Le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie
- Auteur(s) :
- Assemblée parlementaire
- Origine
- Discussion
par l’Assemblée le 25 avril 2017 (12e séance)
(voir Doc. 14282 et addendum, rapport de la commission pour le respect des obligations
et engagements des Etats membres du Conseil de l'Europe (commission
de suivi), rapporteures: Mme Ingebjørg
Godskesen et Mme Marianne Mikko). Texte adopté par l’Assemblée le
25 avril 2017 (12e séance).
1. Le 15 juillet 2016, la Turquie
a subi un coup d’État avorté organisé par un groupe issu de ses
propres forces armées, lequel a fait 248 morts et 2 000 blessés.
L’Assemblée parlementaire a fermement condamné cette tentative de
renversement des institutions démocratiquement élues du pays – notamment
la Grande Assemblée nationale turque qui a été bombardée cette nuit-là
– et a pleinement conscience que ces événements ont été traumatisants
pour la société turque. Elle a exprimé son soutien au peuple turc
en le félicitant de s’être uni pour rejeter cette tentative de coup
d’État militaire, apportant ainsi la preuve de sa maturité démocratique.
Les autorités turques ont désigné les membres du mouvement güleniste
comme étant derrière la tentative de coup d’État. Elles se sont
saisies de cette accusation pour lancer une vaste purge des institutions
d’État. Il semble qu’il existe un point de vue, largement partagé
au sein de la société turque, que ces institutions avaient été infiltrées
par le mouvement.
2. Cette nuit-là, la Turquie a été confrontée à une dangereuse
conspiration armée, ce qui a permis au Président de déclarer légitimement
un état d’urgence et de conférer des pouvoirs extraordinaires au gouvernement.
Conformément à l’article 15 de la Convention européenne des droits
de l’homme (STE no 5), la Turquie a dérogé
à certains droits individuels. L’état d’urgence initial de trois
mois a été prolongé depuis à trois reprises, en octobre 2016, en
janvier 2017 et en avril 2017, avec l’accord du parlement.
3. Rappelant que l’état d’urgence vise à rétablir l’ordre public,
l’Assemblée souligne que cette situation devrait rester dans les
limites posées par la Constitution, et par les obligations nationales
et internationales de l’État. L’état d’urgence devrait par conséquent
être strictement limité dans le temps et dans ses effets, et être levé
le plus rapidement possible.
4. L’Assemblée est parfaitement consciente des multiples menaces
et défis auxquels la Turquie est confrontée en raison de sa situation
géopolitique défavorable: le conflit en cours en Syrie a provoqué
l’exode de 3 millions de réfugiés sur son territoire et il convient,
une fois de plus, de louer les efforts déployés par les autorités
turques pour héberger cette population et en prendre soin.
5. La Turquie est confrontée à des attaques terroristes massives
et répétées, perpétrées par ce qu’il est convenu d’appeler «État
islamique d’Irak et du Levant» (EIIL/Daech), le «Parti des travailleurs
du Kurdistan» (PKK) et un mouvement affilié au PKK du nom de «Faucons
de la liberté du Kurdistan» (TAK). Ces attaques ont provoqué des
centaines de victimes à Ankara, Suruç, Istanbul, Bursa, Diyarbakır,
Kayseri et d’autres villes de Turquie. De plus, la ville frontalière
de Kilis a fait l’objet de tirs d’artillerie en provenance du territoire
syrien. L’Assemblée condamne catégoriquement ces attaques et tous
les actes terroristes et de violence perpétrés par le PKK, Daech
ou toute autre organisation, lesquels ne sauraient en aucun cas
être tolérés.
6. L’Assemblée souligne que la Turquie a le droit et le devoir
de lutter contre le terrorisme, et de résoudre les problèmes de
sécurité afin de protéger ses citoyens et ses institutions démocratiques.
