C Exposé des motifs
par M. Vardanyan, rapporteur
1 Introduction
1. Si la pandémie de covid-19
est avant tout une crise sanitaire, elle représente également un
défi sans précédent pour les droits de l’homme et l’État de droit,
qui restent applicables y compris en période d’état d’urgence nationale.
L’obligation positive de préserver le droit à la vie en vertu de
l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE
no 5, «la Convention»), associée aux
protections énoncées aux articles 3 et 8, impose aux États de prendre
des mesures pour protéger la vie et la santé de leurs populations. Cet
impératif ne leur laisse toutefois pas le champ libre pour piétiner
les droits, bafouer les libertés, démanteler la démocratie et violer
l’État de droit. Même en cas d’état d’urgence, la Convention continue
à fixer des limites et à garantir le respect des normes du Conseil
de l’Europe.
2. C’est la raison pour laquelle le Bureau de l’Assemblée parlementaire,
lors de sa réunion du 7 mai 2020, a décidé de saisir la commission
des questions juridiques et des droits de l’homme pour rapport sur
l’impact de la pandémie de covid-19 sur les droits de l’homme et
l’État de droit, ainsi que la commission de la culture, de la science,
de l’éducation et des médias, pour avis, lequel portera principalement
sur la protection des journalistes et la liberté des médias en temps
de restriction des droits fondamentaux motivée par la pandémie.
3. Le rapporteur a décidé de se concentrer sur les aspects suivants
des droits de l’homme et de l’État de droit: les mesures d’urgence;
l’état d’urgence; les dérogations à la Convention; le respect de
la vie privée et la protection des données à l’occasion du traçage
des patients et de la recherche de leurs contacts; le fonctionnement
des systèmes judiciaires; la situation des personnes privées de
liberté; et la corruption associée aux marchés publics et aux mesures
de protection de l’économie.
4. Du fait des mesures actuellement en vigueur, la pandémie a
déjà un impact sur les droits de l’homme et l’État de droit. La
plupart de ces mesures semblent légitimes, vu la menace qui pèse
sur la santé et la sécurité publiques. Quelques-unes non: leur durée
et leur portée sont disproportionnées, ou bien elles constituent
une atteinte aux processus démocratiques fondamentaux tels que le
contrôle parlementaire, le contrôle juridictionnel, la liberté d’expression
et la liberté des médias. Il existe en outre un risque de voir perdurer
les conséquences néfastes de la covid-19 pour les droits de l’homme
et l’État de droit même après la fin de la pandémie – comme cela
a souvent été le cas au lendemain de crises publiques antérieures,
notamment celles, récentes, liées au terrorisme. Nous devons anticiper
et écarter ce risque si nous voulons préserver nos normes européennes
et notre mode de vie démocratique.
5. Le présent rapport tient compte des webinaires organisés par
le président de la commission et le président de la sous-commission
sur les droits de l’homme (avant sa nomination en qualité de rapporteur)
le 27 avril 2020 avec Mme Dunja Mijatović,
Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, M. Nicos Alivizatos,
rapporteur de la Commission européenne pour la démocratie par le
droit (Commission de Venise) sur l’état d’urgence, M. Mykola Gnatovskyy,
président du Comité européen pour la prévention de la torture et des
peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), Mme Alessandra
Pierucci, présidente du Comité de la Convention 108 ( Convention
pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé
des données à caractère personnel, STE no 108)
et M. Georg Stawa, membre et ancien président de la Commission européenne
pour l'efficacité de la justice (CEPEJ). Il tient également compte
de l’échange de vues entre la commission et M. Christos Giakoumopoulos,
Directeur général des Droits de l’Homme et de l’État de Droit, le
5 juin 2020, au cours duquel M. Giakoumopoulos a présenté la Boîte
à outils pour les États membres «Respect de la démocratie, de l'état
de droit et des droits de l'homme dans le cadre de la crise sanitaire
du COVID-19»
Note de la Secrétaire Générale du Conseil
de l’Europe.
2 Les domaines dans lesquels la pandémie
de covid-19 a eu un impact sur les droits de l’homme et l’État de
droit
2.1 Les
mesures d’urgence
6. Les États ont pris un large
éventail de mesures souvent similaires dans leurs grandes lignes
pour limiter la propagation de la covid-19, qui comportaient presque
systématiquement de graves restrictions imposées à la liberté de
circulation et de réunion. La plupart des pays européens ont mis
en place des contrôles renforcés aux frontières, voire une fermeture
des frontières; plusieurs ont restreint la circulation interne ou
imposé des règles de comportement individuel dans les espaces publics
(«distanciation sociale») et un grand nombre ont ordonné le confinement
à domicile de toute personne autre que les travailleurs essentiels,
avec un minimum d’exceptions réservées aux besoins fondamentaux.
Les patients atteints de la covid-19 sont souvent mis en quarantaine,
au point qu’il est interdit aux enfants de rendre visite à leurs
parents et grands-parents mourants à l’hôpital. De telles mesures
ont un impact évident sur la jouissance des droits protégés. Les
individus n’ont pas le droit de rencontrer leurs amis ou leur famille,
de se réunir à des fins sociales, culturelles, politiques ou religieuses,
ni de se déplacer librement, même dans leur propre quartier. D’autres
mesures ont également des conséquences manifestes sur les droits
de l’homme, comme l’appropriation de la propriété privée pour un usage
lié à la santé publique, la fermeture de locaux privés utilisés
à des fins religieuses, culturelles, sportives, récréatives ou commerciales,
la fermeture des écoles ou le report des élections et des référendums.
Ces mesures sont souvent d’une portée exceptionnelle, puisqu’elles
ne s’appliquent pas seulement à des groupes spécifiques, en des
lieux précis et sur de courtes périodes, mais à des populations
entières pendant des semaines ou des mois
Note.
7. De telles mesures portent atteinte à la jouissance des droits
garantis par la Convention, mais – malgré leur portée et leur impact
– elles ne constituent pas nécessairement une violation de ces droits.
De nombreux droits de la Convention autorisent des limitations,
afin de tenir compte de la nécessité de rechercher un juste équilibre
entre les intérêts individuels et l’intérêt général, y compris la
protection de la santé et de la sécurité publiques. Ils incluent
notamment le droit au respect de la vie privée et familiale (article
8), la liberté de religion (article 9), la liberté d’expression
– qui comprend la liberté de recevoir ou de communiquer des informations (article
10), la liberté de réunion et d’association (article 11), la liberté
de circulation – qui comprend le droit de quitter n’importe quel
pays, y compris le sien (article 2 du Protocole no 4
à la Convention), ainsi que la protection de la propriété (article
1 du Protocole additionnel à la Convention), le droit à l’instruction
(article 2 du Protocole additionnel) et le droit à des élections
libres et équitables (article 3 du Protocole additionnel). Les atteintes
à l’un ou l’autre de ces droits sont autorisées par la Convention
tant qu’elles sont légales, nécessaires et proportionnées au but
d’intérêt général poursuivi, et non-discriminatoires. La privation
de liberté en vue d’empêcher la propagation d’une maladie infectieuse,
y compris la mise en quarantaine ou l’isolement obligatoire et l’application
de ces mesures, est autorisée en vertu de l’article 5.1.e (et l'application
en vertu de l'article 5.1.b) – là aussi, à condition qu’elle soit
légale et proportionnée et que les garanties spéciales des paragraphes
2 à 5 de l’article 5 soient respectées. Quiconque est soumis à une
quarantaine ou à l’isolement obligatoire doit subir un test de dépistage
de l’infection le plus tôt possible, afin de mettre fin à la restriction
le plus rapidement possible. La Convention exige également que les
États prévoient un recours effectif pour garantir que les mesures
n’aillent pas au-delà d’une atteinte légale et proportionnée et
ne constituent pas de ce fait des violations (article 13).
8. Si des mesures – même très étendues – restreignant le droit
à la vie privée et familiale et la liberté de réunion et de circulation,
par exemple, peuvent se justifier facilement pour faire face à la
pandémie, c’est loin d’être le cas de celles qui limitent la liberté
d’expression, l’accès à l’information et la liberté des médias.
Comme l’a déclaré la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil
de l’Europe, Mme Dunja Mijatović, «le journalisme remplit une fonction
cruciale en période de crise sanitaire ... il est indispensable
d’informer la population en temps utile pour qu’elle comprenne le
danger et adopte des mesures de protection individuelles»
Note. La Commissaire
a notamment fait part de ses préoccupations concernant les nouvelles
restrictions légales à la liberté d'expression en Hongrie, dans
la Fédération de Russie, en Azerbaïdjan, en Roumanie, en Bosnie-Herzégovine
et en Arménie
Note; concernant l'arrestation de journalistes
en Turquie; et concernant les interférences avec le travail des
journalistes en République tchèque, en Serbie, en Slovénie et en
Italie. La commissaire a exprimé séparément ses préoccupations concernant
l'arrestation et la détention de journalistes en Russie
Note et l'utilisation par les autorités
azerbaïdjanaises de la crise sanitaire comme excuse pour «réprimer la
liberté d'expression»
Note.
9. La liberté d’expression est également importante pour les
lanceurs d’alerte. Il suffit de se rappeler l’affaire du Dr Li Wenliang,
ce médecin chinois arrêté par la police pour avoir alerté ses collègues
de l’apparition d’une nouvelle maladie respiratoire à Wuhan. Résultat:
aucune mesure n’a été prise pour enrayer l’épidémie de la covid-19
avant que sa propagation ne devienne presque irréversible. Le Dr Li
est décédé deux mois plus tard de la covid-19, contractée pendant
qu’il soignait des patients infectés. Si ses avertissements avaient
été entendus au lieu d’être réduits au silence, des dizaines de
milliers de vies auraient pu être sauvées et le cours de l’histoire
aurait peut-être été tout autre.
10. Plus généralement, les activités des défenseurs des droits
de l’homme en général sont durement touchées par les restrictions
des libertés d’expression et de réunion, alors que leur travail
est particulièrement important pour garantir que les mesures restrictives
n’aboutissent pas à des violations des droits de l’homme. La gestion
par les pouvoirs publics de la pandémie de covid-19 (en ce qui concerne
la santé, les marchés publics et les subventions, les chaînes d’approvisionnement
mondiales, les mesures restrictives, les outils de traçage numérique
et la question de la protection de la vie privée, avec des décisions
prises à la suite de procédures d’urgence et souvent avec un contrôle
parlementaire et juridictionnel réduit) peut parfaitement donner
lieu à des actes illégaux et de mauvaise administration, ainsi qu’à
des violations des droits de l’homme. A ce propos, les journalistes,
les lanceurs d’alerte et les défenseurs des droits de l’homme jouent
un rôle essentiel dans la prévention de nouveaux préjudices en révélant
les mauvaises pratiques suffisamment tôt pour que des mesures correctives
soient prises
Note.
11. Il peut néanmoins s’avérer indispensable d’imposer certaines
restrictions à la liberté d’expression et d’information en vertu
de l’article 11 (par exemple, pour lutter contre une désinformation
susceptible de provoquer la panique ou des troubles sociaux). Consciente
de ce problème, la Commission de Venise indique que «des infractions
qui existent en période ordinaire ..., comme celle de semer volontairement
la panique dans la population, pourraient être utilisées en pareilles
circonstances» et ajoute que «La possibilité, déjà en place, de
demander aux prestataires de services internet de retirer les contenus
«insultants» pourrait aussi servir à limiter l’accès aux informations
grossièrement trompeuses. Il est clair, cependant, que les régimes autoritaires
peuvent facilement abuser de ce type de pouvoirs et d’infractions».
