La situation en Libye: perspectives et rôle du Conseil de l'Europe
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- Assemblée parlementaire
- Origine
- Discussion
par l’Assemblée le 25 avril 2018 (15e séance)
(voir Doc. 14519, rapport de la commission des questions politiques et
de la démocratie, rapporteur: M. Attila Korodi; et Doc. 14534, avis de la commission des migrations, des réfugiés
et des personnes déplacées, rapporteure: Mme Tineke
Strik). Texte adopté par l’Assemblée le
25 avril 2018 (15e séance). Voir
également la Recommandation
2127 (2018).
1. L’Assemblée parlementaire déplore
que la «Révolution du 17 février» intervenue en Libye en 2011 dans le
sillage du Printemps arabe n’ait pu déboucher sur une transition
politique réussie et que les interventions militaires étrangères
n’aient pas, elles non plus, contribué au retour de la stabilité
du pays. Elle note que les deux élections organisées en 2012 et
2014 n’ont pas permis d’éviter une fragmentation aiguë du pays,
qu’elle soit institutionnelle, régionale ou sociétale. Cette fragmentation
a plongé le pays dans le chaos et s’est traduite, pour l’ensemble
du continent européen, par une augmentation de la menace sécuritaire
et des flux migratoires. L’Assemblée constate que l’effondrement
de la Jamahiriya arabe libyenne a signifié la disparition totale
d’un appareil et de services étatiques unifiés.
2. Ayant conscience que les premières victimes de la situation
en Libye sont avant tout les Libyens eux-mêmes, l’Assemblée appelle
toutes les parties à cesser de commettre des violations des droits
de l’homme et du droit humanitaire, et à prévenir ces dernières
ainsi qu’à protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales
des personnes appartenant à des groupes vulnérables, tels les personnes
déplacées, les femmes, les enfants, les défenseurs des droits de
l’homme et les professionnels des médias.
3. L’Assemblée condamne également toute mesure discriminatoire
à l’encontre des femmes, qu’il s’agisse de leur liberté de circulation
ou de leur droit à transmettre leur nationalité à leurs enfants.
4. L’Assemblée note que la situation en Libye a contribué et
contribue encore directement à la déstabilisation de la région.
Cette déstabilisation a d’abord revêtu un caractère économique de
grande ampleur pour des pays comme la Tunisie et l’Égypte, qui ont
perdu un partenaire commercial de premier ordre et ont été privés
des transferts de fonds de leurs ressortissants employés en Libye.
Elle est rapidement devenue un problème sécuritaire, du fait du
pillage des arsenaux libyens, de la dissémination de groupes terroristes
dans la zone sahélo-saharienne et du retour des mercenaires employés
par le régime kadhafiste dans leur pays d’origine.
5. L’Assemblée prend note et se félicite des succès obtenus dans
la lutte contre le terrorisme en Libye, en particulier à l’encontre
de Daech qui n’a pu s’implanter de manière pérenne en Libye comme
il l’a fait en Syrie et en Irak. À cet égard, elle affirme que cette
lutte doit être menée dans le respect de la souveraineté, de l’indépendance
et de l’intégrité territoriale de la Libye.
6. L’Assemblée a parfaitement conscience que, entre 2014 et 2016,
l’un des États membres du Conseil de l’Europe, l’Italie, a dû gérer
l’arrivée de très nombreux migrants en provenance de Libye, dont
certains étaient originaires de pays où le respect des droits de
l’homme n’était pas menacé. Elle note que la réaction de l’Union européenne
a permis, notamment à travers les opérations aéronavales Triton
et Sophia, une baisse de près de 32 % des arrivées sur les côtes
italiennes entre novembre 2016 et novembre 2017, que ces opérations
ont sauvé plus de 200 000 vies depuis 2014 et que l’Union européenne
finance très largement les activités du Haut-Commissariat des Nations
Unies pour les réfugiés (HCR) et de l’Organisation internationale
pour les migrations afin de venir en aide aux réfugiés et aux migrants.
7. Pour autant, l’Assemblée appelle les États membres du Conseil
de l’Europe à se conformer à leurs obligations découlant de l’article 3
de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5),
aux termes duquel il leur appartient de s’abstenir de renvoyer des
migrants vers des pays où ils sont exposés à des risques de torture
et de peines ou de traitements inhumains ou dégradants.