Elle rappelle cependant que la lutte contre le terrorisme au niveau
national ainsi que les opérations de sécurité menées dans le sud-est
de la Turquie doivent respecter les principes de l’État de droit
et les normes des droits de l’homme, lesquels exigent que toute
ingérence dans les droits de l’homme fondamentaux soit prévue par
la loi, soit nécessaire dans une société démocratique et strictement
proportionnée au but poursuivi, conformément aux obligations internationales,
ce qui implique notamment la révision de la législation et des pratiques
relatives au terrorisme selon les normes européennes.
7. Malheureusement, huit mois après la tentative de coup d’État,
la situation s’est détériorée et les mesures dépassent largement
le cadre de ce qui est nécessaire et proportionné. Les autorités
gouvernent à coups de décrets-lois ayant une portée dépassant de
beaucoup les exigences de la situation d’urgence et empiétant sur la
compétence législative du parlement. L’Assemblée est également préoccupée
par le fait que la plupart des décrets-lois promulgués jusqu’à présent
n’ont été ni approuvés (comme l’exige la Constitution) ni contrôlés dans
leur mise en œuvre par le parlement, ce qui constitue à ses yeux
une grave entorse à la démocratie.
8. Dans ce contexte, l’Assemblée souligne que le rétablissement
de la peine de mort serait incompatible avec l’appartenance au Conseil
de l’Europe et exhorte la Grande Assemblée nationale turque à s’abstenir
de toute initiative susceptible de conduire à la réintroduction
de la peine capitale et de remettre ainsi en cause l’adhésion de
la Turquie au Conseil de l’Europe.
9. L’Assemblée rappelle sa
Résolution 2121
(2016) sur le fonctionnement des institutions démocratiques en
Turquie, adoptée en juin 2016, soit avant le coup d’État avorté,
selon laquelle l’évolution de la situation sous l’angle de la liberté
des médias et la liberté d’expression, de l’érosion de l’État de
droit et des violations alléguées des droits de l’homme liées aux
opérations de sécurité antiterroristes menées dans le sud-est de
la Turquie constituait une menace pour le fonctionnement des institutions
démocratiques et pour le respect par ce pays de ses obligations
à l’égard du Conseil de l’Europe. L’Assemblée déplore qu’aucun des
problèmes identifiés n’ait été traité à ce jour. Au contraire, l’Assemblée
constate que la situation s’est détériorée depuis juin 2016 et que
cette aggravation s’est accélérée depuis le coup d’État avorté,
comme l’attestent clairement le rapport publié en février 2017 par
le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme et les
trois rapports du Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de
l'Europe, publiés successivement en octobre et en décembre 2016,
ainsi qu’en février 2017.
10. L’Assemblée est particulièrement préoccupée par la levée de
l’immunité de 154 parlementaires en mai 2016, une décision qualifiée
par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de
Venise) en octobre 2016 de mesure ad hoc, ponctuelle et ad hominem, violant la procédure
d’amendement de la Constitution et, par conséquent, contraire aux
normes du Conseil de l’Europe. Elle condamne en outre le fait que
12 parlementaires arrêtés en novembre 2016 soient toujours placés
en détention, et elle est consternée par les réquisitions du procureur
réclamant des peines de 142 et 83 années d’emprisonnement respectivement,
pour les deux coprésidents du Parti démocratique des peuples (HDP),
Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ.
11. L’Assemblée conclut, avec une vive inquiétude, qu’une telle
levée de l’immunité porte un sérieux coup au fonctionnement démocratique
et à la position du parlement. De plus, cette décision a affecté
de manière disproportionnée les partis d’opposition et plus particulièrement
le HDP dont 55 des 59 députés (soit 93 %) se sont vus retirer leur
immunité. Cette mesure a eu un effet dissuasif et a conduit à des
restrictions sensibles du débat démocratique pendant la campagne
en vue du référendum constitutionnel du 16 avril 2017 qui vise à établir
un régime présidentiel. Elle a également ouvert la voie à l’arrestation
et à la détention actuelles de 12 députés du HDP, dont les deux
co-présidents de ce parti, ainsi que l’arrestation de plusieurs
centaines de responsables du HDP, ce qui a rendu ce parti inopérant.
L’Assemblée regrette profondément que ses délégations se soient
vus refuser à plusieurs reprises l’accès aux parlementaires détenus.