Toutefois, certains textes de loi mis en place pendant la crise
actuelle ont un fondement juridique contestable, sont libellés de
manière imprécise et peuvent être disproportionnés; ils semblent
avoir délibérément pour but d’étouffer les critiques formulées par
la population à propos de la réaction des autorités face à la pandémie,
voire d’affaiblir le contrôle des médias indépendants et de la société
civile en général. Ces restrictions se sont notamment traduites
par la création d’infractions pénales libellées de manière floue
visant la diffusion de prétendues fausses informations sur la pandémie,
par des restrictions d’accès à internet et aux réseaux sociaux et
par des entraves au débat public. De telles ingérences injustifiables
et disproportionnées constituent non seulement une violation des
droits de l’homme, mais aussi une atteinte aux fondements de la
démocratie. Dans le cas de la pandémie de covid-19, elles nuisent
par ailleurs à la mise en place d’une réponse de santé publique
efficace et forte du soutien éclairé et durable de la population,
fondé sur la confiance dans les institutions publiques.
12. Plusieurs situations délicates peuvent survenir en lien avec
la liberté de religion. Le droit de manifester sa religion ou sa
conviction, «seul ou en commun, tant en public qu’en privé», est
étroitement lié aux libertés d’expression et de réunion. La fermeture
des lieux de culte et les restrictions de rassemblement imposées
aux cérémonies religieuses peuvent donc constituer une ingérence
dans ces trois droits. La limitation des congés du personnel des
services essentiels peut porter atteinte aux libertés religieuses
si elles empêchent les personnes de célébrer les fêtes religieuses.
Ces questions sont particulièrement préoccupantes pour les fidèles
chrétiens, juifs et musulmans, puisque les fêtes religieuses de
Pâques, Pessa’h (Pâque juive) et du Ramadan tombaient toutes en
avril-mai cette année. Le port du masque obligatoire peut être attentatoire
au droit de manifester sa religion par l’observation de codes vestimentaires
religieux. La réquisition des lieux de culte par les autorités publiques
pour les utiliser comme des établissements de santé ou à d’autres
fins peut porter atteinte à la fois au droit de manifester sa religion
et à la protection de la propriété. Les autorités doivent tenir
compte de ces considérations, en s’appliquant à trouver un juste
équilibre entre l’intérêt général et les droits individuels.
2.2 L’état
d’urgence
13. La plupart des États membres
du Conseil de l'Europe ont mis en place des mesures restrictives
sur la base d’une proclamation d'un état d'urgence officiel ou d’une
situation similaire. L'état d'urgence crée un régime juridique d’exception
en vertu duquel l'exécutif est exceptionnellement habilité à exercer
des pouvoirs extraordinaires pour faire face à une menace hors du
commun, assortis de limitations exceptionnelles du rôle des pouvoirs
législatif et judiciaire. Si ces régimes d’exception peuvent permettre
de réagir de manière plus rapide, plus souple et plus efficace à
une menace aiguë, ils limitent l'application des freins et contrepoids habituels
et peuvent donc s’avérer dangereux pour les droits de l'homme, la
démocratie et l'État de droit. La Commission de Venise a établi
une liste de «principes applicables à l'état d'urgence», qui devraient
être appliqués afin d'assurer le respect des normes du Conseil de
l'Europe:
- L’État de droit, principe fondamental: Au
regard de l'État de droit, l'état d'urgence est «un instrument juridique
soumis aux dispositions légales en vigueur, bien que les règles
le concernant puissent s’écarter légèrement des règles applicables
en temps normal ... Cependant, même sous état d’urgence, le principe
fondamental de l’État de droit doit prévaloir».
- La nécessité: «Seules
sont justifiables les mesures susceptibles d’aider l’État à surmonter
la situation exceptionnelle. Le but global des mesures d’urgence
doit être de surmonter la situation et d’assurer un ‘retour à la
normale’».
- La proportionnalité: «L’État
ne saurait recourir à des mesures manifestement hors de proportion
avec l’objectif légitime visé (eu égard à leur sévérité ou à la
zone géographique couverte par les mesures d’urgence). Si plusieurs
possibilités s’offrent à lui, l’État doit opter pour les mesures
les moins radicales».
- «Les principes de nécessité et proportionnalité … sont à respecter
dans trois contextes: premièrement, au moment de déclarer l’état
d’urgence, de le prolonger et d’y mettre fin; deuxièmement, lors
de l’activation de pouvoirs d’exception particuliers; et troisièmement,
lors de l’application de ces pouvoirs».
- Caractère temporaire: «Les
mesures d’urgence doivent être temporaires, c’est-à-dire ne rester
en vigueur que pendant la durée de la situation exceptionnelle traversée
par l’État. Elles doivent cesser dès la fin de la situation exceptionnelle.
Par conséquent, elles ne doivent pas avoir d’effet permanent». «L’état
d’urgence devrait toujours être déclaré pour une période spécifique
et d’une durée non excessive, et devrait être levé avant l'expiration
de cette période si l'urgence a été surmontée et que les mesures
exceptionnelles ne sont plus nécessaires. Les déclarations sans
échéance spécifique … ne sauraient être considérées comme légales.
Dans le même temps, il est possible de prolonger l’état d’urgence
aussi longtemps que nécessaire». Cela dit, «plus le régime se prolonge,
plus il est difficile de justifier le recours à un traitement exceptionnel
de la situation rendant impossible l’application des outils juridiques
ordinaires». «Il devrait y avoir obligation de lever l’état d’urgence
immédiatement après que la situation a été surmontée … dès que l'urgence
peut être traitée par les mécanismes juridiques ordinaires».
- Contrôle (parlementaire et
judiciaire) efficace: il doit s’exercer sur «la déclaration
et la prolongation éventuelle de l'état d'urgence, d'une part, et
l'activation et l'application des pouvoirs d'urgence, d'autre part»Note.
- Lorsque la déclaration d’état
d’urgence est faite par l’exécutif, «il convient qu’elle soit soumise
à l’approbation immédiate du parlement» et qu’elle «n’entr[e] en
vigueur que sur approbation du parlement». Lorsqu’une entrée en
vigueur immédiate est nécessaire sans approbation du parlement,
«la déclaration devrait être soumise au parlement, qui devrait pouvoir
l’abroger». «Le parlement devrait pouvoir examiner l’état d’urgence
à intervalles réguliers et, le cas échéant, le suspendre. Par ailleurs,
pour évaluer le comportement du gouvernement, il est crucial que
le parlement dispose d’un pouvoir de contrôle a posteriori, c’est-à-dire
du droit de mener des enquêtes et des investigations …».
- «Le contrôle juridictionnel de la déclaration d’état d’urgence
peut se limiter au contrôle des aspects procéduraux …. Toutefois,
si les mesures d’urgence supposent de déroger à des droits de l’homme,
ce contrôle doit aussi porter sur les motifs avancés pour justifier
l’état d’urgence. … Il devrait toujours rester possible d’exercer
un contrôle juridictionnel sur … l’application des pouvoirs d’exception.
Le système judiciaire doit offrir un recours effectif aux individus
en cas de violation de leurs droits fondamentaux par des agents
du gouvernement. Le contrôle exercé par les tribunaux devrait veiller
à ce que les mesures dérogatoires n’excèdent pas, en général ou dans
des cas spécifiques, les limites de la légalité et de ce qui est
strictement requis … et n’emportent pas violation de droits qui
ne souffrent aucune dérogation».
- Prévisibilité de la législation
d'urgence: «Le régime d'urgence doit de préférence être
fixé dans la Constitution, et plus en détail dans une loi distincte,
de préférence une loi organique ou constitutionnelle [lorsque cette
possibilité existe]. Cette dernière devrait être adoptée à l'avance
par le parlement, en temps normal, selon la procédure ordinaire».
- Coopération loyale entre les
institutions de l'État: il est important, «pour que la
gestion de la crise soit efficace et coordonnée et dans un souci
d'égalité et d'équité de traitement de tous les citoyens», surtout compte
tenu du fait que «l'état d'urgence impliqu[e] des dérogations aux
règles ordinaires de répartition des pouvoirs».
14. Pour ce qui est de la nécessité, de la proportionnalité, du
caractère temporaire, ainsi que de la nécessité d’un réexamen et
d’un ajustement réguliers des mesures d’urgence et du recours à
des mesures de droit commun dès que possible, plusieurs États ont
de fait modulé leur orientation au fur et à mesure de l’évolution de
la situation, notamment les États suivants:
- En Bosnie-Herzégovine, l’état d’urgence a été levé au
niveau fédéral le 31 mai (et en Republika Srpska le 21 mai).
- En Bulgarie, l’état d’urgence a été levé le 13 mai, pour
être remplacé par un «état d’alerte épidémique» jusqu’au 14 juin.
- À Chypre, l’état d’urgence a été levé le 30 avril.
- En République tchèque, l’état d’urgence a été levé le
17 mai, malgré le maintien de quelques restrictions jusqu’à la fin
2020 en vertu de la loi relative à la santé publique.
- En Estonie, la situation d’urgence a été levée le 18 mai
(et la dérogation à la Convention a été retirée avec effet le jour
même).
- En Lettonie, comme les restrictions ont été progressivement
levées, le champ d’application de la dérogation a tout d’abord été
réduit, puis supprimé.
- En Géorgie, l’état d’urgence a été levé le 22 mai et a
été remplacé par une législation d’urgence particulière (mais la
dérogation à la Convention est restée en vigueur).
- En République de Moldova, l’état d’urgence a été levé
le 16 mai et la dérogation à la Convention a été retirée le 19 mai.
- Au Portugal, l’état d’urgence a été remplacé le 2 mai
par un «état de catastrophe» jusqu’au 15 juin.
- En Roumanie, l’état d’urgence a été levé le 15 mai et
a été remplacé par un «état d’alerte», adopté par le parlement pour
une durée de 30 jours.
- En Serbie, l’état d’urgence a été levé le 7 mai.
- En Slovénie, le gouvernement a déclaré la fin de l’épidémie
locale, malgré le maintien en place de quelques mesures restrictives.
- En Espagne, le gouvernement a déclaré «l’état d’alerte»,
c’est-à-dire le niveau inférieur des trois niveaux possibles d’état
d’urgence.
- En Suisse, l’état d’urgence a pris fin le 19 juin et a
été remplacé par un «état de situation particulière».
15. Bien que la question de la proportionnalité des mesures prises
dans des États particuliers dépasse le cadre du présent rapport,
la question de la légalité – c’est-à-dire du fondement juridique
suffisant ou non des mesures – peut être examinée plus facilement.