8. L’Assemblée reconnaît que ces risques sont réels en Libye,
comme en attestent les rapports réguliers du Secrétaire général
des Nations Unies au Conseil de sécurité, les rapports et études
du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, les
rapports de la Mission d’appui des Nations Unies en Libye (MANUL),
les rapports des organisations non gouvernementales (ONG) et les
différents reportages apportant la preuve de la pratique de l’esclavage.
9. L’Assemblée exhorte les États membres du Conseil de l’Europe,
et en particulier ceux qui sont aussi membres de l’Union européenne,
à ne pas se contenter de la gestion du phénomène migratoire telle
qu’elle s’applique aujourd’hui à la Libye, mais à élaborer un nouveau
cadre qui permette la protection des migrants, l’examen des demandes
d’asile dans des conditions dignes et le respect de la souveraineté
des États en matière d’accès à leur territoire.
10. À cet égard, l’Assemblée encourage les récentes initiatives
visant:
10.1 à faire instruire les
demandes d’asile de personnes considérées par le HCR comme «extrêmement
vulnérables» dans des pays limitrophes plus sûrs, ainsi que l’a
récemment fait l’Office français de protection des réfugiés et apatrides.
Dans ce cadre, l'Assemblée demande aux États membres et à la communauté
internationale de proposer au HCR des contingents de personnes protégées,
condition préalable à la prise en charge des bénéficiaires potentiels
en Libye;
10.2 à prévenir l’entrée des migrants irréguliers en Libye
en renforçant la sécurité de sa frontière sud dans le Fezzan;
10.3 à mettre en place une force d’intervention opérationnelle
associant États européens et États africains pour lutter contre
les trafiquants d’êtres humains, comme l’a décidé le Sommet entre
l’Union africaine et l’Union européenne à Abidjan les 29 et 30 novembre
2017.
11. Parallèlement à la mise en place de ce nouveau cadre, l’Assemblée
appelle les États membres de l’Union européenne:
11.1 à subordonner toute coopération
avec les garde-côtes libyens au respect des droits fondamentaux
des réfugiés et des migrants, notamment en s’abstenant de les exposer
à des situations où ils risquent de subir de mauvais traitements
sévères, conformément à sa
Résolution
2174 (2017) relative aux répercussions sur les droits
de l’homme de la réponse européenne aux migrations de transit en
Méditerranée;
11.2 à veiller à ce que toute coopération avec les garde-côtes
libyens soit assujettie à un système de contrôle et de sanctions
qui garantira le respect du droit international dans les eaux libyennes,
et à ce que cette coopération soit suspendue immédiatement en cas
de violations répétées des droits de l’homme;
11.3 à veiller à ce que les garde-côtes libyens soient formés
au droit international des droits de l’homme et au droit de la mer,
y compris le principe de non-refoulement, et qu’ils se conforment
aux règles applicables à la haute mer afin de soutenir les missions
de sauvetage et de faciliter la coopération avec les ONG humanitaires
dans des opérations civiles de sauvetage, de manière à ne pas mettre
en danger la vie des réfugiés et des migrants;
11.4 à différer la création d’un nouveau centre de coordination
du sauvetage maritime en Libye jusqu’à ce que les mesures de renforcement
des capacités permettent d’améliorer les structures de gouvernance;
11.5 à proposer une solution alternative aux centres de détention
officiellement gérés par le ministère de l’Intérieur, où sont parqués
les migrants dans des conditions que la MANUL qualifie d’inhumaines,
et qui sont, selon le Haut-Commissaire aux droits de l’homme, «cassés
au-delà de toute réparation possible». Le démantèlement des centres
de détention et la création de centres de transit et de départ permettant
le transfert des réfugiés, sur une base volontaire, vers des pays
tiers constitueraient une solution viable, sous réserve que la gestion
de ces centres assurée par les autorités libyennes soit réellement
respectueuse des droits de l’homme;
11.6 à mener une évaluation exhaustive, fondée sur les données
financières et sur les résultats, concernant le succès de la mise
en œuvre des principes énoncés dans la Déclaration de Malte de 2017.
12. L’Assemblée appelle également les États membres à s’impliquer
davantage dans la coopération pour le développement avec les pays
situés au sud de la Libye, ce qui contribuera à réduire le nombre
des départs en provenance de pays qui ne sont pas en conflit.