12. Parallèlement, l’Assemblée est préoccupée par la situation
des collectivités locales dans le sud-est de la Turquie; elle déplore
que des administrateurs nommés par le gouvernement gèrent désormais
deux tiers des municipalités dirigées antérieurement par des partis
politiques pro-kurdes. Des dizaines de leurs maires sont actuellement
en prison. L’Assemblée déplore que ces détentions aient suspendu
l’exercice pratique de la démocratie locale dans cette région, et
conduit à une supervision disproportionnée des administrations locales par
une mise sous tutelle des administrateurs et à des services publics
locaux réduits, ce qui est contraire à la Charte européenne de l’autonomie
locale (STE no 122). L’Assemblée invite
instamment les autorités turques à libérer, le cas échéant, les
maires actuellement placés en détention provisoire et à rétablir
pleinement la démocratie locale dans le sud-est de la Turquie, conformément
à la Résolution 416 (2017) et à la Recommandation 397 (2017) du
Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe.
13. L’Assemblée considère que ces évolutions constituent une grave
détérioration du fonctionnement des institutions démocratiques dans
le pays, notamment en affaiblissant le rôle des représentants élus
et en rognant sur les fonctions législatives et de contrôle du parlement.
Rappelant sa
Résolution 2127
(2016) sur l’immunité parlementaire: remise en cause
du périmètre des privilèges et immunités des membres de l’Assemblée
parlementaire et l’Avis sur la suspension du deuxième paragraphe
de l'article 83 de la Constitution (inviolabilité parlementaire)
de 2016 de la Commission de Venise, l’Assemblée appelle par conséquent
les autorités turques:
13.1 à autoriser
les délégations de l’Assemblée parlementaire et d’autres assemblées
parlementaires internationales à rendre visite aux députés détenus;
13.2 à restaurer l’inviolabilité de l’immunité des députés
qui en ont été désaisis sur la base des conclusions de la Commission
de Venise;
13.3 à libérer les parlementaires arrêtés, à moins qu’ils n’aient
été condamnés à l’issue d’un procès équitable organisé avec les
garanties d’une procédure régulière.
14. L’Assemblée exprime sa vive préoccupation concernant l’échelle
et la portée des purges effectuées dans l’administration publique,
le système judiciaire et de nombreuses autres institutions publiques,
visant des membres supposés du mouvement güleniste. L’Assemblée
rappelle sa
Résolution 2121
(2016) et note que le mouvement güleniste, qui a été
un ancien allié du parti au pouvoir et a œuvré légalement jusqu’en
2014, a été ensuite désigné sous l’appellation «Organisation terroriste
fethullahiste/Structure d’État parallèle» et qualifié d’organisation
terroriste. Selon la Commission de Venise, alors que les fonctionnaires
ont l’obligation d’être loyaux vis-à-vis de l'État et de ne pas
recevoir d'instructions de sources extérieures, il est du devoir
de l'État de clarifier auprès de tous les fonctionnaires le moment
à partir duquel une organisation bien établie jusque-là est considérée
comme une «menace pour la sécurité nationale» – et devient ainsi
incompatible avec le service public – de sorte à éviter le manque
d'information et de clarté qui pourrait conduire à des «licenciements injustes
pouvant être considérés comme une punition rétroactive».
15. Ces mesures ont eu de profondes répercussions sur le fonctionnement
des institutions étatiques: un quart des juges et procureurs, un
dixième des policiers et 30 % du personnel du ministère des Affaires étrangères
ont été révoqués, sans mentionner la révocation, depuis juillet
2016, de quelque 5 000 membres de l’enseignement supérieur, qui
a eu de graves répercussions sur le fonctionnement des universités.
16. L’Assemblée est extrêmement préoccupée par le nombre élevé
de personnes arrêtées et placées en détention en attendant d’être
inculpées, sans possibilité d’accéder à leur dossier. L’Assemblée
attend des autorités turques qu’elles n’aient recours à la détention
préventive qu’en dernier ressort et pour des motifs valables.
17. L’Assemblée est également consternée par les conséquences
sociales des mesures appliquées dans le cadre de l’état d’urgence.