Une série d’auteurs universitaires qui ont publié des articles sur
le
Verfassungsblog ont relevé
des problèmes concernant la légalité et la constitutionnalité des
mesures prises dans un certain nombre d'États membres du Conseil
de l'Europe
Note. Leurs observations sont révélatrices des
problèmes auxquels les États ont été confrontés:
- En Albanie, l’article 17 de
la Constitution précise que les limitations des droits constitutionnellement garantis
peuvent uniquement être imposées «par la loi»; or les limitations
prévues dans le cadre de la covid-19 ont été au départ imposées
par des arrêtés du ministre de la Santé et de la Protection sociale et
par des décisions prises en Conseil des ministres.
- En Bulgarie, le parlement a dû légaliser rétroactivement
les mesures prises par l’exécutif après la déclaration antérieure
de l’État d’urgence par le parlement.
- En Croatie, un nouveau dispositif juridique visant à conférer
des pouvoirs de décision à un organe administratif a nécessité des
modifications rétroactives de la législation pour résoudre les problèmes que
ce dispositif avait créés, malgré une interdiction constitutionnelle
générale de la rétroactivité de la législation.
- En République tchèque, le gouvernement a adopté, en l'espace
de deux mois, 65 règlements portant tous le même intitulé, ainsi
que des règlements visant à abroger certains d’entre eux; le ministère
de la Santé a adopté des mesures supplémentaires. Certains règlements
du gouvernement ont été abrogés uniquement pour que ces mêmes mesures
soient appliquées par le ministère de la Santé.
- La France a d'abord réagi à la pandémie par le droit commun,
mais a ensuite adopté une nouvelle loi relative à «l’état d'urgence
sanitaire», alors que des dispositifs de pouvoirs extraordinaires
existaient déjà (notamment une loi de 1955 qui a été appliquée pendant
l'état d'urgence de 2015-2017).
- En Géorgie, le parlement a approuvé un décret présidentiel
qui autorise le gouvernement à restreindre les droits dans certains
domaines, sans toujours préciser la nature ou la portée de ces restrictions.
- En Lituanie, le gouvernement a adopté puis modifié un
«règlement relatif au confinement» visant à prendre des mesures
qui n’étaient pas prévues par la législation pertinente. Le parlement
a ensuite été contraint de modifier rétroactivement la législation
afin de légaliser ces mesures.
- À Malte, la critique d'un arrêté de fermeture des tribunaux
pris par le Directeur de la santé publique a conduit le parlement
à adopter une loi pour légaliser rétroactivement cette mesure et
d'autres encore.
- En Pologne, la Constitution exige que les restrictions
imposées aux droits soient prévues par la loi et proportionnées
au but poursuivi, mais le gouvernement a imposé de lourdes restrictions
aux droits sur le fondement des nouvelles dispositions légales libellées
en termes vagues et très généraux, dont l’imprécision serait supérieure
encore.
- Le Parlement portugais a ratifié rétroactivement le décret-loi
du gouvernement qui met en place les principales mesures, malgré
l’interdiction constitutionnelle d’imposer des restrictions rétroactives
aux droits fondamentaux. Par ailleurs, «le corpus chaotique de textes
de loi et d’arrêtés administratifs soulève des questions de sécurité
et de sûreté juridique, à mesure que l’interprétation de dispositions mal
rédigées et de leurs modifications successives fait naître de plus
en plus de doutes»Note.
- En Russie, où ces mesures relevaient avant tout de la
compétence conférée aux régions, les autorités régionales ont imposé
des mesures restrictives («auto-isolement») dépourvues de fondement
dans la législation fédérale.
- En Serbie, «la réglementation relative aux jours et aux
heures de confinement a changé chaque semaine, ce qui a fait naître
confusion, insécurité et sentiment d'impuissance»Note.
- En Espagne, le gouvernement s’est appuyé sur une disposition
légale permettant de limiter la liberté de circulation afin d'imposer
une interdiction presque totale de la présence de citoyens dans
les lieux publics, alors qu'il existe un autre cadre qui aurait
permis plus facilement une interdiction totale de circulation.
- En Suisse, le Conseil fédéral a utilisé les pouvoirs exceptionnels
pour modifier le droit fédéral dans un sens qui peut être contraire
à la Constitution.
- En Turquie, le gouvernement a choisi de ne pas déclarer
l’état d’urgence (qui avait été instauré pendant plusieurs années
à la suite de la tentative de coup d’état de 2016), mais a en revanche
pris des mesures en combinant des circulaires présidentielles ou
ministérielles, qui figurent en bas de la hiérarchie des normes
et ne peuvent être contraires à la loi ou à la réglementation. La
Constitution autorise uniquement les restrictions imposées aux droits
et libertés par la loi. Une seule des nombreuses circulaires présidentielles
ou ministérielles sur lesquelles se fondent les mesures relatives
à la covid-19 a été publiée au Journal officiel.
- En Ukraine, la Constitution autorise les restrictions
imposées aux droits et libertés uniquement sous forme de textes
de loi, alors que les mesures liées à la covid-19 ont été prises
au moyen d’actes réglementaires.
16. Les problèmes rencontrés se répartissent apparemment en quatre
grandes catégories:
- les restrictions
imposées à des droits par un type de mesure qui n’est pas prévu
à cette fin;
- les restrictions imposées à des droits par des mesures
fondées sur des textes de loi qui définissent de manière trop imprécise
la portée des restrictions autorisées ou par des mesures qui outrepassent
la portée des restrictions qu’autorise la loi;
- l’utilisation d’une législation rétroactive pour légaliser
les mesures prises sans fondement juridique suffisant, parfois en
dépit de l’interdiction d’une législation rétroactive;
- l’absence de sécurité juridique, ce qui entraîne l’instabilité
et le manque de clarté et d’accessibilité des mesures d'urgence
restrictives, prises individuellement et globalement.
17. Le conflit entre efficacité et légalité ne devrait pas exister
et n’a aucune raison d’être. La Commission de Venise fait remarquer
que «de nombreux États ont jugé nécessaire de légiférer spécialement
pour la situation engendrée par l’épidémie de coronavirus, y compris
des États dont la constitution ou la législation ordinaire prévoyait
déjà un large éventail de mesures exceptionnelles. Il semble donc
que seuls de rares États, à supposer qu’il y en ait, ont jugé suffisantes
les lois existantes sur l’état d’urgence». Cela expliquerait la
difficulté que tant d’États semblent avoir rencontré avec le fondement
juridique des mesures d’urgence. Il est clair qu’il serait bénéfique
pour de nombreux États de procéder à un examen approfondi des mesures
prises pour faire face a la pandémie, afin de garantir l’existence
d’un cadre juridique clair et suffisant à l’avenir: comme le fait observer
la Commission de Venise, le cadre juridique devrait être «adopté
à l'avance par le parlement, en temps normal, selon la procédure
ordinaire». C'est une leçon pour l'avenir, étant donné que de nombreux
pays, déjà confrontés à la pandémie, ont constaté que leur cadre
juridique d'urgence existant n'était pas adapté à celle-ci et ont
donc été obligés d'adopter de nouvelles lois pendant que la crise
se produisait.
18. Sur un aspect particulier, un pays a adopté une approche radicalement
différente de celle des autres États membres. La Hongrie a mis en
place une nouvelle forme d’état d’urgence sans limitation dans le
temps. Cette particularité sans équivalent a fait l’objet de vives
critiques, notamment de la part du Président de l’Assemblée parlementaire
Note,
de la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe
Note et de
la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
Note. Le 16 juin, le Parlement hongrois
adoptait deux textes, les lois LVII et LVIII de 2020. La première
demandait la fin de l’état d’urgence. La seconde établissait, notamment,
le cadre juridique d’un nouvel «état d’urgence médicale» dépourvu
de fondement constitutionnel, qui est proclamé et peut être prolongé
à plusieurs reprises par décret du gouvernement, sans être avalisé
par le parlement
Note. L’état
d’urgence médicale est géré par un «personnel opérationnel» qui
échappe au gouvernement et au contrôle du parlement
Note. L’état d’urgence médicale autorise
le gouvernement à suspendre les activités de tout organe, sans exclure
le parlement ou les tribunaux, et renforce le rôle et les pouvoirs
de la police et de l’armée
Note. Les dispositions habituelles
en matière d’attribution de marchés publics peuvent être suspendues et
le Premier ministre peut attribuer les marchés directement
Note.
Le 17 juin, le Premier ministre, M. Orban, prenait deux décrets:
le premier mettait fin à l’état d’urgence et le deuxième proclamait
immédiatement l’état d’urgence médicale
Note. Le nouvel état d’urgence
médicale est également extrêmement préoccupant sur le plan des valeurs
fondamentales du Conseil de l'Europe que sont la démocratie et l’État
de droit.
2.3 Dérogations
à la Convention européenne des droits de l’homme
19. De nombreux États ont activé
leur législation d’urgence pour permettre la prise de mesures exceptionnelles.
Certains États ont ensuite dérogé à leurs obligations découlant
de la Convention. Il importe ici de bien distinguer les mesures
d’urgence et les dérogations. Du point de vue des droits de l’homme,
l’état d’urgence ne fait qu’établir un fondement juridique permettant
la prise de mesures d’exceptions susceptibles de restreindre les
droits fondamentaux. Ces restrictions peuvent néanmoins être compatibles
avec les exigences de la Convention au motif qu’elles constituent
un moyen prévu par la loi, nécessaire et proportionné de faire face
à une grave menace pour la santé et la sécurité publiques. Une dérogation,
en revanche, implique que l’État suppose que les restrictions vont
au-delà de ce qui pourrait être autorisé en vertu des clauses normales
de limitation et ne sont pas compatibles avec les exigences de la
Convention. L’article 15 de la Convention autorise ainsi l’État
à «prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues … dans
la stricte mesure où la situation l’exige». Dans les faits, un État
n’a pas besoin de proclamer l’état d’urgence (qui est souvent la
condition préalable pour invoquer des dispositions d’exception du
droit interne) pour déroger à la Convention, bien que cela ait été
fait pour au moins neuf des dérogations liées à la covid-19 (les
informations fournies par Saint-Marin sur ce point ne sont pas claires).
20. La Convention n’autorise aucune dérogation aux droits visés
par les articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction de la torture),
4.1 (interdiction de l’esclavage et de la servitude – à l’exception
du travail forcé ou obligatoire, interdit en vertu de l’article 4.2,
auquel il est permis de déroger) et 7 (pas de peine sans loi). Cela signifie
que les États peuvent déroger à tous les droits qui permettent une
ingérence proportionnée (voir plus haut). Toutefois, l’avantage
que pourrait présenter une dérogation à ces droits n’est pas évident
au premier abord. Premièrement, parce que les motifs d’ingérence
proportionnée autorisés comprennent la santé et la sécurité publiques;
et deuxièmement, parce que la dérogation n’est autorisée que «dans
la stricte mesure où la situation l’exige», ce qui, en soi, constitue
un critère de proportionnalité. Six des dix États ayant dérogé jusqu’à
présent à la Convention pour des mesures liées à la covid-19 ont
précisé les droits susceptibles d’être affectés par ces mesures:
quatre de ces six États mentionnent uniquement les droits pouvant
être, en tout état de cause, limités dans la poursuite d’objectifs
de santé et de sécurité publiques, tandis que les deux autres évoquent
également les articles 5 (droit à la liberté et à la sûreté) et/ou
6 (droit à un procès équitable).
