces armées des Etats membres. Cela faisait l’objet d’une
analyse approfondie et d’une recommandation dans le rapport sur
le contrôle démocratique des forces armées adopté par la Commission
européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)
en 2008. Par ailleurs, il importe de rappeler aux gouvernements
le risque que représente la sous-traitance d’activités de renseignement
à des sociétés privées non soumises à ce contrôle démocratique.
(H) Dans sa résolution du 12 mars 2014, le Parlement européen
invitait le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe à ouvrir une
enquête contre des Etats Parties en vertu de l’article 52 de la
Convention européenne des droits de l’homme. Il y a sans doute de
bonnes raisons pour que cette enquête n’ait pas été ouverte, plusieurs
parlements et gouvernements d’Etats Parties ayant depuis lors débattu
de leur coopération avec l’Agence de sécurité nationale des Etats-Unis
et d’autres services de renseignements étrangers. Dans ce domaine,
beaucoup de choses dépendront aussi des progrès de la coordination
des politiques et législations de l’Union européenne. Nous ne devrions
donc pas insister sur cette demande au Secrétaire Général.
(I) En 2013, le Parlement européen s’est opposé à la proposition
d’échange de dossiers des passagers voyageant entre l’Union européenne
et les Etats-Unis. Au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo du 7 janvier 2015,
le Président du Conseil de l’Union européenne a appelé le Parlement
européen à accélérer ses travaux sur le système européen de dossiers
passagers (PNR). Cet appel aux institutions de l’Union européenne
a été repris par les ministres de l’Intérieur réunis à Paris le
11 janvier 2015. Ces travaux doivent être liés à la mise au point
du règlement général de l’Union européenne sur la protection des
données et à l’adhésion de l’Union européenne à la Convention du
Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du
traitement automatisé des données à caractère personnel.
(J) L’article 8 de la Convention européenne des droits de
l’homme couvre bien le droit à la protection de la confidentialité
de la correspondance, mais la notion de secret du courrier («mail
secret» dans la version anglaise) n’existe pas et son sens très
étroit pourrait prêter à confusion.
(K) Dans sa Résolution 1729
(2010) sur la protection des donneurs d’alerte, l’Assemblée
examine soigneusement cette question à la lumière des normes du
Conseil de l’Europe. Il est donc nécessaire que l’Assemblée rappelle
ici cette résolution. L’asile a été refusé à Edward Snowden par
plusieurs pays pour des raisons d’ordre juridique. Même la Russie
a converti son statut de demandeur d’asile en celui de résident. Enfin,
la plupart des pays du monde n’accordent pas l’asile à une personne
faisant valoir qu’elle pourrait faire l’objet de poursuites injustes,
surtout lorsqu’il existe des accords d’entraide judiciaire, comme
c’est le cas entre les Etats-Unis et de nombreux pays d’Europe.
(L) La surveillance peut parfois se justifier pour des raisons
d’ordre politique ou diplomatique, mais en aucun cas pour de l’espionnage
industriel.