Les fonctionnaires révoqués ont vu leurs passeports annulés. Ils
sont sous l’interdiction définitive de retrouver un poste dans l’administration
publique ou dans des institutions ayant des liens avec elle. Ils
n’ont pas accès à un régime de sécurité sociale et leurs avoirs
ont été confisqués – ce qui pose des questions concernant la protection
des droits de propriété. Leurs familles sont également touchées par
ces mesures. L’Assemblée craint que lesdites mesures n’équivaillent
à une «mort civile» pour les personnes concernées. Cette situation
ne manquera pas d’avoir des effets dramatiques et préjudiciables
à long terme sur la société turque, qui devra alors inventer des
moyens et des mécanismes lui permettant de surmonter ce traumatisme.
18. L’Assemblée se félicite de la décision prise le 23 janvier
2017 d’établir une commission administrative nationale (dénommée
«Commission d’enquête sur les mesures de l’état d’urgence») afin
de garantir un recours judiciaire national aux personnes physiques
ou morales (associations, fondations, institutions privées, médias,
etc.) désirant contester une mesure prise dans le cadre d’un décret-loi.
L’Assemblée s’inquiète du fait que les membres de cette commission
n’ont pas encore été nommés et que cette dernière n’a pas encore commencé
ses travaux. L’Assemblée estime important que les décisions rendues
par cette commission puissent faire l’objet d’un contrôle judiciaire
par les tribunaux administratifs compétents dont les décisions peuvent
à leur tour être contestées devant la Cour constitutionnelle et,
en dernier ressort, devant la Cour européenne des droits de l’homme,
à charge pour cette dernière de déterminer si le recours est effectif
ou non. L’Assemblée suivra de près le travail de cette commission
et l’accès effectif, dans un délai raisonnable, aux recours judiciaires
des personnes affectées par les décrets-lois.
19. L’Assemblée note également que la Cour constitutionnelle n’a
pas encore rendu de décision concernant la question de savoir si
elle doit ou non examiner les quelque 50 000 requêtes individuelles
pendantes relatives à la publication des décrets-lois d’urgence.
L’Assemblée souligne à ce propos que le droit de requête individuelle
introduit en 2010 devant cette juridiction s’est avéré ces dernières
années un moyen efficace pour la Cour constitutionnelle de remédier
à des violations des droits de l’homme. Elle invite par conséquent
la Cour constitutionnelle à maintenir cette pratique.
20. L’Assemblée reste préoccupée par le respect des droits fondamentaux
sous état d’urgence. Compte tenu de l’ampleur des opérations menées,
l’Assemblée s’inquiète du fait que l’état d’urgence serve non seulement
à exclure des institutions étatiques les personnes impliquées dans
le coup d’État, mais également à faire taire toutes les voix critiques
et à générer un climat de peur parmi les citoyens ordinaires et
les universitaires, au sein des organisations non gouvernementales
(ONG) indépendantes et des médias, au risque d’ébranler les fondations
d’une société démocratique.
21. À cet égard, l’Assemblée se félicite de la volonté exprimée
par les autorités turques de poursuivre le dialogue avec le Conseil
de l’Europe et apprécie les efforts du groupe de travail conjoint
établi par le ministre turc de la Justice et le Secrétaire Général
du Conseil de l’Europe. L’adoption le 23 janvier 2017 de trois décrets-lois
autorisant de nouveau l’accès à un avocat dès le premier jour de
détention et limitant la durée de la garde à vue à sept jours (renouvelable
une seule fois à la demande du procureur dans certains cas) est
l’un des résultats positifs de cette coopération. L’Assemblée espère
désormais que ces premières étapes seront suivies par d’autres en
vue de corriger les lacunes provoquées par les décrets-lois et d'améliorer
la situation sous l’angle des droits de l’homme et des mécanismes
nationaux de réparation. Dans le cas contraire, la Cour européenne
des droits de l’homme sera très certainement saisie au cours des
années à venir de plusieurs dizaines de milliers de requêtes émanant
de citoyens turcs.