21. Même les dérogations aux articles 5 et 6 sont extrêmement
limitées. L’article 15 prévoit que les mesures dérogatoires ne doivent
pas être «en contradiction avec les autres obligations [de l’État]
découlant du droit international». Parmi celles-ci figurent les
normes impératives, telles que l’interdiction des peines collectives
et de la privation arbitraire de liberté, et les principes fondamentaux
d’un procès équitable, tels que la présomption d’innocence. Il s’agit
également des garanties procédurales nécessaires à la protection
des droits auxquels il ne peut être dérogé dans le contexte de la
privation de liberté, y compris le droit à la vie et l’interdiction
de la torture. En outre, comme nous l’avons indiqué, les articles
5 et 6 comportent eux-mêmes des dispositions prévoyant une application
plus souple dans des circonstances exceptionnelles.
22. La dérogation n’exclut pas le contrôle, par la Cour européenne
des droits de l’homme (la Cour), des mesures concernées, bien qu’elle
modifie la nature de ce contrôle. La Cour accorde une très large
marge d’appréciation aux autorités nationales quant à la perception
de l’état d’urgence et n’a été en désaccord qu’une seule fois. Elle
se montre moins compréhensive vis-à-vis de la question de la nécessité
des mesures, rappelant que «les États ne jouissent pas d’un pouvoir
illimité dans ce domaine. La Cour … a compétence pour décider si
un État excède “la stricte mesure des exigences” de la crise. La
marge nationale d’appréciation s’accompagne donc d’un contrôle européen.»
Là encore, il ne semble pas que l’approche qualitative diffère selon
qu’un État a dérogé ou non: la Cour accorde aussi une «marge d’appréciation»
aux États pour déterminer si l’atteinte portée à un droit protégé
était proportionnée ou non.
23. L’Assemblée a, par le passé, préconisé le caractère progressif
des mesures d’urgence et des dérogations, en recommandant aux États
(i) d’épuiser les possibilités offertes par le droit commun, (ii)
avant d’avoir recours à des mesures d’urgence qui restent néanmoins
compatibles avec les exigences de la Convention et, (iii) seulement
en dernier ressort, de prendre des mesures particulièrement restrictives
qui nécessitent une dérogation à la Convention. Chaque étape successive
implique l’acceptation d’une atteinte de plus en plus profonde aux
droits protégés et, dans le cas d’une dérogation, l’acceptation
de normes qui se situent en dessous du niveau minimum européen généralement
admis. La prolongation de l’état d’urgence et d’une dérogation a
pour effet de normaliser les normes amoindries et d’habituer les
populations à une plus grande ingérence dans l’exercice de leurs
droits. L’expérience montre par ailleurs que les gouvernements ont tendance
à maintenir les mesures instaurées pendant l’état d’urgence après
la fin de l’urgence. Certains choisissent de modifier le droit commun
(voire la Constitution) par des procédures d’urgence dépourvues
de garanties démocratiques, d’autres transposent, après la levée
de l’état d’urgence, les mesures d’urgence dans le droit commun.
D’un autre côté, un régime d’état d’urgence bien conçu, limité dans
sa portée et dans le temps et doté d’un contrôle juridictionnel
et parlementaire efficace, devrait garantir que les mesures d’urgence prennent
fin en même temps que l’urgence elle-même.
24. La Commission de Venise a également considéré le dilemme suivant:
«Les dérogations ne sont pas toujours nécessaires … La CEDH ménage
la possibilité de restreindre plusieurs droits pour protéger la
santé … D’autres droits sont assortis de motifs de restriction plus
généraux et la Cour européenne des droits de l’homme tient compte
du contexte pour interpréter l’étendue de ces droits. S’abstenir
de déroger aux droits transmet le message que la crise peut être
traitée sans recourir à des pouvoirs d’exception; une dérogation, en
revanche, indique clairement que certaines mesures d’urgence sont
véritablement exceptionnelles et ne vont pas “faire loi”.» Or, comme
l’énoncent les Principes de Syracuse des Nations Unies, «une mesure
de dérogation n’est pas prise dans la stricte mesure où la situation
l’exige, lorsque des mesures ordinaires prises dans le cadre des
restrictions spécifiques prévues par le [Pacte international relatif
aux droits civils et politiques] auraient suffi pour faire face
au danger qui menace l’existence de la nation»
Note.
Cela semble confirmer le point de vue de l’Assemblée selon lequel
les mesures nécessitant une dérogation ne devraient être prises
qu’en dernier ressort.
25. Si la Cour est l’arbitre final de la légalité des mesures
dérogatoires dans les cas particuliers, le/la Secrétaire Général·e
a aussi un rôle à jouer. L’article 15 de la Convention impose seulement
aux États d’informer le/la Secrétaire Général·e des mesures prises
et des motifs qui les ont inspirées. Cette absence de précision
signifie malheureusement que les notifications varient considérablement
quant à leur forme, leur contenu et leur niveau de détail. Il est
arrivé que certaines notifications ne contiennent qu’une description
de la situation donnant lieu à l’état d’urgence et un exemplaire
des mesures dérogatoires, sans aucune information sur les droits
susceptibles d’être altérés. Dans ces circonstances, il est difficile
de prévoir l’ampleur des atteintes possibles aux droits protégés
et cela peut compliquer le rôle de la Cour dans l’exercice du contrôle
juridictionnel a posteriori. Globalement, la plupart des notifications
relatives à la covid-19 étaient mieux rédigées
Note: huit d’entre elles précisent
comment et par qui l’état d’urgence a été proclamé et récapitulent
les mesures nécessitant une dérogation; huit d’entre elles indiquent
la durée (initiale) de l’état d’urgence (30 à 60 jours); six d’entre
elles précisent les droits auxquels il peut être porté atteinte;
et quatre d’entre elles clarifient le rôle du parlement dans la
proclamation de l’état d’urgence. Le contrôle externe des dérogations
serait grandement facilité si les notifications suivaient un modèle
standard, en abordant toutes ces questions importantes.
26. Si la Convention confère au/à la Secrétaire Général(e) un
rôle apparemment passif de dépositaire des notifications de dérogation,
le statut institutionnel plus large de la fonction laisse entrevoir
d’autres possibilités, encore inexploitées. Dans une résolution
de 2018
Note, l’Assemblée a proposé
que le/la Secrétaire Général·e agissent plus en amont, en conseillant
au préalable les États sur la question de savoir si une dérogation semblait
nécessaire sur le plan juridique et, dans l’affirmative, sur la
manière de la formuler de la façon la plus restrictive possible.
Elle a par ailleurs proposé que le/la Secrétaire Général·e ouvre
systématiquement une enquête au titre de l’article 52 de la Convention
pour déterminer si le droit de l’État ayant dérogé continuait à garantir
l’application effective de la Convention. Sur la base des informations
recueillies au cours de cette enquête, le/la Secrétaire Général·e
pourrait alors engager un dialogue avec l’État pour l’aider à continuer
à respecter les obligations de la Convention. L’Assemblée a également
proposé que le Comité des Ministres adresse une recommandation aux
États membres sur les dérogations en s’inspirant des normes (y compris
la jurisprudence de la Cour) et des bonnes pratiques existantes
et en incluant un appel à coopérer avec le/la Secrétaire Général·e
Note. L’objectif de ces propositions
était d’aider les autorités nationales à comprendre les complexités
juridiques dans ce domaine en adoptant une approche plus harmonisée
à l’avenir, avec le soutien du Conseil de l’Europe.
27. Malheureusement, le Secrétaire général de l’époque a réagi
aux propositions détaillées de l’Assemblée de manière très générale
et le Comité des Ministres a répondu qu’il «ne [voyait] pas à l’heure
actuelle la nécessité d’envisager une recommandation». Bien qu’une
uniformité totale ne soit ni nécessaire, ni réalisable, ni souhaitable,
les approches extrêmement divergentes des États membres sur la question
de savoir s’il faut ou non déroger, et de quelle manière, compromettent
la cohérence de la protection des droits de l’homme dans les États
membres du Conseil de l’Europe. À cet effet, une plus grande harmonisation
serait certainement utile. La période qui suivra la fin de la pandémie
pourrait être le bon moment pour aborder cette question importante.
2.4 Mesures
innovantes de surveillance et de suivi des contacts
28. De nombreuses mesures proposées
pour faire face à l’épidémie de covid-19 font un usage novateur
de technologies comme la vidéosurveillance, la surveillance par
drone, la reconnaissance faciale, la géolocalisation et les détecteurs
de proximité sur téléphone portable. Ces outils peuvent faciliter
la localisation des personnes infectées et la recherche de celles
avec lesquelles elles ont été en contact, ou la mise en application
des mesures de confinement et de quarantaine. Elles constituent
aussi de multiples formes de surveillance de masse qui génèrent
d’énormes quantités de données sur le comportement des individus,
ce qui soulève de graves préoccupations en matière de respect de
la vie privée. En plus d’être des innovations technologiques, elles
se situent à la limite des normes réglementaires actuelles.
29. Il semble de plus en plus probable que de nombreux pays intégreront
les applications mobiles de suivi des contacts dans leur réponse
à la pandémie. Ces applications permettent d’identifier et d’informer
les personnes ayant été en contact avec une personne infectée afin
qu’elles puissent se présenter à un test de dépistage ou se mettre
en quarantaine. Il existe deux grandes approches techniques différentes.
La première consiste à croiser les données de géolocalisation des
téléphones des utilisateurs pour confirmer leur proximité. La seconde
utilise l’appareil en tant que tel pour confirmer la proximité d’un
autre téléphone à une certaine distance pendant un certain temps,
les téléphones échangeant des codes générés de façon aléatoire.
(D’une certaine façon, ce scénario imite la transmission et l’infection
par le virus, les téléphones représentant leurs propriétaires et
les codes le virus). Si le propriétaire d’un téléphone équipé de
cette application est infecté, (i) soit les codes émis par son téléphone
au cours, disons, des deux semaines précédentes sont transmis à
tous ceux qui utilisent cette application (comme dans l’approche
collaborative de «notification d’exposition» de Google/Apple ou
dans le protocole DP3T
Note mis au point par
un groupe d’universitaires européens), (ii) soit les codes reçus
par le téléphone sont téléchargés sur un serveur central, ainsi
que des données permettant d'identifier l'utilisateur (comme dans
le cas de l’application française StopCovid). Toute personne recevant
sur son téléphone les codes ainsi transmis est donc informée et
peut demander un test de dépistage ou se mettre en quarantaine.
30. Il semble que la plupart, sinon la totalité, des pays européens
préfèrent l’approche de détection de proximité, qui implique le
traitement d’un nombre plus réduit de données (seulement en cas
de proximité relative occasionnelle, par opposition à une localisation
constante absolue). Les données obtenues peuvent être traitées de
deux manières: soit de manière centralisée, les informations sur
l’identité des personnes qui ont été en contact les unes avec les
autres étant stockées sur un serveur central; soit de manière décentralisée,
chacun des utilisateurs conservant ses données personnelles sur
son téléphone et les serveurs centraux ne traitant que les codes
générés de façon aléatoire, ce qui ne permet pas l’identification
des personnes. Là encore, il existe une différence évidente et importante
en matière de protection des données, qui explique que de nombreux
pays, mais certainement pas tous, aient opté pour une approche décentralisée.
