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Les conséquences de la pandémie de covid-19 sur les droits de l’homme et l’État de droit

Rapport | Doc. 15139 | 16 septembre 2020

Commission
Commission des questions juridiques et des droits de l'homme
Rapporteur :
M. Vladimir VARDANYAN, Arménie, PPE/DC
Origine
Renvoi en commission: décision du Bureau. Renvoi 4514 du 7 mai 2020. 2020 - Commission permanente de octobre

Résumé

La pandémie de covid-19 représente un défi sans précédent également pour les droits de l'homme et l'État de droit, qui restent applicables, y compris en période d'état d’urgence nationale. Les États membres ont pris un large éventail de mesures souvent similaires dans leurs grandes lignes pour limiter la propagation de la covid-19, portant atteinte – souvent sévèrement – à la jouissance des droits protégés par la Convention européenne des droits de l'homme (la Convention). Ces mesures ont souvent été introduites dans le cadre d'un état d'urgence, parfois accompagné d'une dérogation aux obligations de l'État au titre de la Convention. Des problèmes particuliers se sont posés dans le domaine de la vie privée liés au suivi des contacts, des systèmes judiciaires, de la situation des personnes détenues et de la corruption.

Tout en notant que les démocraties européennes ont, dans l'ensemble, réagi efficacement sans trahir leurs valeurs fondamentales, la commission des questions juridiques et des droits de l’homme appelle à la pleine mise en œuvre des normes du Conseil de l'Europe, conformément aux conseils d'experts donnés par les différents organes compétents de l'Organisation, et demande aux États membres de procéder à un examen rapide, approfondi et indépendant de la réponse nationale à la covid-19.

La commission appelle également le/la Secrétaire Général·e du Conseil de l'Europe à jouer un rôle plus actif en ce qui concerne les dérogations à la Convention, afin d'encourager une approche plus harmonisée entre les États membres. Elle invite le Comité des Ministres à envisager l'adoption d'une recommandation aux États membres sur les dérogations et à charger les organes intergouvernementaux appropriés d'examiner les expériences nationales de réaction à la covid-19, afin de partager les expériences et les bonnes pratiques.