22. Compte tenu des graves préoccupations en la matière et des
violations des droits de l’homme constatées pendant l’état d’urgence,
telles qu’elles sont soulignées par la Commission de Venise et le Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, l’Assemblée exhorte
également les autorités turques:
22.1 à
lever l’état d’urgence aussitôt que possible;
22.2 à mettre un terme aux révocations collectives de fonctionnaires
sur la base de décrets-lois, une pratique qui remet en cause la
règle d’une procédure au cas par cas respectueuse de la présomption d’innocence;
22.3 à prendre toutes les mesures nécessaires pour s’assurer
que la Commission d’enquête sur les mesures de l’état d’urgence
nouvellement créée pourra rapidement entamer son travail en bénéficiant de
ressources financières et humaines adéquates; veiller à ce que ses
décisions soient rendues avec célérité, en toute indépendance et
en toute transparence de manière à pouvoir déclencher une procédure
de contrôle judiciaire et à redresser correctement les torts avec
la diligence requise;
22.4 à combler les lacunes procédurales associées à l’état
d’urgence, notamment en ce qui concerne la durée de la détention
et l’accès effectif à un avocat;
22.5 à abolir la disposition prévoyant la déchéance de nationalité
en cas de procès par contumace, une pratique contraire aux instruments
juridiques internationaux et susceptible de provoquer des cas d’apatridie;
22.6 à modifier les décrets-lois pour s’assurer que tous les
transferts de biens à l’État revêtent un caractère temporaire, qu’ils
dépendent d’une approbation finale à la fin de l’état d’urgence
et qu’ils sont parfaitement conformes à l’article 6.1 de la Convention
européenne des droits de l’homme;
22.7 à veiller à ce que le droit à l’éducation, tel qu’il est
énoncé à l’article 2 du Protocole additionnel à la Convention européenne
des droits de l’homme (STE no 9), soit
intégralement protégé.
23. L’Assemblée rappelle ses profondes préoccupations concernant
la situation dans le sud-est de la Turquie qui est le théâtre d’opérations
de sécurité depuis août 2015. Elle partage les craintes du Commissaire aux
droits de l’homme du Conseil de l’Europe et du Haut-Commissaire
des Nations Unies aux droits de l’homme relatives aux violations
de droits fondamentaux dans cette zone, y compris les droits de
propriété, l’accès à l’éducation et l’absence d’enquête efficace
en cas d’allégation de violation des droits de l’homme. L’Assemblée
est également choquée d’apprendre l’ouverture d’enquêtes contre
des organisations de défense des droits de l’homme qui avaient signalé
des allégations de violations des droits de l’homme – considérées comme
crédibles – commises à Cizre.
24. Dans ce contexte, l’Assemblée est consternée d’apprendre l’adoption
de la loi de 2016 sur la protection juridique des forces de sécurité
participant à la lutte contre les organisations terroristes, laquelle
pourrait encourager l’impunité. Elle note néanmoins que les autorités
tentent de suivre une politique de tolérance zéro en ce qui concerne
la torture et les mauvais traitements. Elle exhorte par conséquent
les autorités turques:
24.1 à abroger
la loi de 2016 sur la protection juridique des forces de sécurité
participant à la lutte contre les organisations terroristes; à veiller
à ce que les allégations d’actes illicites fassent l’objet d’enquêtes
efficaces de manière à garantir la reddition de comptes des responsables
desdits actes, y compris les mauvais traitements, le recours excessif
à la force ou tout autre abus de pouvoir;
24.2 à établir un mécanisme efficace et indépendant de traitement
des plaintes en vue de lutter contre l’impunité, tel que suggéré
par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe;
24.3 à autoriser, dans les meilleurs délais, la publication
des derniers rapports rédigés par le Comité pour la prévention de
la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants
(CPT), et à appliquer les recommandations qu’ils contiennent.
25. En ce qui concerne la liberté des médias et la liberté d’expression,
l’Assemblée s’alarme des violations répétées de la première, du
nombre important de journalistes actuellement en détention et des
pressions exercées sur les journalistes adoptant un point de vue
critique; ces pratiques sont inacceptables dans une société démocratique.