31. On estime généralement que, pour être efficaces, les applications
de traçage devraient être utilisées par au moins 60 % de la population –
soit, en Europe occidentale, 80 % des propriétaires de smartphones
(voire plus là où la part de la population possédant un smartphone
est plus faible). Ce niveau d'utilisation volontaire s'est avéré
difficile à atteindre: en France, par exemple, au cours de ses deux
premières semaines de fonctionnement, l'application StopCovid n'a
été activée que par 1,7 million d'utilisateurs, soit seulement 2,5 % de
la population
Note.
Par conséquent, le manque de confiance du public dans ces applications –
se traduisant par un faible taux d’installation ou d’utilisation –
compromettrait sérieusement leur efficacité. La confiance du public
peut être renforcée en définissant un cadre réglementaire par la
législation. Les applications de traçage ne devaient pas être rendues
obligatoires, ni directement ni indirectement (comme condition préalable
à certaines activités). Cela est d'autant plus vrai que la possession
d'un smartphone n'est pas répartie de manière égale dans la population,
certains groupes, tels que les personnes âgées ou économiquement défavorisées,
étant moins susceptibles d'en posséder un; toute conséquence négative
de la non-utilisation d'une application de traçage serait donc discriminatoire.
Leur efficacité passe aussi par la mise en place d’un système de
dépistage de la maladie précis, rapide, accessible et à grande échelle.
En effet, lorsque la recherche des contacts (quelle que soit la
manière dont elle est effectuée) conduit à une quarantaine obligatoire
ou à un enfermement, les personnes concernées devraient toujours
avoir accès aux tests de dépistage afin que celles qui ne sont pas
infectées puissent être libérées de ces restrictions dès que possible. Ceci
est sous-entendu par le principe de proportionnalité, qui stipule
que les restrictions doivent être réduites au maximum; on pourrait
même postuler qu'il crée un «droit à être testé» dans ces circonstances.
Par ailleurs, les applications de traçage devraient également être
interopérables entre les différents pays européens pour continuer
à fonctionner lorsque les personnes voyagent, ce qui peut faciliter
la réouverture des frontières
Note. Les applications
de traçage ne constituent pas à elles seules la solution permettant
de mettre fin aux restrictions, mais s’inscrivent dans une stratégie
plus globale.
32. La Convention n’interdit pas totalement la surveillance de
masse ni la collecte et la conservation des données sur les personnes,
même sans leur consentement. Mais elles sont soumises aux exigences
de légalité, de nécessité et de proportionnalité
Note.
Les mesures de surveillance doivent être prévues par la loi et la législation
doit être claire, prévisible quant à son application et suffisamment
accessible. Il convient donc de s’assurer que la législation en
vigueur est suffisante pour servir de fondement à ces mesures innovantes
avant de les mettre en œuvre, et de commencer par combler les éventuelles
lacunes du droit.
33. La Convention modernisée pour la protection des personnes
à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel
de 2018 (STCE no 223, «Convention 108+»)
est l’instrument spécialisé du Conseil de l’Europe pour la protection
des données et représente la norme internationale la plus avancée
en la matière. La Présidente du Comité de la Convention 108 et le
Commissaire à la protection des données du Conseil de l’Europe ont
publié une «Déclaration conjointe sur le droit à la protection de
données dans le contexte de la pandémie à COVID-19»
Note. Cette déclaration
énonce les normes du Conseil de l’Europe en la matière, qui autorisent
le traitement des données à des fins liées à la réponse des autorités
à la pandémie dans les conditions suivantes:
- les personnes concernées doivent être tenues informées
du traitement des données personnelles qui les concernent;
- le traitement des données personnelles ne doit être effectué
que s’il est nécessaire et proportionné à la finalité explicite,
déterminée et légitime poursuivie;
- une analyse d’impact doit être réalisée avant le début
du traitement des données;
- le respect de la vie privée doit être garanti dès la conception
et des mesures appropriées doivent être adoptées pour assurer la
sécurité des données; la recommandation du Comité des Ministres,
CM/Rec(2019)2 sur la protection des données relatives à la santé
fournit des directives précises à cet égard;
- les personnes concernées doivent être habilitées à exercer
leurs droits, y compris celui de modifier leurs données et d’obtenir
un recours en cas de violation présumée de ces droits;
- le principe de légalité doit être respecté, ce qui signifie
que:
- le traitement des données
peut être effectué soit sur la base du consentement de la personne concernée,
soit sur la base d’un autre fondement légitime prévu par la loi;
- le fondement légitime peut notamment comprendre le traitement
de données nécessaire aux intérêts vitaux des personnes et celui
effectué dans l’intérêt général, comme dans le cas de la surveillance
d’une épidémie mortelle;
- le traitement à grande échelle de données personnelles
ne peut être réalisé que si les preuves scientifiques démontrent
que les avantages potentiels en termes de santé publique sont supérieurs
à ceux d’autres solutions moins intrusives;
- selon la Convention 108+ (voir article 11), une exception
est admise dès lors qu’elle est «prévue par une loi, qu’elle respecte
l’essence des droits et libertés fondamentales, et qu’elle constitue
une mesure nécessaire et proportionnée dans une société démocratique»;
- lorsque des restrictions sont
appliquées, ces mesures doivent être prises uniquement à titre provisoire
et pour une période expressément limitée à l’état d’urgence;
- il est également essentiel que des garanties spécifiques
soient mises en place et que des assurances soient données sur la
pleine protection des droits et libertés individuelles une fois l’état
d’urgence levé;
- pour le traitement des données impliquant des systèmes
d’intelligence artificielle, voir les Lignes directrices sur l’intelligence
artificielle et la protection des données du Comité consultatif
de la Convention sur la protection des données.Comité
de la Convention 108, T-PD(2019)01, 25 janvier 2019.
34. La déclaration conjointe précise que le droit à la protection
des données n’est pas incompatible avec la surveillance épidémiologique.
Elle souligne également le fait que les données anonymisées ne sont
pas couvertes par les exigences de la protection des données. L’utilisation
de données de localisation agrégées pour signaler des rassemblements
enfreignant les règles de confinement ou pour indiquer des mouvements de
personnes s’éloignant d’une zone gravement touchée par l’épidémie
serait donc autorisée.
2.5 Le
fonctionnement du système judiciaire
35. Les restrictions imposées aux
libertés de circulation et de réunion ont inévitablement pesé sur
le travail des tribunaux, qui – conformément à l’article 6 de la
Convention – doivent statuer publiquement sur les affaires civiles
et pénales. Ces audiences publiques se déroulent généralement en
présence d’un certain nombre de personnes, dont les parties/le défendeur
et le ou les juges, ainsi que, dans certains pays, les membres du
jury, des avocats, des procureurs, des greffiers, des sténographes,
des experts, des témoins, le personnel de sécurité, le public et
des journalistes. D’un côté, il convient d’appliquer les principes
d’immédiateté (présence physique de tous les acteurs) et de publicité
des procédures judiciaires dans l’intérêt de la transparence, de l’équité,
de l’égalité des armes et de la confiance du grand public dans le
fonctionnement du système judiciaire. D’un autre côté, les restrictions
impératives imposées à la liberté de circulation et les mesures
telles que la «distanciation sociale» sont incompatibles avec le
fonctionnement normal des tribunaux.
36. L’article 6 prévoit des exceptions au caractère public des
procédures judiciaires pour différents motifs, notamment dans l’intérêt
de l’ordre public dans une société démocratique et «dans la mesure
jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances
spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts
de la justice». Bien qu’il ne soit fait aucune mention précise de
la santé publique comme motif d’intervention (contrairement aux
articles 8 à 11 et à d’autres, voir plus haut), les mesures visant
à prévenir la propagation d’une pandémie catastrophique doivent
réunir les conditions propres à le justifier par la nécessité de
maintenir l’ordre public et de protéger l’intérêt de la justice,
ce qui englobe la protection de la vie et de la santé des acteurs
du système judiciaire. Ainsi, l’exclusion du public, et même des
journalistes, peut être autorisée.
37. Des considérations similaires s’appliquent aux exceptions
à la règle selon laquelle tous les participants au procès doivent
être physiquement présents. Les témoins peuvent être entendus et
interrogés en vidéoconférence, et les avocats et les procureurs
peuvent plaider de la même manière. Toutefois, il convient pour
cela de mettre en place dès que possible des infrastructures appropriées,
afin d’éviter tout retard dans les procédures pénales (notamment
lorsque l’accusé est en détention provisoire, et que la durée de
celle-ci peut être limitée) et dans les procédures relevant du droit
de la famille et de la protection de l’enfance (où certaines personnes
peuvent avoir besoin d’être protégées contre les risques encourus
par leur santé et leur sécurité). Comme pour les limitations d’autres
droits, toutes les exceptions doivent être limitées dans leur portée
et leur durée à ce qui est absolument nécessaire pour la protection
de l’ordre public et dans l’intérêt de la justice, et ne doivent
pas excéder la durée de la crise sanitaire.
38. Néanmoins, la pandémie de covid-19 retarde inévitablement
l’administration de la justice, soit parce que les procédures exceptionnelles
sont insuffisantes, soit parce que les juges en exercice ne souhaitent
pas y recourir. C’est leur droit, car les juges jouissent d’une
indépendance dans la prise de décision sur le fond et dans la gestion
des procédures. Le pouvoir d’appréciation des tribunaux n’est toutefois
pas illimité. Dans les procédures pénales et les affaires touchant
aux droits civils, l’article 6 garantit que toute personne a le
droit d’être jugée dans un délai raisonnable. Cette considération
est particulièrement importante lorsque l’accusé est en détention
provisoire – une situation pour laquelle l’article 5.3, exige soit
un procès dans un délai raisonnable, soit une libération dans l’attente
du procès. Il convient cependant de préciser que, dans un contexte
où peu de procès ont lieu, voire aucun, en raison des restrictions
liées à la covid-19, le «délai raisonnable» peut s’avérer considérablement
plus long qu’en temps normal. Les autorités compétentes doivent
néanmoins revoir les décisions de détention provisoire en gardant
à l’esprit que sa durée risque d’être prolongée. Des mesures compensatoires
supplémentaires peuvent également être envisagées si la détention provisoire,
bien que toujours justifiée dans ces circonstances, dure beaucoup
plus longtemps que ce qui serait autrement le cas. Outre les cas
de détention, les ressources judiciaires temporairement réduites
doivent être affectées en priorité aux affaires urgentes relevant,
par exemple, du droit de la famille, en particulier les affaires impliquant
la protection des enfants et la prévention de la violence domestique.
Pour les autres affaires civiles et pénales, l’article 6 de la Convention
garantit le droit à un procès dans un délai raisonnable. S’il est
entendu que la notion de «raisonnable» peut varier dans les circonstances
actuelles, lorsque la durée de la procédure devient excessive, les
personnes ont droit à un recours effectif en vertu de l’article 13.