A Projet de résolutionNote

1. Bien que la pandémie de covid-19 soit avant tout une crise sanitaire, elle représente également un défi sans précédent pour les droits de l’homme et l’État de droit, qui restent applicables, y compris en période d’état d’urgence nationale. Les obligations positives nées de la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention, STE no 5) imposent aux États de prendre des mesures pour protéger la vie et la santé de leurs populations. Cet impératif ne leur laisse toutefois pas le champ libre pour piétiner les droits, bafouer les libertés, démanteler la démocratie et violer l’État de droit. Même en cas d’état d’urgence, la Convention continue à fixer des limites et à garantir ainsi le respect des normes fondamentales européennes.
2. Les États ont pris un large éventail de mesures souvent similaires dans leurs grandes lignes pour limiter la propagation de la covid-19. Elles comportent généralement de lourdes restrictions imposées à la liberté de circulation et de réunion et la fermeture d’établissements d’enseignement et de locaux utilisés à des fins commerciales, récréatives, sportives, culturelles et religieuses. Ces mesures portent atteinte à la jouissance des droits garantis par la Convention, ce qui a parfois de graves conséquences personnelles pour les intéressés, mais – malgré leur portée et leur impact – elles ne constituent pas nécessairement une violation de ces droits. De nombreux droits consacrés par la Convention autorisent des limitations, afin de tenir compte de la nécessité de rechercher un juste équilibre entre les intérêts individuels et l’intérêt général, y compris la protection de la santé et de la sécurité publiques. L’ingérence dans ces droits est autorisée par la Convention sous réserve qu’elle soit prévue par la loi, nécessaire, proportionnée à l’intérêt général poursuivi et non discriminatoire. L’Assemblée parlementaire se félicite des interventions constructives faites en temps utile par la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe sur les diverses situations relatives à cette question
3. Les mesures qui restreignent la liberté d’expression, l’accès à l’information et la liberté des médias ne se justifient pas facilement. L’information est essentielle pour permettre aux citoyens de comprendre les risques et d’adopter des mesures au niveau individuel pour se protéger eux-mêmes. La restriction de la circulation de l'information est préjudiciable à l’efficacité d’une réponse de santé publique qui obtienne l’adhésion éclairée et durable des citoyens, fondée sur la confiance dans les institutions publiques. Les journalistes, les lanceurs d’alerte et les défenseurs des droits de l'homme sont des atouts essentiels pour prévenir de nouveaux préjudices, car ils révèlent les mauvaises pratiques en temps utile pour que des mesures correctives soient prises. Seule la diffusion délibérée de fausses informations susceptibles de causer un préjudice important à la population devrait être contrôlée, sur la base d’une législation clairement et étroitement définie et non discriminatoire.
4. Si l’état d’urgence ou des régimes d’exception similaires peuvent permettre de réagir de manière plus rapide, plus souple et plus efficace, ils limitent l'application des freins et contrepoids habituels. Ils peuvent donc s’avérer dangereux pour les droits de l'homme, la démocratie et l'État de droit. L’Assemblée souscrit par conséquent pleinement aux principes applicables à l'état d'urgence énoncés par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise).
5. À ce propos, l’Assemblée se félicite du fait que de nombreux États membres aient déjà levé leur état d’urgence ou l’aient remplacé par un régime juridique et des mesures moins restrictifs lorsque la situation de la santé publique le leur permettait. Elle observe également que plusieurs États ont eu du mal à définir un fondement juridique des mesures d’exception qu’ils ont dû mettre en place qui respecte les exigences de légalité et de constitutionnalité. Le conflit entre efficacité et légalité ne devrait pas exister et n’a aucune raison d’être. Il serait bénéfique pour l’ensemble des États membres de procéder à un examen approfondi des mesures prises pour faire face à la pandémie, afin de garantir l’existence d’un cadre juridique clair et suffisant à l’avenir.
6. L’Assemblée observe qu’un nombre sans précédent d’États ont exercé leur droit de déroger à leurs obligations nées de la Convention pour les mesures prises en vue de faire face à la pandémie. Elle rappelle sa Résolution 2209 (2018) et sa Recommandation 2125 (2018) intitulées «État d’urgence: questions de proportionnalité relatives à la dérogation prévue à l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme», dans lesquelles elle reconnaissait que le prolongement de l’état d’urgence et des dérogations ont pour effet de normaliser des normes amoindries et d’habituer les populations à une plus grande ingérence dans leurs droits. Les propositions formulées dans ces textes visaient à aider les autorités nationales à comprendre les complexités du droit en la matière et à les encourager à adopter à l’avenir une approche plus harmonisée. L’Assemblée estime que l’expérience récente souligne le caractère indispensable de cette démarche.
7. Il semble de plus en plus probable que les applications de suivi des contacts pour smartphones feront partie des mesures prises par de nombreux pays pour faire face à la pandémie. L'Assemblée note qu'un manque de confiance de la population dans ces applications, en raison des considérations de vie privée, qui se traduirait par un faible niveau d'installation ou d'utilisation, compromettrait sérieusement leur efficacité. L'Assemblée rappelle la Convention modernisée du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (STCE no 223, Convention 108+), dont les États membres devraient s’appliquer à respecter les normes lorsqu'ils adoptent la législation nécessaire à la mise en place et à la réglementation des applications de suivi des contacts. Elle souscrit pleinement aux conseils donnés par la Présidente du Comité consultatif de la Convention 108 et le Commissaire à la protection des données du Conseil de l'Europe sur la manière dont ces normes devraient être appliquées dans le cadre de la pandémie de covid-19. S’agissant de l’application des systèmes d'intelligence artificielle au traitement des données dans ce contexte, elle se félicite de la Recommandation CM/Rec(2020)1 du Comité des Ministres sur les impacts des systèmes algorithmiques sur les droits de l'homme.
8. L'Assemblée note que le fonctionnement des systèmes judiciaires nationaux a également été gravement perturbé par la pandémie. Elle rappelle les droits à la liberté et à la sécurité, à un procès équitable et à un recours effectif, tels que les protège la Convention, et l'importance de garantir le respect des principes constitutionnels. Elle souligne la nécessité de classer les affaires par ordre de priorité en fonction de leur urgence, de leur importance générale et de leur impact sur les droits individuels et les groupes vulnérables. Elle souscrit par conséquent pleinement à la «Déclaration sur les leçons et défis pour le système judiciaire pendant et après la pandémie du COVID-19», adoptée par la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ).