Les États membres du Conseil de l’Europe assument l’obligation positive
de garantir la liberté d’expression, la protection des journalistes
et l’accès à l’information, ainsi que de créer les conditions permettant
aux médias de remplir le rôle de sentinelle de la société et de
tenir le public informé des questions touchant à l’intérêt général.
26. L’Assemblée rappelle en particulier sa
Résolution 2121 (2016) sur le fonctionnement
des institutions démocratiques en Turquie, et sa
Résolution 2141 (2017) sur
les attaques contre les journalistes et la liberté des médias en
Europe. Elle demeure préoccupée par la situation des médias en Turquie
et par l’interprétation large de la loi antiterroriste qui va à
l’encontre des normes du Conseil de l’Europe, qui ébranle sérieusement les
fondations démocratiques du pays et qui permet de criminaliser et
de poursuivre les défenseurs des droits de l’homme et les avocats.
Elle réitère son appel aux autorités turques d’abroger, d’amender
ou d’assurer une interprétation stricte des articles 216 (criminalisation
de l’incitation publique à la haine ou à l’hostilité et au dénigrement
de certains groupes de population), 299 (insulte au Président de
la République de Turquie), 301 (dénigrement de la nation et de la
République turques ou des organes et institutions de l’État) et 314 (appartenance
à une organisation armée) du Code pénal, ainsi que de la loi sur
internet no 5651, conformément aux avis
de 2015 de la Commission de Venise.
27. L’Assemblée appelle de ce fait les autorités turques:
27.1 à libérer tous les journalistes
(plus de 150) et les défenseurs des droits de l’homme en détention;
27.2 à mettre un terme à la politique inacceptable de criminalisation
des personnes exprimant leurs dissensions et à protéger la liberté
des médias, conformément à la Convention européenne des droits de
l’homme et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme; à revoir le comportement et les pratiques des membres du
système judiciaire, notamment des procureurs et des juges de paix,
de manière à abandonner «le harcèlement judiciaire systématique
qui génère clairement un effet dissuasif étouffant la critique»
(pour reprendre les termes du Commissaire aux droits de l’homme)
et à arriver à une interprétation du droit turc plus conforme à
la Convention;
27.3 à modifier la loi sur la lutte contre le terrorisme de
manière à garantir une mise en œuvre et une interprétation de ses
dispositions conformes à la Convention européenne des droits de
l’homme;
27.4 à s’abstenir de prendre des mesures radicales, notamment
à l’encontre des médias, des universitaires et des ONG, sur la base
de vagues critères de «lien» allégué avec une organisation terroriste
sans preuve et en l’absence de décision judiciaire;
27.5 à s’assurer que la Commission d’enquête sur les mesures
prises dans le cadre de l’état d’urgence sera pleinement opérationnelle
dans les meilleurs délais, et compétente pour rétablir le statu quo ante et/ou, au besoin,
pour accorder une indemnisation correcte, réserver un traitement
prioritaire aux requêtes les plus urgentes, y compris celles introduites
par les médias, et prendre des décisions raisonnées et individualisées,
conformément aux avis récents de la Commission de Venise;
27.6 à créer un environnement propice à la liberté et au pluralisme
des médias, notamment en renforçant l’indépendance éditoriale de
la radiotélévision turque et en mettant en œuvre un mécanisme efficace
de contrôle du respect par les médias de la réglementation, conformément
aux normes du Conseil de l’Europe.
28. Compte tenu de la régression observée ces dernières années
en matière de respect de la liberté d’expression et de la presse
– une tendance qui s’est accentuée pendant l’état d’urgence –, l’Assemblée estime
que la Turquie manque à ses obligations et appelle instamment les
autorités de ce pays à prendre d’urgence des mesures visant à restaurer
la liberté d’expression et la liberté des médias sur la base des conclusions
publiées en février 2017 par le Commissaire aux droits de l’homme
et des avis pertinents rendus par la Commission de Venise en 2016
et en 2017.