39. Comme nous venons de l’indiquer, l’article 13 de la Convention
impose aux États d’octroyer un recours effectif en cas de violation
alléguée des droits protégés. Bien que l’article 13 n’impose pas
que ce recours soit juridictionnel, dans la pratique c’est souvent
le cas, en particulier pour les allégations les plus graves. Comme nous
l’avons déjà indiqué, bon nombre des mesures prises pour faire face
à la pandémie de coronavirus portent atteinte, souvent de manière
grave et étendue, aux droits protégés. Dans certains cas, elles
peuvent atteindre ou dépasser la limite d’une réponse acceptable
et proportionnée. L’existence de recours suffisants doit être préservée
afin d’éviter l’emploi abusif, erroné, illégal ou disproportionné
de mesures d’urgence, ainsi que pour demander des comptes aux fonctionnaires
chargés de leur mise en œuvre. Il est donc essentiel que le système
judiciaire, ou tout autre mécanisme de recours destiné à répondre
aux exigences de l’article 13, continue à pouvoir statuer sur de
tels cas.
40. Un système judiciaire opérationnel est également indispensable
pour garantir la légalité des mesures d’urgence, en général comme
dans les cas particuliers. L’ingérence dans un droit protégé motivée
par la poursuite d’un but d’intérêt général n’est autorisée que
si elle est prévue par une loi appropriée. Les tribunaux, notamment
les cours constitutionnelles ou leurs équivalents, doivent pouvoir
examiner les lois d’urgence afin de vérifier leur conformité avec
le cadre juridique national et les obligations juridiques internationales
de l’État. Les cours constitutionnelles et cours suprêmes de nombreux
États membres ont déjà reçu et, dans certains cas, statué sur des
recours relatifs aux mesures de lutte contre la covid-19. Par exemple:
- En Autriche, plus de 20 requêtes
concernant des violations des droits de l’homme par les mesures gouvernementales
de lutte contre la covid-19 sont pendantes devant la Cour constitutionnelle.
- En Bulgarie, une douzaine d’affaires concernant la constitutionnalité
des mesures liées à la covid-19 ont été portées devant la Cour constitutionnelle,
notamment par le président et les partis d’opposition.
- En Croatie, une douzaine d’affaires concernant la constitutionnalité
des actes de la Direction de la protection civile sont pendantes
devant la Cour constitutionnelle.
- En République tchèque, le tribunal municipal de Prague
a annulé certaines des mesures adoptées par le ministère de la Santé,
déclarant qu’elles auraient dû être adoptées par le gouvernement,
et la Cour constitutionnelle a rejeté, par une majorité de huit
voix contre sept, une affaire pilote pour vice de procédure.
- En France, le Conseil d’État (la plus haute juridiction
administrative) a interdit aux autorités d’utiliser des drones pour
contrôler le respect des mesures de confinement jusqu’à ce qu’un
cadre juridique adéquat soit établi et a ordonné au gouvernement
de lever l’interdiction «générale et absolue» de réunion dans les
lieux de culte.
- En Allemagne, plus d’un millier d’affaires concernant
les mesures de lutte contre la covid-19 sont pendantes à différents
niveaux de juridiction, certaines mesures restrictives ayant déjà
été annulées car jugées disproportionnées.
- En République de Moldova, un parti d’opposition a contesté
la constitutionnalité de l’état d’urgence devant la Cour constitutionnelle.
- En Macédoine du Nord, la Cour constitutionnelle a provisoirement
suspendu la restriction particulière imposée à la circulation des
mineurs et des personnes âgées de plus de 67 ans.
- En Roumanie, la Cour constitutionnelle a jugé que la plupart
des amendes infligées par la police pour violation des dispositions
d’urgence étaient fondées sur un décret inconstitutionnel.
- En République slovaque, les députés ont demandé à la Cour
constitutionnelle d’examiner la compatibilité de plusieurs mesures
prises dans le cadre de l’état d’urgence avec la Constitution, la Convention
et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
41. La CEPEJ a recueilli des informations auprès du réseau des
agents de liaison dans les systèmes judiciaires nationaux et a aussi
publié les résultats d’une enquête réalisée par le Conseil des barreaux européens
(CCBE)
Note. Ces informations laissent entrevoir
certaines tendances dans les systèmes judiciaires des États membres
du Conseil de l’Europe. D’une manière générale, elles montrent une
tendance à classer les affaires par ordre de priorité dans les catégories
suivantes:
- privation de liberté
(dans le cadre de procédures pénales) (mentionnée dans les informations
reçues sur l’Autriche, le Danemark, l’Espagne, la Grèce, la Lituanie,
la Pologne, le Portugal, la Serbie, la République slovaque, la Slovénie
et la Turquie);
- privation de liberté (pour des raisons de santé mentale)
(mentionnée dans les informations reçues sur la Pologne, la Serbie
et la Slovénie);
- violence domestique / violence à l’égard des femmes (Espagne,
Italie, Pologne, Serbie et Turquie);
- protection de l’enfance (Italie, Lituanie, Pologne, Portugal,
République slovaque et Slovénie);
- affaires familiales (principalement en ce qui concerne
la pension alimentaire) (Italie, Serbie, Slovénie et Turquie);
- affaires portant sur les «droits fondamentaux» (Italie
et Portugal);
- affaires proches de la prescription (Bosnie-Herzégovine,
Grèce et Serbie);
- affaires impliquant des «préjudices irréversibles» ou
des «risques graves» (Espagne, Pologne et République slovaque);
- plusieurs réponses faisant référence à des affaires génériques
«urgentes» (Autriche – particulièrement des affaires pénales, Bosnie-Herzégovine,
Croatie, Danemark – affaires civiles «critiques», Grèce – «cas d’urgence»
et Norvège).
42. Les informations recueillies par la CEPEJ et le CCBE révèlent
également une grande diversité dans la façon dont les systèmes judiciaires
ont utilisé la technologie numérique pour tenir des «audiences à
distance» pendant la période de restriction. Dans certains pays,
il est possible de recourir à des audiences à distance pour les
affaires civiles: Allemagne, Arménie, Finlande (décision laissée
à l’appréciation des autorités judiciaires, sous certaines conditions)
et Norvège. Dans d’autres, cette possibilité existe pour les affaires pénales:
Azerbaïdjan (détention provisoire et libération anticipée)
Note, Estonie (avec le
consentement de l’accusé), Irlande (condamnation de personnes en
détention), République de Moldova (libération anticipée et plaintes
concernant les conditions de détention), Roumanie (procédure d’urgence)
République tchèque (projet pilote dans les prisons) et République
slovaque (interrogatoire de détenus condamnés). D’autres pays autorisent
la tenue d’audiences à distance pour les affaires civiles et pénales:
Croatie, France et Royaume-Uni. Enfin, les informations recueillies
sur certains pays indiquent que des audiences à distance sont possibles, mais
sans préciser pour quel type d’affaires: Danemark, Grèce, Lettonie,
Lituanie, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Suède et Ukraine. Plusieurs
réponses ont révélé que les audiences à distance étaient autorisées pour
traiter les affaires «urgentes»: Pologne, République de Moldova
et Roumanie. Seules la Belgique et Chypre ont déclaré que les audiences
à distance n’étaient pas autorisées.
43. La CEPEJ a également publié une «Déclaration sur les leçons
et défis pour le système judiciaire pendant et après la pandémie
de covid-19», qui énonce les sept principes suivants
Note:
- Droits de l’homme et État de droit: les
droits à la liberté et à la sûreté, ainsi que le droit à un procès équitable
«doivent être protégés à tout moment et deviennent particulièrement
importants pendant la crise. Le fonctionnement continu du système
judiciaire et des services fournis par les professionnels de la
justice doit être assuré … La confiance dans la justice doit perdurer
même en période de crise».
- Accès à la justice: «La
fermeture des tribunaux peut être nécessaire … [mais] elle devrait
se faire de manière prudente et proportionnée … Le service public
de la justice doit être maintenu dans la mesure du possible, notamment
en assurant l’accès à la justice par des moyens alternatifs … Une
attention particulière doit être portée aux groupes vulnérables
… Les systèmes judiciaires devraient ainsi traiter en priorité les
affaires qui concernent ces groupes.»
- Sécurité des personnes: «Des
mesures de sécurité doivent être mises en place pour respecter la distanciation
physique dans les bâtiments des tribunaux … Le télétravail devrait
être possible pour tous les professionnels de la justice.»
- Suivi des affaires, qualité
et performance: «Cela inclut un tri des affaires, une
éventuelle priorisation et redistribution des affaires basées sur
des critères objectifs et équitables et permettant d’assurer une justice
de qualité.»
- Cyberjustice: «Le
recours aux technologies de l’information offre la possibilité au
service public de la justice de continuer à fonctionner pendant
la crise sanitaire. Leur essor soudain et leur utilisation excessive
peuvent néanmoins avoir des conséquences négatives. Les solutions
informatiques … doivent toujours respecter les droits fondamentaux
et les principes du procès équitable [et] leur utilisation et leur
accessibilité par tous les usagers doivent être encadrées par une
base juridique claire.»
- Formation: «La formation
judiciaire devrait prendre en compte les besoins apparus dans l’urgence,
y compris l’utilisation des technologies de l’information … La fermeture
des tribunaux …[peut] permettre aux professionnels de la justice
de consacrer plus de temps à la formation depuis leur domicile.
[Il devrait y avoir] une formation spécifique sur le travail à distance
[et sur] les nouveaux types d’affaires découlant de la pandémie
[de la] COVID-19.»
- Une justice tournée vers l’avenir: «La
pandémie [de la] COVID-19 a aussi été l’occasion d’introduire en urgence
des pratiques innovantes. Une stratégie de transformation du système
judiciaire devrait être élaborée pour tirer parti des solutions
nouvellement mises en œuvre … La modernisation du système judiciaire
devrait être abordée de manière positive, et toujours dans le respect
des droits fondamentaux garantis par la CEDH.»
44. Le Conseil consultatif de juges européens du Conseil de l’Europe
(CCJE) a dressé une liste de questions relatives au «fonctionnement
des tribunaux à la suite de la pandémie COVID-19»
Note. Outre les problèmes d’ordre pratique,
ce document contient aussi plusieurs réflexions intéressantes qualifiées
de «considérations générales»:
- Les
États pourraient être amenés à négliger l’importance du rôle joué
par les tribunaux: offrir des recours effectifs contre les mesures
d’urgence et juger d’autres affaires liées à la pandémie [ici, on
peut noter que nombre de ces affaires impliqueront de nouvelles
lois et/ou des lois qui n’ont pas encore été testées, y compris
les lois établissant l’état d’urgence et les décrets adoptés en
vertu de ces lois].
- Les systèmes judiciaires qui sont déjà insuffisamment
financés pourraient avoir du mal à relever les défis inhérents à
la crise et se trouver confrontés à des difficultés encore plus
grandes si les contraintes financières se traduisent par de nouvelles
réductions budgétaires.
- Certaines mesures prises pour faire face à la crise sanitaire
pourraient perdurer (par exemple, les audiences à distance et l’utilisation
de moyens électroniques pour d’autres procédures, comme la soumission
de requêtes et de documents) et la crise pourrait offrir des perspectives
d’autres changements positifs.
- Les États devraient élaborer un plan d’action pour les
tribunaux au lendemain de la pandémie afin qu’ils puissent contribuer
au retour à la vie normale, notamment par le règlement des litiges
liés à la pandémie [et, pourrait-on ajouter, par la résorption rapide
de l’important arriéré d’affaires, conséquence inévitable de la
fermeture des tribunaux].