9. L'Assemblée observe que la situation des personnes privées de liberté les rend particulièrement vulnérables à l'infection et aux conséquences négatives d'un isolement physique prolongé. Elle rappelle l'interdiction, par la Convention, des peines ou traitements inhumains ou dégradants, qui oblige les États à prendre des mesures pour protéger la santé et la sécurité des personnes privées de liberté. Elle souscrit donc pleinement à la «Déclaration de principes relative au traitement des personnes privées de liberté dans le contexte de la pandémie de coronavirus (COVID-19)» adoptée par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT).
10. L'Assemblée note que l'augmentation massive des dépenses publiques pour l'achat de produits médicaux et autres produits liés à la pandémie, ainsi que pour les mesures de soutien et de relance économique, crée un risque particulier de corruption. Elle souscrit donc pleinement aux lignes directrices sur les «Risques de corruption et références juridiques utiles dans le contexte du COVID-19», publiées par le président du Groupe d'États contre la corruption (GRECO).
11. Les États membres du Conseil de l'Europe ont tous été contraints de prendre des mesures d'exception pour faire face à la menace exceptionnelle que représente la pandémie de covid-19. Dans l'ensemble, les démocraties européennes ont prouvé qu'elles étaient capables de réagir efficacement sans trahir leurs valeurs fondamentales. Que les mesures prises aient été ou non couronnées de succès sur le plan de la santé publique, elles doivent faire l'objet d'un suivi attentif pour vérifier leur conformité avec les normes du Conseil de l'Europe et être étudiées afin d'en tirer des enseignements pour l'avenir. La covid-19, qui a fait office de test de stress extrême, offre l'occasion de renforcer les systèmes nationaux; ainsi, en cas de nouvelle pandémie, les autorités pourront réagir rapidement et efficacement, avec la certitude de respecter les des droits de l'homme et l'État de droit.
12. L’Assemblée appelle par conséquent les États membres du Conseil de l’Europe:
12.1 à veiller à ce que toutes les mesures de restriction des droits de l’homme qui peuvent être prises pour faire face à une urgence de santé publique soient prévues par la loi, nécessaires, proportionnées et non discriminatoires et qu’elles respectent scrupuleusement les principes applicables à l’état d’urgence énoncés par la Commission de Venise;
12.2 à réexaminer toutes les mesures restrictives à la lumière de l'évolution de la pandémie, afin de garantir que seules les restrictions qui sont encore nécessaires et proportionnées restent en vigueur;
12.3 à examiner les mesures prises pour faire face à la pandémie, afin de s'assurer qu'il existe un cadre juridique clair et suffisant pour réagir à toute pandémie future et, le cas échéant, à soumettre toute proposition de réforme à la Commission de Venise pour avis;
12.4 à adopter une démarche prudente et progressive à l'égard des mesures d'urgence, en prenant celles qui nécessitent une dérogation uniquement en dernier recours, lorsqu’elles s'avèrent absolument nécessaires parce que d'autres options moins restrictives se révèlent inadéquates;
12.5 si une dérogation s’avère absolument nécessaire, à veiller à ce que la notification au/à la Secrétaire Général·e comporte tous les détails de la déclaration de l'état d'urgence, des mesures dérogatoires, de la durée de la dérogation (ou de sa prolongation) et des droits de la Convention auxquels il est porté atteinte;
12.6 à veiller à ce que toutes les mesures impliquant un traitement automatisé des données à caractère personnel, y compris les applications de suivi des contacts pour smartphones, respectent pleinement les normes de la Convention 108 (et, le cas échéant, de la Convention 108+), ainsi que la Recommandation CM/Rec(2020)1 du Comité des Ministres en ce qui concerne les applications des systèmes d'intelligence artificielle, en tenant pleinement compte des conseils d'experts donnés par des organes tels que le Comité consultatif de la Convention 108;
12.7 à veiller, lorsque le suivi des contacts peut conduire à un autoconfinement ou à une quarantaine obligatoire, à ce que des tests d'infection rapides soient mis à la disposition des personnes concernées, afin que celles qui ne sont pas infectées puissent être affranchies de ces restrictions dans les meilleurs délais, conformément au principe de proportionnalité;
12.8 à signer et ratifier la Convention 108+, si tel n’est pas encore le cas;
12.9 à veiller à ce que toute perturbation du système judiciaire n'entraîne pas de violation des droits à la liberté et à la sécurité, à un procès équitable et à un recours effectif ou à des principes constitutionnels, notamment:
12.9.1 en classant les affaires par ordre de priorité en fonction de leur urgence, de leur importance générale et de leur impact sur les droits individuels et les groupes vulnérables;
12.9.2 en promouvant la mise en place de solutions technologiques comme les services en ligne, les auditions à distance et la vidéoconférence;
12.9.3 en tenant pleinement compte des conseils d'experts donnés par des organismes tels que la CEPEJ;
12.10 à veiller à ce que la santé et la sécurité des personnes privées de liberté soient protégées et qu'elles ne soient pas soumises à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, en tenant pleinement compte des conseils d'experts donnés par des organes tels que le CPT;
12.11 à veiller à ce que les augmentations massives des dépenses publiques liées à la pandémie et à ses conséquences ne s'accompagnent pas d'une augmentation de la corruption (STE no 173 et no 174), en appliquant scrupuleusement les normes des conventions pénale et civile du Conseil de l'Europe sur la corruption et en tenant pleinement compte des conseils d'experts donnés par des organes tels que le GRECO;
12.12 à procéder à un examen rapide, approfondi et indépendant des mesures nationales prises pour faire face à la pandémie de covid-19, y compris de leur efficacité et du respect des droits de l'homme et de l’État de droit, afin de garantir qu'en cas de nouvelle pandémie les autorités puissent réagir rapidement et efficacement, en conformité avec les normes du Conseil de l'Europe.
13. L'Assemblée réitère l'invitation faite au/à la Secrétaire Général·e du Conseil de l'Europe dans sa Résolution 2209 (2018) d'examiner comment son cabinet pourrait agir plus en amont en matière de dérogations, notamment:
13.1 en dispensant des conseils à tout État partie, lorsqu’il envisage de déroger, sur la nécessité de cette dérogation et, le cas échéant, sur la manière d'en limiter la portée;
13.2 en ouvrant une enquête au titre de l’article 52 de la Convention au sujet de tout État qui déroge à la Convention;
13.3 sur la base des informations communiquées à la suite de cette enquête, en entamant un dialogue avec l'État concerné en vue d'assurer la compatibilité de l'état d'urgence avec les normes de la Convention, tout en respectant la compétence de la Cour européenne des droits de l'homme.