29. L’Assemblée prend note de l’adoption d’un paquet de 18 amendements
constitutionnels par le parlement le 21 janvier 2017 et par 51,4 %
des votants lors du référendum constitutionnel du 16 avril 2017,
qui entraîneront une profonde modification et le passage d’un système
parlementaire à un système présidentiel, conférant au Président
des pouvoirs étendus tout en réduisant de manière drastique le rôle
de superviseur du parlement. L’Assemblée souligne qu’il appartient
uniquement aux citoyens turcs de décider du système politique démocratique
dont ils entendent se doter, à condition que les électeurs se voient
communiquer des informations suffisantes et qu’un laps de temps
raisonnable soit accordé au débat public.
30. Dans ce contexte, l’Assemblée note avec préoccupation que
les amendements constitutionnels ont été adoptés à l’issue d’une
procédure parlementaire accélérée (six semaines au total), marquée
par des débats tendus, une violation du secret du vote, une retransmission
partielle des débats parlementaires à la télévision et l’absence
de consultation publique sur les changements proposés. Elle est
également préoccupée par le système envisagé de poids et contrepoids,
de séparation des pouvoirs et d’indépendance de la justice. L’opportunité
de l’organisation d’un référendum dans le cadre d’un état d’urgence,
alors que 500 000 personnes ont été déplacées à la suite des couvre-feux
et des opérations de sécurité dans le sud-est de la Turquie depuis
août 2015, soulève également de sérieuses interrogations.
31. L’Assemblée s’inquiète aussi des modifications récentes apportées
à la législation électorale par des décrets-lois privant la Commission
électorale suprême (CES) de son pouvoir de sanctionner tout média
se livrant à une propagande politique tendancieuse et autorisant
l’achat illimité de publicités politiques sur les chaînes de télévision
et les stations de radio privées. Il s’agit là d’un retour en arrière
qui ne manquera pas de porter atteinte à l’accès équitable aux médias
et à une couverture médiatique équilibrée pendant les élections ou
les référendums. L’Assemblée souligne que les citoyens ont le droit
d’être dûment informés des questions en jeu et de prendre connaissance
de manière complète et détaillée des différentes opinions exprimées,
y compris celles contenant des critiques, en temps utile. Elle appelle
donc instamment les autorités turques à modifier en conséquence
la législation électorale et à combler les lacunes restantes identifiées
par l’Assemblée dans ses rapports d’observation consacrés aux élections
précédentes.
32. Au vu des conclusions provisoires de la mission internationale
d’observation du référendum conduite par l’Assemblée parlementaire
et le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme
de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE/BIDDH),
l’Assemblée déplore vivement que le référendum se soit déroulé dans
des conditions inéquitables, ce qui a empêché que les deux camps
en présence bénéficient des mêmes chances pendant la campagne. De
plus, la décision prise par la CES le jour du scrutin – autorisant
la validation de bulletins non tamponnés, contrairement aux dispositions
de la loi électorale de 2010 – fait peser de sérieux doutes sur
la légitimité du résultat du référendum. L’Assemblée attend en outre
de la CES qu’elle examine sérieusement toutes les allégations d’irrégularités
électorales.
33. L’Assemblée appelle les autorités turques à prendre toutes
les mesures requises pour assurer le droit de n’importe quel citoyen
turc à voter librement et en toute sécurité. Elle réaffirme son
appel en faveur de l’accréditation d’organisations de la société
civile comme observatrices des élections au niveau national; cette mesure
contribuerait à renforcer la transparence du processus électoral.
34. L’Assemblée se félicite que, pour répondre aux exigences de
la démocratie, les tribunaux militaires, constamment critiqués au
regard de l’indépendance de la justice, aient été supprimés par
la réforme de la Constitution et que les membres de la Cour constitutionnelle
qui venaient d’une formation militaire aient été démis de leurs
fonctions.
35. À la lumière des recommandations de la Commission de Venise
de mars 2017 relatives à la révision constitutionnelle, l’Assemblée
décide de suivre les développements institutionnels et de travailler
avec les autorités turques pour garantir la conformité du cadre
constitutionnel et de sa mise en œuvre aux normes du Conseil de
l’Europe, en procédant, si nécessaire, à l’élaboration d’amendements
constitutionnels.