- Les juridictions internationales seront aussi concernées,
y compris la Cour européenne des droits de l’homme, surtout si les
affaires ne sont pas réglées efficacement au niveau national. Pour
ce faire, il importe que les décisions de justice soient cohérentes,
tant au sein des systèmes judiciaires nationaux qu’entre eux.
- Le fait que les tribunaux jouent un rôle positif dans
la résolution des problèmes liés à la pandémie pourrait contribuer
à rétablir la confiance des justiciables dans les systèmes judiciaires.
- La situation des tribunaux sera probablement affectée
par les répercussions de la pandémie sur d’autres secteurs, comme
les cabinets d’avocats, dont les activités ont été plus ou moins
interrompues, les établissements pénitentiaires, qui cherchent à
réduire leur surpopulation, etc.
- Une attention particulière devra être portée au risque
de «recul de l’État de droit» dans certains États membres.
45. La CEPEJ et le CCJE s’accordent à dire que la pandémie devrait
être considérée comme une expérience d’apprentissage. L’accélération
des tendances antérieures (comme l’utilisation croissante des solutions
numériques) et l’introduction d’approches innovantes devraient être
examinées avec attention afin de renforcer l’efficience et l’efficacité
des systèmes judiciaires à l’avenir.
2.6 La
situation des personnes en détention
46. La situation des personnes
en détention les rend particulièrement vulnérables aux infections
et aux conséquences néfastes d’un isolement physique prolongé. Un
rapport spécial Statistiques Pénales Annuelles du Conseil de l'Europe
(SPACE) a révélé que dans 34 des 45 administrations pénitentiaires
étudiées, les détenus et/ou le personnel pénitentiaire avaient contracté
la covid-19
Note. Le CPT a publié récemment
une «Déclaration de principes relative au traitement des personnes
privées de liberté dans le contexte de la pandémie de coronavirus
(COVID-19)». Cette déclaration recouvre les principes suivants:
- prendre toutes les mesures possibles
pour protéger la santé et la sécurité des personnes en détention;
- respecter et appliquer les directives sanitaires et cliniques
nationales et les lignes directrices de l’Organisation mondiale
de la Santé (OMS);
- assurer une mise à disposition adéquate du personnel en
offrant le soutien, la formation et les équipements de protection
nécessaires;
- garantir que les restrictions supplémentaires liées à
la covid-19 concernant les personnes détenues soient conformes aux
garanties procédurales de l’article 5 de la Convention;
- prendre des initiatives concertées pour recourir à des
mesures de substitution à la privation de liberté et revoir à la
lumière des nouvelles circonstances les décisions de priver les
personnes de leur liberté – surtout en ce qui concerne les personnes
détenues dans des établissements surpeuplés;
- accorder une attention particulière aux besoins en soins
de santé des personnes détenues appartenant à des groupes vulnérables
ou à risque, notamment les personnes âgées et les personnes souffrant
de pathologies préexistantes;
- même lorsque les activités non essentielles sont suspendues,
assurer la protection des droits fondamentaux, y compris le droit
à une hygiène personnelle et à l’accès quotidien à un exercice en
plein air, et compenser les restrictions du droit de visite par
un accès accru à d’autres moyens de communication;
- veiller à ce que les détenus placés à l’isolement ou mis
en quarantaine aient de véritables contacts humains tous les jours;
- maintenir les garanties fondamentales contre les mauvais
traitements, notamment l’accès à un avocat et à un médecin et la
notification de la détention, en toutes circonstances et à tout
moment, en prenant les mesures de précaution appropriées si besoin
est (masques de protection);
- garantir en permanence l’accès des organes indépendants
de contrôle à tous les lieux de détention, y compris les lieux où
des personnes sont maintenues en quarantaine.
47. Comme indiqué ci-dessus, les mesures de quarantaine et de
confinement peuvent avoir des conséquences particulières sur les
contacts des détenus avec leurs avocats et leurs familles. Ces contacts constituent
un moyen de communication important qui offre des garanties contre
les mauvais traitements des personnes détenues. L’interruption de
ces communications peut accroître le risque de mauvais traitements,
ce qui pose problème au regard de l’article 3 de la Convention (interdiction
de la torture) et, éventuellement, de l’article 2 (droit à la vie).
En ce qui concerne les détenus en attente de jugement ou préparant
un recours en appel, l’absence de contact avec leurs avocats pose
problème au regard du droit à un procès équitable consacré par l’article 6.
Les personnes détenues conservent également le droit au respect
de la vie privée et familiale, même si son exercice est limité de
manière justifiable dans le cadre de leur peine. Le refus d’un véritable
contact avec des amis et des membres de la famille, par exemple,
peut donc soulever un certain nombre de questions au regard de l’article
8. Les personnes privées de leur liberté dans le cadre de conflits armés
seront particulièrement vulnérables et les garanties concernant
leur santé et leur sécurité sont donc particulièrement importantes.
48. Plusieurs États ont pris, ou envisagent de prendre, des mesures
de libération anticipée de certaines catégories de détenus, comme
les personnes condamnées pour des délits non violents, celles dont
la peine est presque intégralement purgée ou celles qui seraient
particulièrement à risque face à la maladie. En effet, le rapport
SPACE-I indique que plus de 128 000 détenus ont été libérés, dont
près de 103 000 rien qu'en Turquie. La libération anticipée résulte
d’un choix difficile mais nécessaire, qui met en balance l’intérêt
général de la justice pénale et la nécessité de protéger les détenus
contre les risques pour leur santé et pour leur vie, incompatibles
avec tout régime de détention légal. La libération anticipée doit
toutefois être fondée sur des critères objectifs et non discriminatoires,
et ne doit pas exclure des catégories telles que les acteurs politiques et
militants de l’opposition, les journalistes et les universitaires
critiques ou les avocats et autres défenseurs des droits de l’homme,
en particulier ceux dont l’emprisonnement laisse soupçonner une
motivation politique
Note.
2.7 Risques
de corruption
49. Comme l’a fait remarquer le
président du Groupe d’États contre la corruption (GRECO), «alors
que les États sont indéniablement confrontés à des situations d’urgence,
qu’il y a concentration des pouvoirs et dérogation aux libertés
et droits fondamentaux, et alors que des montants considérables
sont injectés dans l’économie pour atténuer la crise (aujourd’hui
et à brève échéance), les risques de corruption ne devraient pas être
sous-estimés. Il est donc de la plus haute importance que la lutte
contre la corruption soit prise en compte transversalement dans
tous les processus liés [à la] COVID-19 et, plus généralement à
la pandémie»
Note. À cette
fin, le président du GRECO a publié des lignes directrices couvrant
six domaines:
- Systèmes des marchés publics: «Si
les dispositions législatives d’urgence sont certes efficientes
pour obtenir rapidement des fournitures médicales critiques, cela
se fait parfois au prix d’un assouplissement des contrôles nécessaires
sur les dépenses publiques. Les procédures d’achats publics peuvent
aussi devenir des cibles vulnérables pour les lobbyistes … La prévention
de la corruption passe avant tout par une plus grande transparence.
Les personnels chargés des marchés publics ne devraient en aucun
cas être employés par une société ayant une relation contractuelle
avec les responsables de la supervision ou du contrôle.»
- Corruption dans les services
connexes au secteur médical: «Les risques de corruption
peuvent être extrêmement préoccupants pour les hôpitaux et autres
structures médicales ou médicalisées qui s’efforcent de faire face
[à la] COVID-19, alors qu’il y a pénurie de personnel et d’équipement
… La corruption à petite échelle est également un problème qui a
resurgi dans le contexte de la pandémie (pour l’accès simple ou
prioritaire aux services médicaux, aux tests et à de l’équipement,
dans les modalités concernant la récupération des corps et les funérailles,
pour contourner les règles du confinement etc.) même dans des pays
où ces pratiques étaient jusque-là très peu courantes.» «… La Convention
pénale du Conseil de l’Europe sur la corruption fait obligation
aux États Parties d’incriminer la corruption active et passive dans
le secteur privé … et couvre aussi les prestataires de soins de
santé du privé.»
- Corruption dans la recherche
et le développement de nouveaux produits: «L’investissement
dans la recherche et développement de médicaments et vaccins contre
[la] COVID-19 est un autre processus sensible en matière de corruption
… Des montants colossaux sont actuellement investis … Il faudrait donc
accroître la capacité et l’autorité des institutions de l’État chargées
de fonctions de tutelle et de contrôle en ce qui concerne la gestion
des ressources publiques, mais aussi faire en sorte qu’elles rendent
compte au public.» Dans ce contexte, le GRECO évoque également «les
risques de conflits d’intérêts … au vu des enjeux sanitaires ou
économiques majeurs, tels que le traitement préférentiel dans la
fourniture de services pour des amis ou des parents, le clientélisme,
le népotisme et le favoritisme en matière de recrutement et plus
généralement de gestion du personnel de santé», ainsi que la nécessité
d’assurer la transparence du lobbying auprès des décideurs publics
de haut niveau («les personnes chargées de hautes fonctions de l’exécutif»)
et la question du trafic d’influence.
- Risques de fraudes liées à
la covid-19: c’est-à-dire «des arnaques financières liées
[à la] COVID-19, notamment pour des produits médicaux contrefaits».
À cet égard, le GRECO souligne l’importance de la Convention du
Conseil de l'Europe sur la contrefaçon des produits médicaux et
les infractions similaires menaçant la santé publique (STCE no 211,
Convention Médicrime), qui oblige les États à ériger en infraction
pénale la fabrication de produits médicaux contrefaits; la fourniture,
l’offre de fourniture ou le trafic de ces produits; la falsification
de documents; et la fabrication, le stockage, l’importation, l’exportation,
la fourniture ou l’offre de fourniture ou la mise sur le marché
de médicaments sans autorisation et de dispositifs médicaux ne répondant
pas aux exigences de conformité. Le 8 avril 2020, le Comité des
Parties à la Convention Médicrime a publié son propre avis spécifique
sur l’application de la convention dans le contexte de la covid-19Note.
- Surveillance du secteur de
la santé et protection des lanceurs d’alerte dans ce domaine: «Alors
que les législations sur l’état d’urgence font basculer le pouvoir
en faveur de l’exécutif, les autres branches du pouvoir (le législatif
et le judiciaire), des institutions (ombudsman, agences de lutte
contre la corruption et autres organes spécialisés traitant de la
corruption) ainsi que de la société civile (des réponses dégagées
par la participation collective, des systèmes de partage d’information
et de mesures de traçage, l’ouverture de lignes dédiées pour le
signalement par le public etc.) ont un rôle fondamental de surveillance.
Les médias ont un rôle particulier à jouer et une responsabilité
spécifique … Il est particulièrement important de garantir la protection
des personnes (lanceurs d’alerte) qui signalent des soupçons de
corruption, quelle que soit la voie qu’ils choisissent pour le faire
… La dénonciation peut être une arme fondamentale pour la lutte
contre la corruption et les dérives graves de gestion dans les secteurs
public et privé, y compris celui de la santé.»