B Projet de recommandationNote

1. L’Assemblée renvoie à sa Résolution … (2020) sur «Les conséquences de la pandémie de covid-19 sur les droits de l’homme et l’État de droit». Elle se réfère également à sa Résolution 2209 (2018) et à sa Recommandation 2125 (2018), intitulées «État d’urgence: questions de proportionnalité relatives à la dérogation prévue à l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme», et rappelle la réponse du Comité des Ministres à cette recommandation.
2. L'Assemblée estime que les dérogations à la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5) peuvent représenter un risque pour le maintien de normes minimales communes en matière de droits de l'homme dans l’ensemble de l'Europe. Elle rappelle que ses propositions de 2018 visaient à aider les autorités nationales à comprendre les complexités juridiques dans ce domaine et à encourager une approche plus harmonisée à l'avenir.
3. L'Assemblée constate qu'un nombre sans précédent de 10 États ont dérogé à la Convention en raison des mesures prises pour faire face à la pandémie de covid-19, ce qui témoigne d'un manque de cohérence notable des pratiques nationales dans des domaines importants. Tout en reconnaissant qu'une approche parfaitement uniforme n'est ni nécessaire, ni faisable, ni souhaitable, elle estime que cette situation met en évidence le besoin d'orientation et d’harmonisation.
4. L'Assemblée invite donc le Comité des Ministres à reconsidérer la recommandation qui lui a été faite d'examiner la pratique des États en matière de dérogation à la Convention, à la lumière des exigences de l'article 15 et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, des exigences du droit international et des constatations et recommandations formulées par l'Assemblée dans ses Résolutions ... (2020) et 2209 (2018), en vue de recenser les normes juridiques et les bonnes pratiques et, sur cette base, d'adopter une recommandation adressée aux États membres sur la question.
5. L'Assemblée invite en outre le Comité des Ministres à donner mandat au(x) comité(s) intergouvernemental(aux) approprié(s) pour examiner les expériences nationales de réaction à la pandémie de covid-19, en vue de mettre en commun les connaissances et l’expérience acquise et de recenser les bonnes pratiques sur les moyens de faire face efficacement aux urgences de santé publique dans le respect des droits de l'homme et de l'État de droit. Les conclusions de cet examen pourraient servir de base à de futures recommandations ou lignes directrices du Comité des Ministres.

C Exposé des motifs par M. Vardanyan, rapporteur

1 Introduction

1. Si la pandémie de covid-19 est avant tout une crise sanitaire, elle représente également un défi sans précédent pour les droits de l’homme et l’État de droit, qui restent applicables y compris en période d’état d’urgence nationale. L’obligation positive de préserver le droit à la vie en vertu de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, «la Convention»), associée aux protections énoncées aux articles 3 et 8, impose aux États de prendre des mesures pour protéger la vie et la santé de leurs populations. Cet impératif ne leur laisse toutefois pas le champ libre pour piétiner les droits, bafouer les libertés, démanteler la démocratie et violer l’État de droit. Même en cas d’état d’urgence, la Convention continue à fixer des limites et à garantir le respect des normes du Conseil de l’Europe.
2. C’est la raison pour laquelle le Bureau de l’Assemblée parlementaire, lors de sa réunion du 7 mai 2020, a décidé de saisir la commission des questions juridiques et des droits de l’homme pour rapport sur l’impact de la pandémie de covid-19 sur les droits de l’homme et l’État de droit, ainsi que la commission de la culture, de la science, de l’éducation et des médias, pour avis, lequel portera principalement sur la protection des journalistes et la liberté des médias en temps de restriction des droits fondamentaux motivée par la pandémie.
3. Le rapporteur a décidé de se concentrer sur les aspects suivants des droits de l’homme et de l’État de droit: les mesures d’urgence; l’état d’urgence; les dérogations à la Convention; le respect de la vie privée et la protection des données à l’occasion du traçage des patients et de la recherche de leurs contacts; le fonctionnement des systèmes judiciaires; la situation des personnes privées de liberté; et la corruption associée aux marchés publics et aux mesures de protection de l’économie.
4. Du fait des mesures actuellement en vigueur, la pandémie a déjà un impact sur les droits de l’homme et l’État de droit. La plupart de ces mesures semblent légitimes, vu la menace qui pèse sur la santé et la sécurité publiques. Quelques-unes non: leur durée et leur portée sont disproportionnées, ou bien elles constituent une atteinte aux processus démocratiques fondamentaux tels que le contrôle parlementaire, le contrôle juridictionnel, la liberté d’expression et la liberté des médias. Il existe en outre un risque de voir perdurer les conséquences néfastes de la covid-19 pour les droits de l’homme et l’État de droit même après la fin de la pandémie – comme cela a souvent été le cas au lendemain de crises publiques antérieures, notamment celles, récentes, liées au terrorisme. Nous devons anticiper et écarter ce risque si nous voulons préserver nos normes européennes et notre mode de vie démocratique.
5. Le présent rapport tient compte des webinaires organisés par le président de la commission et le président de la sous-commission sur les droits de l’homme (avant sa nomination en qualité de rapporteur) le 27 avril 2020 avec Mme Dunja Mijatović, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, M. Nicos Alivizatos, rapporteur de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) sur l’état d’urgence, M. Mykola Gnatovskyy, président du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), Mme Alessandra Pierucci, présidente du Comité de la Convention 108 ( Convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel, STE no 108) et M. Georg Stawa, membre et ancien président de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ). Il tient également compte de l’échange de vues entre la commission et M. Christos Giakoumopoulos, Directeur général des Droits de l’Homme et de l’État de Droit, le 5 juin 2020, au cours duquel M. Giakoumopoulos a présenté la Boîte à outils pour les États membres «Respect de la démocratie, de l'état de droit et des droits de l'homme dans le cadre de la crise sanitaire du COVID-19»Note de la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe.