36. L’Assemblée a souligné à de nombreuses reprises que la Turquie
est un partenaire stratégique pour le Conseil de l’Europe et a appelé
maintes fois à un dialogue constructif avec ce pays qui est l’un
des plus anciens membres de l’Organisation et l’un des premiers
signataires de la Convention européenne des droits de l’homme en
1950. Elle se félicite par conséquent du dialogue continu et constructif
avec l’Organisation, qui devrait continuer à être fondé sur une
confiance mutuelle et conduire à d’autres résultats.
37. L’Assemblée est résolue à poursuivre le dialogue et la coopération
avec la Turquie, et à lui proposer son soutien dans la période difficile
qu’elle traverse. Le coup d’État avorté a révélé de sérieux dysfonctionnements au
sein des institutions démocratiques turques, mais l’Assemblée soutient
aussi que l’évolution de la situation après cet événement, y compris
l’application de l’état d’urgence, a eu des effets importants, disproportionnés et
durables sur la protection des libertés fondamentales, le fonctionnement
des institutions démocratiques et toutes les composantes de la société.
Elle relève que les mesures disproportionnées adoptées (révocation
de 150 000 fonctionnaires, officiers de l’armée, magistrats, enseignants
et universitaires; engagement de poursuites contre 100 000 personnes,
dont 40 000 placées en détention), l’incertitude juridique qui prévaut malgré
les mesures récemment prises par les autorités, ainsi que les conséquences
des décrets-lois d’urgence sur les individus et leur famille ont
généré un climat de suspicion et de peur préjudiciable à la cohésion
sociale et à la stabilité.
38. L’Assemblée désire renforcer et intensifier son suivi de l’évolution
en Turquie et son dialogue à ce propos avec toutes les forces vives
du pays afin de s’assurer de la prise en considération des profondes préoccupations
qu’elle a exprimées concernant le respect des droits de l’homme,
de la démocratie et de l’État de droit. L’Assemblée décide par conséquent
de rouvrir la procédure de suivi à l’égard de la Turquie jusqu’à ce
que lesdites préoccupations soient traitées de manière satisfaisante.
Elle attend notamment des autorités turques qu’elles prennent d’urgence
les mesures suivantes:
38.1 lever
l’état d’urgence aussitôt que possible;
38.2 dans l’intervalle, arrêter de promulguer des décrets-lois
d’urgence contournant la procédure parlementaire, sauf si cette
pratique s’avère strictement nécessaire en vertu de l’état d’urgence,
et mettre fin à la révocation collective de fonctionnaires sur la
base de décrets-lois d’urgence;
38.3 libérer tous les parlementaires et co-maires placés en
détention dans l’attente de leur procès;
38.4 libérer tous les journalistes placés en détention dans
l’attente de leur procès;
38.5 établir la Commission d’enquête sur les mesures de l’état
d’urgence et veiller à ce qu’elle commence à assurer sa tâche consistant
à offrir un recours judiciaire effectif au niveau national aux personnes
révoquées sur la base d’un décret-loi d’urgence;
38.6 veiller à ce que les procès se tiennent dans le respect
des garanties d’une procédure régulière;
38.7 prendre d’urgence des mesures visant à restaurer la liberté
d’expression et de la presse, conformément aux
Résolutions 2121 (2016) et 2141
(2017) de l’Assemblée, ainsi qu’aux recommandations du Commissaire
aux droits de l’homme et de la Commission de Venise;
38.8 mettre en œuvre aussi rapidement que possible les recommandations
de la Commission de Venise relatives aux modifications de la Constitution.
39. L’Assemblée décide, dans le cadre de la procédure de suivi
à l’égard de la Turquie, d’évaluer les progrès réalisés dans un
rapport à présenter au cours de la session de 2018 de l’Assemblée.
40. À la suite du coup d’État manqué, l’Assemblée est heureuse
de constater que les contacts politiques à haut niveau et la coopération
technique entre la Turquie et le Conseil de l’Europe se sont intensifiés.