- Secteur privé: «Le
secteur privé est confronté à des risques accrus de corruption durant
cette crise, notamment sous forme de paiements de facilitation/pots-de-vin
pour accélérer des processus qui auraient pu être bloqués du fait
du manque de personnel ou de la fermeture de bureaux publics, ou encore
de falsification de documents pour répondre aux conditions d’octroi
des programmes d’aide publique dans le cadre des mesures de réponse
à la pandémie; la corruption peut intervenir pour contourner les
conditions de certification de produits, négliger de certifier les
chaînes de fournisseurs alternatives, faire un usage abusif des
dons; elle peut aussi être favorisée par l’insuffisance de ressources
pour superviser les comportements inacceptables de certains employés
à titre individuel, etc.»
50. Le GRECO reconnaît que le signalement de ces situations par
les médias indépendants offre d’importantes garanties contre la
corruption. En effet, les médias ont déjà dénoncé plusieurs situations préoccupantes.
Par exemple:
- En Roumanie, une
femme d’affaires a acheté des actions majoritaires dans une société
inactive de médecine alternative le jour où l’Organisation mondiale
de la Santé a déclaré l’état de pandémie. En huit jours, cette entreprise
a obtenu un contrat sans appel d’offres pour la fourniture d’équipements
de protection individuelle (EPI), qu’elle a achetés en Turquie puis
revendus au gouvernement en réalisant un bénéfice de 40 %. Cette
femme d’affaires, décrite comme une ancienne protégée de l’actuel
Premier ministre lorsqu’il était adjoint au maire de Bucarest puis
ministre des Transports (ce qu’il nie), a été condamnée pour infractions
commises en bande organisée. Les masques de protection fournis dans
le cadre du contrat auraient été de mauvaise qualité, et auraient
présenté un danger pour la santéNote.
- En Slovénie, une série d’accords d’une valeur totale de
80 millions d’euros ont été conclus à l’issue d’appels d’offres
«d’un jour». Les plus gros contrats ont tous été attribués à des
entreprises dont le chiffre d’affaires total des années précédentes
était bien inférieur à la valeur individuelle de chacun des contrats,
l’un d’entre eux représentant une augmentation de 11 000 % du revenu
annuel. Une entreprise contrôlée par l’un des hommes les plus riches
de Slovénie, qui n’avait jamais eu d’intérêts commerciaux dans le
secteur médical, a ainsi obtenu un contrat de 25,4 millions d’euros
du gouvernement pour fournir des équipements de protectionNote. La chaîne de télévision nationale
publique a diffusé la déclaration d’un lanceur d’alerte employé
au sein de l’agence nationale des marchés publics, selon laquelle
le ministre de l’Économie serait intervenu personnellement en faveur
d’une autre entreprise, malgré l’avis défavorable d’un comité d’experts
médicaux sur ses produits; le ministre a nié toute malversationNote.
Les garanties procédurales normales en matière de marchés publics
avaient été suspendues en raison de l’épidémie de covid-19.
- La réponse de l’Ukraine à la pandémie aurait été perturbée
par le fait que le ministre de la Santé tout juste nommé a retardé
l’approbation des décisions relatives à l’attribution des marchés
publics, préférant tout d’abord obtenir la nomination d’un directeur
adjoint au sein de l’agence nationale chargée des marchés publics
pour les achats de matériel médical. Le ministre aurait décrit le
candidat comme sa «personne de confiance», un terme qui peut laisser
à penser qu’il s’agirait d’un initié chargé d’influencer les décisions
en matière d’achats dans l’intérêt d’un puissant protecteur – alors
que l’agence des marchés publics avait été spécifiquement conçue
pour résister à la corruption et que le candidat n’était pas éligible
à ce poste en raison d’une précédente condamnation pour malversations.
Le ministre a ensuite été contraint de démissionner, même si la
décision ne fait aucune mention de ces allégationsNote.
- Des tests d’anticorps fabriqués en Chine pour détecter
l’infection à la covid-19 sont commercialisés sous une nouvelle
marque puis revendus par des entreprises occidentales. Des contrôles
indépendants ont montré qu’une marque de test en particulier n’était
pas fiable, car elle générait un taux élevé de «faux négatifs»,
et l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a déconseillé d’utiliser
ce type de test pour établir des diagnostics cliniques. Le fabricant,
quant à lui, revendique un taux de précision largement supérieur
à 90 %. Une entreprise néerlandaise a revendu ce test par millions
à travers le monde, affirmant qu’il avait été «développé et fabriqué
dans le cadre de réglementations européennes et néerlandaises très
strictes. Ces réglementations ne laissent aucune place à l’erreur
et permettent d’obtenir un produit parfaitement fiable et sûr».
Une entreprise italienne a également revendu ce qui semble être
les mêmes tests, déclarant les avoir fabriqués elle-même. S’il est
tout à fait légal de commercialiser un produit sous une autre marque
et de le revendre, il est interdit de faire la promotion de produits
médicaux non fiables en prétendant qu’ils le sont. De telles pratiques
peuvent avoir des conséquences dramatiquesNote.
51. Il se peut que les exemples cités ci-dessus soient explicables
et n’impliquent aucun acte répréhensible. Toutefois, les signalements
crédibles de malversations doivent faire l’objet d’enquêtes et des
mesures appropriées doivent être prises en conséquence. C’est d’autant
plus important compte tenu des montants de fonds publics en jeu
et des difficultés budgétaires auxquelles de nombreux pouvoirs publics
seront bientôt confrontés dans le sillage de la contraction économique
liée à la pandémie.
52. Plusieurs pays ont déjà pris des mesures à la suite du signalement
d’actes répréhensibles comparables à ceux que pointe le GRECO. En
Russie, par exemple, les autorités ont saisi près de 1 800 respirateurs fabriqués
en 1999-2000 qui ne possédaient pas les documents de certification
et d’enregistrement nécessaires et ont arrêté les membres du groupe
qui se proposaient de les vendre à un hôpital de la région de Moscou.
En Bosnie-Herzégovine, la police enquête sur la manière dont une
exploitation agricole spécialisée dans la culture des framboises,
sans expérience préalable en matière d’achats médicaux et appartenant
à un présentateur de télévision, a obtenu un contrat public du chef
de l’agence de la protection civile pour importer 100 respirateurs de
Chine, au prix unitaire de 55 000 dollars, alors que les prix du
marché international oscillent entre 7 000 et 30 000 dollars
Note.
La centrale d’achats de l’administration publique italienne (Consip)
a mis fin à des contrats d’une valeur de 28 millions d’euros précédemment
attribués à une entreprise privée pour la fourniture de masques
de protection, à la suite d’informations publiées par les médias
selon lesquelles cette entreprise était visée par une enquête pénale
pour des malversations antérieures
Note. L’enquête des médias avait
été rendue possible, car Consip avait publié les dispositions contractuelles
de cet accord, ce qui souligne l’importance de la transparence.
53. Il existe d’autres risques de corruption associés aux plans
de soutien et de relance de l’économie, dont la valeur totale s’élèvera
à plusieurs milliers de milliards d’euros et que les gouvernements
ont déjà commencé à mettre en œuvre pour faire face à l’effondrement
de l’activité économique. La transparence, l’obligation de rendre
des comptes et un contrôle indépendant efficace, conformément aux
normes du Conseil de l’Europe et aux autres normes internationales,
seront absolument essentiels. Comme l’a fait remarquer l’Office
des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), «tout en
reconnaissant la nécessité d’une action urgente pour prévenir l’effondrement
économique et social, l’absence de mécanismes de reddition de comptes
et de contrôle suffisants dans l’allocation et la distribution des
plans de relance économique accroît le risque de voir la fraude
et la corruption affaiblir la portée des mesures prises et entraîner
une pénurie de l’aide requise pour atteindre les bénéficiaires visés,
ce qui a un impact sur les catégories de population les plus faibles»
Note.
54. À cette fin, l’ONUDC recommande aux autorités publiques de
tenir compte des éléments suivants (pour plus d’informations, voir
le document cité dans la note de bas de page no 35):
- l’établissement de critères
clairs, objectifs et transparents pour la qualification des bénéficiaires
et destinataires visés;
- la prise en compte des risques et des faiblesses des méthodes
de décaissement et de ciblage;
- l’ouverture de canaux de communication et de sensibilisation
clairs pour renforcer la prise de conscience et la compréhension
des bénéficiaires;
- le recours à la technologie pour un décaissement efficace,
transparent et responsable des ressources;
- la mise en place de mécanismes complets d’audit, de contrôle,
de reddition de comptes et d’établissement de rapports pour suivre
le processus de décaissement et vérifier la bonne réception des fonds;
- et, à l’avenir: la préparation est l’élément central de
la prévention; le cadre législatif doit être en place avant l’éclatement
de la crise.
3 Conclusions
et recommandations
55. La gravité de la pandémie de
covid-19 et l’urgence avec laquelle les États membres du Conseil
de l’Europe sont contraints de prendre des mesures drastiques pour
y faire face soumettent les normes européennes modernes en matière
de droits de l’homme et d’État de droit à des pressions sans précédent. Tous
les États membres ont pris des mesures d’exception pour contrer
cette menace exceptionnelle. Qu’elles aient été ou non couronnées
de succès du point de vue de la santé publique, ces mesures doivent
être suivies de près pour vérifier leur conformité avec les normes
européennes et étudiées afin d’en tirer des enseignements pour l’avenir.
Le présent rapport offre une première occasion de prendre note de
certains des problèmes qui sont apparus, de rappeler les normes
applicables et de faire des propositions pour renforcer la résilience
à l’avenir.
56. Dans un petit nombre de pays, les gouvernements exploitent
de façon cynique les craintes de la population afin d’affaiblir
la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit, dans le
but de supprimer les contre-pouvoirs et de perpétuer leur emprise
sur le pouvoir. Parallèlement, le débat est désormais ouvert sur la
question de savoir si les régimes autoritaires sont mieux adaptés
que les démocraties libérales pour faire face à la pandémie de covid-19 –
même si les faits ont clairement démontré que non. Certains s’en souviennent,
l’Europe a déjà connu l’arrivée au pouvoir de régimes autoritaires
sur fond de crise nationale et elle n’ignore pas les dangers que
ces régimes représentent pour la paix et la sécurité internationales.
Le Conseil de l’Europe a d’ailleurs été créé après la Seconde Guerre
mondiale pour empêcher la région de sombrer à nouveau dans l’autoritarisme.
57. Toutefois, la pandémie de covid-19 n’est pas forcément synonyme
de régression et, dans l’ensemble, les démocraties européennes ont
prouvé qu’elles étaient capables de réagir efficacement sans trahir
leurs valeurs fondamentales. Même les mesures radicales peuvent
être parfaitement démocratiques, pour autant qu'elles respectent
les principes des droits de l'homme et de l’État de droit décrits
dans ce rapport. Si elle a sans nul doute mis à rude épreuve la
résistance des systèmes nationaux, cette expérience offre néanmoins
la possibilité de tirer des enseignements positifs pour l’avenir
afin de garantir que, lors de la prochaine pandémie, les autorités
pourront réagir rapidement et efficacement en respectant pleinement
les droits de l’homme et l’État de droit. A cette fin, le rapporteur
présente les propositions d’action aux Etats membres, au/à la Secrétaire
Général du Conseil de l'Europe et au Comité des Ministres figurant
dans les projets de résolution et de recommandation ci-joints.