2 Les domaines dans lesquels la pandémie de covid-19 a eu un impact sur les droits de l’homme et l’État de droit

2.1 Les mesures d’urgence

6. Les États ont pris un large éventail de mesures souvent similaires dans leurs grandes lignes pour limiter la propagation de la covid-19, qui comportaient presque systématiquement de graves restrictions imposées à la liberté de circulation et de réunion. La plupart des pays européens ont mis en place des contrôles renforcés aux frontières, voire une fermeture des frontières; plusieurs ont restreint la circulation interne ou imposé des règles de comportement individuel dans les espaces publics («distanciation sociale») et un grand nombre ont ordonné le confinement à domicile de toute personne autre que les travailleurs essentiels, avec un minimum d’exceptions réservées aux besoins fondamentaux. Les patients atteints de la covid-19 sont souvent mis en quarantaine, au point qu’il est interdit aux enfants de rendre visite à leurs parents et grands-parents mourants à l’hôpital. De telles mesures ont un impact évident sur la jouissance des droits protégés. Les individus n’ont pas le droit de rencontrer leurs amis ou leur famille, de se réunir à des fins sociales, culturelles, politiques ou religieuses, ni de se déplacer librement, même dans leur propre quartier. D’autres mesures ont également des conséquences manifestes sur les droits de l’homme, comme l’appropriation de la propriété privée pour un usage lié à la santé publique, la fermeture de locaux privés utilisés à des fins religieuses, culturelles, sportives, récréatives ou commerciales, la fermeture des écoles ou le report des élections et des référendums. Ces mesures sont souvent d’une portée exceptionnelle, puisqu’elles ne s’appliquent pas seulement à des groupes spécifiques, en des lieux précis et sur de courtes périodes, mais à des populations entières pendant des semaines ou des moisNote.
7. De telles mesures portent atteinte à la jouissance des droits garantis par la Convention, mais – malgré leur portée et leur impact – elles ne constituent pas nécessairement une violation de ces droits. De nombreux droits de la Convention autorisent des limitations, afin de tenir compte de la nécessité de rechercher un juste équilibre entre les intérêts individuels et l’intérêt général, y compris la protection de la santé et de la sécurité publiques. Ils incluent notamment le droit au respect de la vie privée et familiale (article 8), la liberté de religion (article 9), la liberté d’expression – qui comprend la liberté de recevoir ou de communiquer des informations (article 10), la liberté de réunion et d’association (article 11), la liberté de circulation – qui comprend le droit de quitter n’importe quel pays, y compris le sien (article 2 du Protocole no 4 à la Convention), ainsi que la protection de la propriété (article 1 du Protocole additionnel à la Convention), le droit à l’instruction (article 2 du Protocole additionnel) et le droit à des élections libres et équitables (article 3 du Protocole additionnel). Les atteintes à l’un ou l’autre de ces droits sont autorisées par la Convention tant qu’elles sont légales, nécessaires et proportionnées au but d’intérêt général poursuivi, et non-discriminatoires. La privation de liberté en vue d’empêcher la propagation d’une maladie infectieuse, y compris la mise en quarantaine ou l’isolement obligatoire et l’application de ces mesures, est autorisée en vertu de l’article 5.1.e (et l'application en vertu de l'article 5.1.b) – là aussi, à condition qu’elle soit légale et proportionnée et que les garanties spéciales des paragraphes 2 à 5 de l’article 5 soient respectées. Quiconque est soumis à une quarantaine ou à l’isolement obligatoire doit subir un test de dépistage de l’infection le plus tôt possible, afin de mettre fin à la restriction le plus rapidement possible. La Convention exige également que les États prévoient un recours effectif pour garantir que les mesures n’aillent pas au-delà d’une atteinte légale et proportionnée et ne constituent pas de ce fait des violations (article 13).
8. Si des mesures – même très étendues – restreignant le droit à la vie privée et familiale et la liberté de réunion et de circulation, par exemple, peuvent se justifier facilement pour faire face à la pandémie, c’est loin d’être le cas de celles qui limitent la liberté d’expression, l’accès à l’information et la liberté des médias. Comme l’a déclaré la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Mme Dunja Mijatović, «le journalisme remplit une fonction cruciale en période de crise sanitaire ... il est indispensable d’informer la population en temps utile pour qu’elle comprenne le danger et adopte des mesures de protection individuelles»Note. La Commissaire a notamment fait part de ses préoccupations concernant les nouvelles restrictions légales à la liberté d'expression en Hongrie, dans la Fédération de Russie, en Azerbaïdjan, en Roumanie, en Bosnie-Herzégovine et en ArménieNote; concernant l'arrestation de journalistes en Turquie; et concernant les interférences avec le travail des journalistes en République tchèque, en Serbie, en Slovénie et en Italie. La commissaire a exprimé séparément ses préoccupations concernant l'arrestation et la détention de journalistes en RussieNote et l'utilisation par les autorités azerbaïdjanaises de la crise sanitaire comme excuse pour «réprimer la liberté d'expression»Note.
9. La liberté d’expression est également importante pour les lanceurs d’alerte. Il suffit de se rappeler l’affaire du Dr Li Wenliang, ce médecin chinois arrêté par la police pour avoir alerté ses collègues de l’apparition d’une nouvelle maladie respiratoire à Wuhan. Résultat: aucune mesure n’a été prise pour enrayer l’épidémie de la covid-19 avant que sa propagation ne devienne presque irréversible. Le Dr Li est décédé deux mois plus tard de la covid-19, contractée pendant qu’il soignait des patients infectés. Si ses avertissements avaient été entendus au lieu d’être réduits au silence, des dizaines de milliers de vies auraient pu être sauvées et le cours de l’histoire aurait peut-être été tout autre.
10. Plus généralement, les activités des défenseurs des droits de l’homme en général sont durement touchées par les restrictions des libertés d’expression et de réunion, alors que leur travail est particulièrement important pour garantir que les mesures restrictives n’aboutissent pas à des violations des droits de l’homme. La gestion par les pouvoirs publics de la pandémie de covid-19 (en ce qui concerne la santé, les marchés publics et les subventions, les chaînes d’approvisionnement mondiales, les mesures restrictives, les outils de traçage numérique et la question de la protection de la vie privée, avec des décisions prises à la suite de procédures d’urgence et souvent avec un contrôle parlementaire et juridictionnel réduit) peut parfaitement donner lieu à des actes illégaux et de mauvaise administration, ainsi qu’à des violations des droits de l’homme. A ce propos, les journalistes, les lanceurs d’alerte et les défenseurs des droits de l’homme jouent un rôle essentiel dans la prévention de nouveaux préjudices en révélant les mauvaises pratiques suffisamment tôt pour que des mesures correctives soient prisesNote.
11. Il peut néanmoins s’avérer indispensable d’imposer certaines restrictions à la liberté d’expression et d’information en vertu de l’article 11 (par exemple, pour lutter contre une désinformation susceptible de provoquer la panique ou des troubles sociaux). Consciente de ce problème, la Commission de Venise indique que «des infractions qui existent en période ordinaire ..., comme celle de semer volontairement la panique dans la population, pourraient être utilisées en pareilles circonstances» et ajoute que «La possibilité, déjà en place, de demander aux prestataires de services internet de retirer les contenus «insultants» pourrait aussi servir à limiter l’accès aux informations grossièrement trompeuses. Il est clair, cependant, que les régimes autoritaires peuvent facilement abuser de ce type de pouvoirs et d’infractions». Toutefois, certains textes de loi mis en place pendant la crise actuelle ont un fondement juridique contestable, sont libellés de manière imprécise et peuvent être disproportionnés; ils semblent avoir délibérément pour but d’étouffer les critiques formulées par la population à propos de la réaction des autorités face à la pandémie, voire d’affaiblir le contrôle des médias indépendants et de la société civile en général. Ces restrictions se sont notamment traduites par la création d’infractions pénales libellées de manière floue visant la diffusion de prétendues fausses informations sur la pandémie, par des restrictions d’accès à internet et aux réseaux sociaux et par des entraves au débat public. De telles ingérences injustifiables et disproportionnées constituent non seulement une violation des droits de l’homme, mais aussi une atteinte aux fondements de la démocratie. Dans le cas de la pandémie de covid-19, elles nuisent par ailleurs à la mise en place d’une réponse de santé publique efficace et forte du soutien éclairé et durable de la population, fondé sur la confiance dans les institutions publiques.
12. Plusieurs situations délicates peuvent survenir en lien avec la liberté de religion. Le droit de manifester sa religion ou sa conviction, «seul ou en commun, tant en public qu’en privé», est étroitement lié aux libertés d’expression et de réunion. La fermeture des lieux de culte et les restrictions de rassemblement imposées aux cérémonies religieuses peuvent donc constituer une ingérence dans ces trois droits. La limitation des congés du personnel des services essentiels peut porter atteinte aux libertés religieuses si elles empêchent les personnes de célébrer les fêtes religieuses. Ces questions sont particulièrement préoccupantes pour les fidèles chrétiens, juifs et musulmans, puisque les fêtes religieuses de Pâques, Pessa’h (Pâque juive) et du Ramadan tombaient toutes en avril-mai cette année. Le port du masque obligatoire peut être attentatoire au droit de manifester sa religion par l’observation de codes vestimentaires religieux. La réquisition des lieux de culte par les autorités publiques pour les utiliser comme des établissements de santé ou à d’autres fins peut porter atteinte à la fois au droit de manifester sa religion et à la protection de la propriété. Les autorités doivent tenir compte de ces considérations, en s’appliquant à trouver un juste équilibre entre l’intérêt général et les droits individuels.