13. L’Assemblée soutient sans réserve le plan d’action du Représentant
spécial du Secrétaire général des Nations Unies en vue de la reprise
d’un processus politique sans exclusive pour la Libye, présenté
le 20 septembre 2017. Elle considère que l’Accord politique libyen
signé le 17 décembre 2015 à Skhirat demeure le seul cadre à même
de mettre un terme à la crise libyenne, que seules les institutions
qui en sont issues, en particulier le Gouvernement d’entente nationale,
bénéficient à bon droit de la reconnaissance internationale, et
que la validité de cet accord s’étend au-delà du 17 décembre 2017.
14. L’Assemblée se félicite de la volonté du représentant spécial
de rendre cet accord plus effectif en amenant les différentes Parties
à amender celles de ses stipulations qui entravent aujourd’hui sa
pleine application.
15. L’Assemblée soutient les efforts du représentant spécial pour
promouvoir un dialogue, le plus inclusif possible, entre les Libyens,
sans ingérence extérieure. Elle est favorable à ce que la conférence
nationale prévue par le plan d’action permette aux Parties libyennes
marginalisées ou qui se sont volontairement tenues à l’écart de
l’Accord politique libyen d’intégrer le processus de négociation
politique en cours. L’Assemblée appelle le Représentant spécial
du Secrétaire général des Nations Unies pour la Libye et les autorités libyennes:
15.1 à veiller à ce que cette conférence
nationale puisse intégrer non seulement des représentants des forces
politiques et militaires pertinentes, mais également des représentants
de mouvements sociaux, des tribus et des acteurs locaux;
15.2 à distinguer clairement le caractère inclusif de la conférence
nationale, qui peut permettre à des milices non djihadistes d’y
participer, de l’acceptation de certaines pratiques de ces milices,
notamment celles qui se réclament du madkhalisme, qui visent à imposer
des restrictions en matière de libertés publiques au nom d’une vision
radicale de l’islam.
16. L’Assemblée considère que l’adoption d’un cadre constitutionnel
libyen est un préalable indispensable à la tenue d’élections législatives
et présidentielle. Elle est d’avis, en cas de difficulté à obtenir
un accord sur l’ensemble des dispositions du projet de Constitution,
d’adopter celles d’entre elles qui sont relatives au fonctionnement
des seuls pouvoirs institutionnels et qui figurent au chapitre 3
du projet de Constitution. Cette adoption d’un cadre institutionnel
minimal devrait se faire avant la tenue des scrutins législatifs
et présidentiel.
17. L’Assemblée, en accord avec la position du représentant spécial,
affirme que la tenue d’élections ne devrait intervenir qu’à la condition
que leurs résultats revêtent un caractère incontestable pour les
différentes parties libyennes, et que cette préoccupation devrait
primer sur la volonté d’organiser ces scrutins au plus vite. À cette
condition, l’Assemblée est prête à apporter son aide aux autorités
libyennes en matière d’observation électorale au moment où celles-ci
le jugeront opportun.
18. Parallèlement à la poursuite du dialogue entre les Libyens,
l’Assemblée rappelle que la réconciliation nationale ne pourra se
faire sans que justice soit rendue, qu’elle prenne la forme de la
justice transitionnelle, de cours internationales pour les crimes
les plus graves ou de tribunaux dits «hybrides», c’est-à-dire de tribunaux
en partie nationaux avec une présence internationale conséquente.
19. Consciente que seule la création de structures étatiques unifiées
permettra la fin des violations massives et quotidiennes des droits
de l’homme et du droit humanitaire en Libye, et sera à même de réduire la
menace terroriste de manière pérenne et d’endiguer les flux migratoires,
réalités qui affectent directement ses États membres, l’Assemblée
considère que le Conseil de l’Europe devrait contribuer aux efforts
de la MANUL à cette fin, compte tenu de son expertise dans le domaine
institutionnel et des objectifs fixés par le Représentant spécial
du Secrétaire général des Nations Unies pour la Libye dans son plan
d’action du 20 septembre 2017. Sa contribution pourrait notamment
porter:
19.1 sur l’élaboration de
la Constitution libyenne, par l’intermédiaire de la Commission européenne pour
la démocratie par le droit (Commission de Venise);
19.2 sur la mise en place d’un soutien aux opérations électorales
en prévision d’un référendum constitutionnel puis d’élections législatives
et présidentielle, l’Assemblée étant, de son côté, prête à assurer
une mission d’observation;
19.3 sur la création d’un environnement médiatique capable
de rendre compte des scrutins ci-dessus, en se rapprochant le plus
possible des normes internationales en matière d’éthique journalistique.