2.2 L’état d’urgence

13. La plupart des États membres du Conseil de l'Europe ont mis en place des mesures restrictives sur la base d’une proclamation d'un état d'urgence officiel ou d’une situation similaire. L'état d'urgence crée un régime juridique d’exception en vertu duquel l'exécutif est exceptionnellement habilité à exercer des pouvoirs extraordinaires pour faire face à une menace hors du commun, assortis de limitations exceptionnelles du rôle des pouvoirs législatif et judiciaire. Si ces régimes d’exception peuvent permettre de réagir de manière plus rapide, plus souple et plus efficace à une menace aiguë, ils limitent l'application des freins et contrepoids habituels et peuvent donc s’avérer dangereux pour les droits de l'homme, la démocratie et l'État de droit. La Commission de Venise a établi une liste de «principes applicables à l'état d'urgence», qui devraient être appliqués afin d'assurer le respect des normes du Conseil de l'Europe:
  • L’État de droit, principe fondamental: Au regard de l'État de droit, l'état d'urgence est «un instrument juridique soumis aux dispositions légales en vigueur, bien que les règles le concernant puissent s’écarter légèrement des règles applicables en temps normal ... Cependant, même sous état d’urgence, le principe fondamental de l’État de droit doit prévaloir».
  • La nécessité: «Seules sont justifiables les mesures susceptibles d’aider l’État à surmonter la situation exceptionnelle. Le but global des mesures d’urgence doit être de surmonter la situation et d’assurer un ‘retour à la normale’».
  • La proportionnalité: «L’État ne saurait recourir à des mesures manifestement hors de proportion avec l’objectif légitime visé (eu égard à leur sévérité ou à la zone géographique couverte par les mesures d’urgence). Si plusieurs possibilités s’offrent à lui, l’État doit opter pour les mesures les moins radicales».
  • «Les principes de nécessité et proportionnalité … sont à respecter dans trois contextes: premièrement, au moment de déclarer l’état d’urgence, de le prolonger et d’y mettre fin; deuxièmement, lors de l’activation de pouvoirs d’exception particuliers; et troisièmement, lors de l’application de ces pouvoirs».
  • Caractère temporaire: «Les mesures d’urgence doivent être temporaires, c’est-à-dire ne rester en vigueur que pendant la durée de la situation exceptionnelle traversée par l’État. Elles doivent cesser dès la fin de la situation exceptionnelle. Par conséquent, elles ne doivent pas avoir d’effet permanent». «L’état d’urgence devrait toujours être déclaré pour une période spécifique et d’une durée non excessive, et devrait être levé avant l'expiration de cette période si l'urgence a été surmontée et que les mesures exceptionnelles ne sont plus nécessaires. Les déclarations sans échéance spécifique … ne sauraient être considérées comme légales. Dans le même temps, il est possible de prolonger l’état d’urgence aussi longtemps que nécessaire». Cela dit, «plus le régime se prolonge, plus il est difficile de justifier le recours à un traitement exceptionnel de la situation rendant impossible l’application des outils juridiques ordinaires». «Il devrait y avoir obligation de lever l’état d’urgence immédiatement après que la situation a été surmontée … dès que l'urgence peut être traitée par les mécanismes juridiques ordinaires».
  • Contrôle (parlementaire et judiciaire) efficace: il doit s’exercer sur «la déclaration et la prolongation éventuelle de l'état d'urgence, d'une part, et l'activation et l'application des pouvoirs d'urgence, d'autre part»Note.
    • Lorsque la déclaration d’état d’urgence est faite par l’exécutif, «il convient qu’elle soit soumise à l’approbation immédiate du parlement» et qu’elle «n’entr[e] en vigueur que sur approbation du parlement». Lorsqu’une entrée en vigueur immédiate est nécessaire sans approbation du parlement, «la déclaration devrait être soumise au parlement, qui devrait pouvoir l’abroger». «Le parlement devrait pouvoir examiner l’état d’urgence à intervalles réguliers et, le cas échéant, le suspendre. Par ailleurs, pour évaluer le comportement du gouvernement, il est crucial que le parlement dispose d’un pouvoir de contrôle a posteriori, c’est-à-dire du droit de mener des enquêtes et des investigations …».
    • «Le contrôle juridictionnel de la déclaration d’état d’urgence peut se limiter au contrôle des aspects procéduraux …. Toutefois, si les mesures d’urgence supposent de déroger à des droits de l’homme, ce contrôle doit aussi porter sur les motifs avancés pour justifier l’état d’urgence. … Il devrait toujours rester possible d’exercer un contrôle juridictionnel sur … l’application des pouvoirs d’exception. Le système judiciaire doit offrir un recours effectif aux individus en cas de violation de leurs droits fondamentaux par des agents du gouvernement. Le contrôle exercé par les tribunaux devrait veiller à ce que les mesures dérogatoires n’excèdent pas, en général ou dans des cas spécifiques, les limites de la légalité et de ce qui est strictement requis … et n’emportent pas violation de droits qui ne souffrent aucune dérogation».
  • Prévisibilité de la législation d'urgence: «Le régime d'urgence doit de préférence être fixé dans la Constitution, et plus en détail dans une loi distincte, de préférence une loi organique ou constitutionnelle [lorsque cette possibilité existe]. Cette dernière devrait être adoptée à l'avance par le parlement, en temps normal, selon la procédure ordinaire».
  • Coopération loyale entre les institutions de l'État: il est important, «pour que la gestion de la crise soit efficace et coordonnée et dans un souci d'égalité et d'équité de traitement de tous les citoyens», surtout compte tenu du fait que «l'état d'urgence impliqu[e] des dérogations aux règles ordinaires de répartition des pouvoirs».
14. Pour ce qui est de la nécessité, de la proportionnalité, du caractère temporaire, ainsi que de la nécessité d’un réexamen et d’un ajustement réguliers des mesures d’urgence et du recours à des mesures de droit commun dès que possible, plusieurs États ont de fait modulé leur orientation au fur et à mesure de l’évolution de la situation, notamment les États suivants:
  • En Bosnie-Herzégovine, l’état d’urgence a été levé au niveau fédéral le 31 mai (et en Republika Srpska le 21 mai).
  • En Bulgarie, l’état d’urgence a été levé le 13 mai, pour être remplacé par un «état d’alerte épidémique» jusqu’au 14 juin.
  • À Chypre, l’état d’urgence a été levé le 30 avril.
  • En République tchèque, l’état d’urgence a été levé le 17 mai, malgré le maintien de quelques restrictions jusqu’à la fin 2020 en vertu de la loi relative à la santé publique.
  • En Estonie, la situation d’urgence a été levée le 18 mai (et la dérogation à la Convention a été retirée avec effet le jour même).
  • En Lettonie, comme les restrictions ont été progressivement levées, le champ d’application de la dérogation a tout d’abord été réduit, puis supprimé.
  • En Géorgie, l’état d’urgence a été levé le 22 mai et a été remplacé par une législation d’urgence particulière (mais la dérogation à la Convention est restée en vigueur).
  • En République de Moldova, l’état d’urgence a été levé le 16 mai et la dérogation à la Convention a été retirée le 19 mai.
  • Au Portugal, l’état d’urgence a été remplacé le 2 mai par un «état de catastrophe» jusqu’au 15 juin.
  • En Roumanie, l’état d’urgence a été levé le 15 mai et a été remplacé par un «état d’alerte», adopté par le parlement pour une durée de 30 jours.
  • En Serbie, l’état d’urgence a été levé le 7 mai.
  • En Slovénie, le gouvernement a déclaré la fin de l’épidémie locale, malgré le maintien en place de quelques mesures restrictives.
  • En Espagne, le gouvernement a déclaré «l’état d’alerte», c’est-à-dire le niveau inférieur des trois niveaux possibles d’état d’urgence.
  • En Suisse, l’état d’urgence a pris fin le 19 juin et a été remplacé par un «état de situation particulière».
15. Bien que la question de la proportionnalité des mesures prises dans des États particuliers dépasse le cadre du présent rapport, la question de la légalité – c’est-à-dire du fondement juridique suffisant ou non des mesures – peut être examinée plus facilement. Une série d’auteurs universitaires qui ont publié des articles sur le Verfassungsblog ont relevé des problèmes concernant la légalité et la constitutionnalité des mesures prises dans un certain nombre d'États membres du Conseil de l'EuropeNote. Leurs observations sont révélatrices des problèmes auxquels les États ont été confrontés:
  • En Albanie, l’article 17 de la Constitution précise que les limitations des droits constitutionnellement garantis peuvent uniquement être imposées «par la loi»; or les limitations prévues dans le cadre de la covid-19 ont été au départ imposées par des arrêtés du ministre de la Santé et de la Protection sociale et par des décisions prises en Conseil des ministres.
  • En Bulgarie, le parlement a dû légaliser rétroactivement les mesures prises par l’exécutif après la déclaration antérieure de l’État d’urgence par le parlement.
  • En Croatie, un nouveau dispositif juridique visant à conférer des pouvoirs de décision à un organe administratif a nécessité des modifications rétroactives de la législation pour résoudre les problèmes que ce dispositif avait créés, malgré une interdiction constitutionnelle générale de la rétroactivité de la législation.
  • En République tchèque, le gouvernement a adopté, en l'espace de deux mois, 65 règlements portant tous le même intitulé, ainsi que des règlements visant à abroger certains d’entre eux; le ministère de la Santé a adopté des mesures supplémentaires. Certains règlements du gouvernement ont été abrogés uniquement pour que ces mêmes mesures soient appliquées par le ministère de la Santé.
  • La France a d'abord réagi à la pandémie par le droit commun, mais a ensuite adopté une nouvelle loi relative à «l’état d'urgence sanitaire», alors que des dispositifs de pouvoirs extraordinaires existaient déjà (notamment une loi de 1955 qui a été appliquée pendant l'état d'urgence de 2015-2017).
  • En Géorgie, le parlement a approuvé un décret présidentiel qui autorise le gouvernement à restreindre les droits dans certains domaines, sans toujours préciser la nature ou la portée de ces restrictions.
  • En Lituanie, le gouvernement a adopté puis modifié un «règlement relatif au confinement» visant à prendre des mesures qui n’étaient pas prévues par la législation pertinente. Le parlement a ensuite été contraint de modifier rétroactivement la législation afin de légaliser ces mesures.
  • À Malte, la critique d'un arrêté de fermeture des tribunaux pris par le Directeur de la santé publique a conduit le parlement à adopter une loi pour légaliser rétroactivement cette mesure et d'autres encore.
  • En Pologne, la Constitution exige que les restrictions imposées aux droits soient prévues par la loi et proportionnées au but poursuivi, mais le gouvernement a imposé de lourdes restrictions aux droits sur le fondement des nouvelles dispositions légales libellées en termes vagues et très généraux, dont l’imprécision serait supérieure encore.
  • Le Parlement portugais a ratifié rétroactivement le décret-loi du gouvernement qui met en place les principales mesures, malgré l’interdiction constitutionnelle d’imposer des restrictions rétroactives aux droits fondamentaux. Par ailleurs, «le corpus chaotique de textes de loi et d’arrêtés administratifs soulève des questions de sécurité et de sûreté juridique, à mesure que l’interprétation de dispositions mal rédigées et de leurs modifications successives fait naître de plus en plus de doutes»Note.
  • En Russie, où ces mesures relevaient avant tout de la compétence conférée aux régions, les autorités régionales ont imposé des mesures restrictives («auto-isolement») dépourvues de fondement dans la législation fédérale.
  • En Serbie, «la réglementation relative aux jours et aux heures de confinement a changé chaque semaine, ce qui a fait naître confusion, insécurité et sentiment d'impuissance»Note.
  • En Espagne, le gouvernement s’est appuyé sur une disposition légale permettant de limiter la liberté de circulation afin d'imposer une interdiction presque totale de la présence de citoyens dans les lieux publics, alors qu'il existe un autre cadre qui aurait permis plus facilement une interdiction totale de circulation.
  • En Suisse, le Conseil fédéral a utilisé les pouvoirs exceptionnels pour modifier le droit fédéral dans un sens qui peut être contraire à la Constitution.
  • En Turquie, le gouvernement a choisi de ne pas déclarer l’état d’urgence (qui avait été instauré pendant plusieurs années à la suite de la tentative de coup d’état de 2016), mais a en revanche pris des mesures en combinant des circulaires présidentielles ou ministérielles, qui figurent en bas de la hiérarchie des normes et ne peuvent être contraires à la loi ou à la réglementation. La Constitution autorise uniquement les restrictions imposées aux droits et libertés par la loi. Une seule des nombreuses circulaires présidentielles ou ministérielles sur lesquelles se fondent les mesures relatives à la covid-19 a été publiée au Journal officiel.
  • En Ukraine, la Constitution autorise les restrictions imposées aux droits et libertés uniquement sous forme de textes de loi, alors que les mesures liées à la covid-19 ont été prises au moyen d’actes réglementaires.
16. Les problèmes rencontrés se répartissent apparemment en quatre grandes catégories:
  • les restrictions imposées à des droits par un type de mesure qui n’est pas prévu à cette fin;
  • les restrictions imposées à des droits par des mesures fondées sur des textes de loi qui définissent de manière trop imprécise la portée des restrictions autorisées ou par des mesures qui outrepassent la portée des restrictions qu’autorise la loi;
  • l’utilisation d’une législation rétroactive pour légaliser les mesures prises sans fondement juridique suffisant, parfois en dépit de l’interdiction d’une législation rétroactive;
  • l’absence de sécurité juridique, ce qui entraîne l’instabilité et le manque de clarté et d’accessibilité des mesures d'urgence restrictives, prises individuellement et globalement.
17. Le conflit entre efficacité et légalité ne devrait pas exister et n’a aucune raison d’être. La Commission de Venise fait remarquer que «de nombreux États ont jugé nécessaire de légiférer spécialement pour la situation engendrée par l’épidémie de coronavirus, y compris des États dont la constitution ou la législation ordinaire prévoyait déjà un large éventail de mesures exceptionnelles. Il semble donc que seuls de rares États, à supposer qu’il y en ait, ont jugé suffisantes les lois existantes sur l’état d’urgence». Cela expliquerait la difficulté que tant d’États semblent avoir rencontré avec le fondement juridique des mesures d’urgence. Il est clair qu’il serait bénéfique pour de nombreux États de procéder à un examen approfondi des mesures prises pour faire face a la pandémie, afin de garantir l’existence d’un cadre juridique clair et suffisant à l’avenir: comme le fait observer la Commission de Venise, le cadre juridique devrait être «adopté à l'avance par le parlement, en temps normal, selon la procédure ordinaire». C'est une leçon pour l'avenir, étant donné que de nombreux pays, déjà confrontés à la pandémie, ont constaté que leur cadre juridique d'urgence existant n'était pas adapté à celle-ci et ont donc été obligés d'adopter de nouvelles lois pendant que la crise se produisait.
18. Sur un aspect particulier, un pays a adopté une approche radicalement différente de celle des autres États membres. La Hongrie a mis en place une nouvelle forme d’état d’urgence sans limitation dans le temps. Cette particularité sans équivalent a fait l’objet de vives critiques, notamment de la part du Président de l’Assemblée parlementaireNote, de la Secrétaire Générale du Conseil de l’EuropeNote et de la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’EuropeNote. Le 16 juin, le Parlement hongrois adoptait deux textes, les lois LVII et LVIII de 2020. La première demandait la fin de l’état d’urgence. La seconde établissait, notamment, le cadre juridique d’un nouvel «état d’urgence médicale» dépourvu de fondement constitutionnel, qui est proclamé et peut être prolongé à plusieurs reprises par décret du gouvernement, sans être avalisé par le parlementNote. L’état d’urgence médicale est géré par un «personnel opérationnel» qui échappe au gouvernement et au contrôle du parlementNote. L’état d’urgence médicale autorise le gouvernement à suspendre les activités de tout organe, sans exclure le parlement ou les tribunaux, et renforce le rôle et les pouvoirs de la police et de l’arméeNote. Les dispositions habituelles en matière d’attribution de marchés publics peuvent être suspendues et le Premier ministre peut attribuer les marchés directementNote. Le 17 juin, le Premier ministre, M. Orban, prenait deux décrets: le premier mettait fin à l’état d’urgence et le deuxième proclamait immédiatement l’état d’urgence médicaleNote. Le nouvel état d’urgence médicale est également extrêmement préoccupant sur le plan des valeurs fondamentales du Conseil de l'Europe que sont la démocratie et l’État de droit.

2.3 Dérogations à la Convention européenne des droits de l’homme

19. De nombreux États ont activé leur législation d’urgence pour permettre la prise de mesures exceptionnelles. Certains États ont ensuite dérogé à leurs obligations découlant de la Convention. Il importe ici de bien distinguer les mesures d’urgence et les dérogations. Du point de vue des droits de l’homme, l’état d’urgence ne fait qu’établir un fondement juridique permettant la prise de mesures d’exceptions susceptibles de restreindre les droits fondamentaux. Ces restrictions peuvent néanmoins être compatibles avec les exigences de la Convention au motif qu’elles constituent un moyen prévu par la loi, nécessaire et proportionné de faire face à une grave menace pour la santé et la sécurité publiques. Une dérogation, en revanche, implique que l’État suppose que les restrictions vont au-delà de ce qui pourrait être autorisé en vertu des clauses normales de limitation et ne sont pas compatibles avec les exigences de la Convention. L’article 15 de la Convention autorise ainsi l’État à «prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues … dans la stricte mesure où la situation l’exige». Dans les faits, un État n’a pas besoin de proclamer l’état d’urgence (qui est souvent la condition préalable pour invoquer des dispositions d’exception du droit interne) pour déroger à la Convention, bien que cela ait été fait pour au moins neuf des dérogations liées à la covid-19 (les informations fournies par Saint-Marin sur ce point ne sont pas claires).
20. La Convention n’autorise aucune dérogation aux droits visés par les articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction de la torture), 4.1 (interdiction de l’esclavage et de la servitude – à l’exception du travail forcé ou obligatoire, interdit en vertu de l’article 4.2, auquel il est permis de déroger) et 7 (pas de peine sans loi). Cela signifie que les États peuvent déroger à tous les droits qui permettent une ingérence proportionnée (voir plus haut). Toutefois, l’avantage que pourrait présenter une dérogation à ces droits n’est pas évident au premier abord. Premièrement, parce que les motifs d’ingérence proportionnée autorisés comprennent la santé et la sécurité publiques; et deuxièmement, parce que la dérogation n’est autorisée que «dans la stricte mesure où la situation l’exige», ce qui, en soi, constitue un critère de proportionnalité. Six des dix États ayant dérogé jusqu’à présent à la Convention pour des mesures liées à la covid-19 ont précisé les droits susceptibles d’être affectés par ces mesures: quatre de ces six États mentionnent uniquement les droits pouvant être, en tout état de cause, limités dans la poursuite d’objectifs de santé et de sécurité publiques, tandis que les deux autres évoquent également les articles 5 (droit à la liberté et à la sûreté) et/ou 6 (droit à un procès équitable).
21. Même les dérogations aux articles 5 et 6 sont extrêmement limitées. L’article 15 prévoit que les mesures dérogatoires ne doivent pas être «en contradiction avec les autres obligations [de l’État] découlant du droit international». Parmi celles-ci figurent les normes impératives, telles que l’interdiction des peines collectives et de la privation arbitraire de liberté, et les principes fondamentaux d’un procès équitable, tels que la présomption d’innocence. Il s’agit également des garanties procédurales nécessaires à la protection des droits auxquels il ne peut être dérogé dans le contexte de la privation de liberté, y compris le droit à la vie et l’interdiction de la torture. En outre, comme nous l’avons indiqué, les articles 5 et 6 comportent eux-mêmes des dispositions prévoyant une application plus souple dans des circonstances exceptionnelles.
22. La dérogation n’exclut pas le contrôle, par la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour), des mesures concernées, bien qu’elle modifie la nature de ce contrôle. La Cour accorde une très large marge d’appréciation aux autorités nationales quant à la perception de l’état d’urgence et n’a été en désaccord qu’une seule fois. Elle se montre moins compréhensive vis-à-vis de la question de la nécessité des mesures, rappelant que «les États ne jouissent pas d’un pouvoir illimité dans ce domaine. La Cour … a compétence pour décider si un État excède “la stricte mesure des exigences” de la crise. La marge nationale d’appréciation s’accompagne donc d’un contrôle européen.» Là encore, il ne semble pas que l’approche qualitative diffère selon qu’un État a dérogé ou non: la Cour accorde aussi une «marge d’appréciation» aux États pour déterminer si l’atteinte portée à un droit protégé était proportionnée ou non.
23. L’Assemblée a, par le passé, préconisé le caractère progressif des mesures d’urgence et des dérogations, en recommandant aux États (i) d’épuiser les possibilités offertes par le droit commun, (ii) avant d’avoir recours à des mesures d’urgence qui restent néanmoins compatibles avec les exigences de la Convention et, (iii) seulement en dernier ressort, de prendre des mesures particulièrement restrictives qui nécessitent une dérogation à la Convention. Chaque étape successive implique l’acceptation d’une atteinte de plus en plus profonde aux droits protégés et, dans le cas d’une dérogation, l’acceptation de normes qui se situent en dessous du niveau minimum européen généralement admis. La prolongation de l’état d’urgence et d’une dérogation a pour effet de normaliser les normes amoindries et d’habituer les populations à une plus grande ingérence dans l’exercice de leurs droits. L’expérience montre par ailleurs que les gouvernements ont tendance à maintenir les mesures instaurées pendant l’état d’urgence après la fin de l’urgence. Certains choisissent de modifier le droit commun (voire la Constitution) par des procédures d’urgence dépourvues de garanties démocratiques, d’autres transposent, après la levée de l’état d’urgence, les mesures d’urgence dans le droit commun. D’un autre côté, un régime d’état d’urgence bien conçu, limité dans sa portée et dans le temps et doté d’un contrôle juridictionnel et parlementaire efficace, devrait garantir que les mesures d’urgence prennent fin en même temps que l’urgence elle-même.
24. La Commission de Venise a également considéré le dilemme suivant: «Les dérogations ne sont pas toujours nécessaires … La CEDH ménage la possibilité de restreindre plusieurs droits pour protéger la santé … D’autres droits sont assortis de motifs de restriction plus généraux et la Cour européenne des droits de l’homme tient compte du contexte pour interpréter l’étendue de ces droits. S’abstenir de déroger aux droits transmet le message que la crise peut être traitée sans recourir à des pouvoirs d’exception; une dérogation, en revanche, indique clairement que certaines mesures d’urgence sont véritablement exceptionnelles et ne vont pas “faire loi”.» Or, comme l’énoncent les Principes de Syracuse des Nations Unies, «une mesure de dérogation n’est pas prise dans la stricte mesure où la situation l’exige, lorsque des mesures ordinaires prises dans le cadre des restrictions spécifiques prévues par le [Pacte international relatif aux droits civils et politiques] auraient suffi pour faire face au danger qui menace l’existence de la nation»Note. Cela semble confirmer le point de vue de l’Assemblée selon lequel les mesures nécessitant une dérogation ne devraient être prises qu’en dernier ressort.
25. Si la Cour est l’arbitre final de la légalité des mesures dérogatoires dans les cas particuliers, le/la Secrétaire Général·e a aussi un rôle à jouer. L’article 15 de la Convention impose seulement aux États d’informer le/la Secrétaire Général·e des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Cette absence de précision signifie malheureusement que les notifications varient considérablement quant à leur forme, leur contenu et leur niveau de détail. Il est arrivé que certaines notifications ne contiennent qu’une description de la situation donnant lieu à l’état d’urgence et un exemplaire des mesures dérogatoires, sans aucune information sur les droits susceptibles d’être altérés. Dans ces circonstances, il est difficile de prévoir l’ampleur des atteintes possibles aux droits protégés et cela peut compliquer le rôle de la Cour dans l’exercice du contrôle juridictionnel a posteriori. Globalement, la plupart des notifications relatives à la covid-19 étaient mieux rédigéesNote: huit d’entre elles précisent comment et par qui l’état d’urgence a été proclamé et récapitulent les mesures nécessitant une dérogation; huit d’entre elles indiquent la durée (initiale) de l’état d’urgence (30 à 60 jours); six d’entre elles précisent les droits auxquels il peut être porté atteinte; et quatre d’entre elles clarifient le rôle du parlement dans la proclamation de l’état d’urgence. Le contrôle externe des dérogations serait grandement facilité si les notifications suivaient un modèle standard, en abordant toutes ces questions importantes.
26. Si la Convention confère au/à la Secrétaire Général(e) un rôle apparemment passif de dépositaire des notifications de dérogation, le statut institutionnel plus large de la fonction laisse entrevoir d’autres possibilités, encore inexploitées. Dans une résolution de 2018Note, l’Assemblée a proposé que le/la Secrétaire Général·e agissent plus en amont, en conseillant au préalable les États sur la question de savoir si une dérogation semblait nécessaire sur le plan juridique et, dans l’affirmative, sur la manière de la formuler de la façon la plus restrictive possible. Elle a par ailleurs proposé que le/la Secrétaire Général·e ouvre systématiquement une enquête au titre de l’article 52 de la Convention pour déterminer si le droit de l’État ayant dérogé continuait à garantir l’application effective de la Convention. Sur la base des informations recueillies au cours de cette enquête, le/la Secrétaire Général·e pourrait alors engager un dialogue avec l’État pour l’aider à continuer à respecter les obligations de la Convention. L’Assemblée a également proposé que le Comité des Ministres adresse une recommandation aux États membres sur les dérogations en s’inspirant des normes (y compris la jurisprudence de la Cour) et des bonnes pratiques existantes et en incluant un appel à coopérer avec le/la Secrétaire Général·eNote. L’objectif de ces propositions était d’aider les autorités nationales à comprendre les complexités juridiques dans ce domaine en adoptant une approche plus harmonisée à l’avenir, avec le soutien du Conseil de l’Europe.
27. Malheureusement, le Secrétaire général de l’époque a réagi aux propositions détaillées de l’Assemblée de manière très générale et le Comité des Ministres a répondu qu’il «ne [voyait] pas à l’heure actuelle la nécessité d’envisager une recommandation». Bien qu’une uniformité totale ne soit ni nécessaire, ni réalisable, ni souhaitable, les approches extrêmement divergentes des États membres sur la question de savoir s’il faut ou non déroger, et de quelle manière, compromettent la cohérence de la protection des droits de l’homme dans les États membres du Conseil de l’Europe. À cet effet, une plus grande harmonisation serait certainement utile. La période qui suivra la fin de la pandémie pourrait être le bon moment pour aborder cette question importante.

2.4 Mesures innovantes de surveillance et de suivi des contacts

28. De nombreuses mesures proposées pour faire face à l’épidémie de covid-19 font un usage novateur de technologies comme la vidéosurveillance, la surveillance par drone, la reconnaissance faciale, la géolocalisation et les détecteurs de proximité sur téléphone portable. Ces outils peuvent faciliter la localisation des personnes infectées et la recherche de celles avec lesquelles elles ont été en contact, ou la mise en application des mesures de confinement et de quarantaine. Elles constituent aussi de multiples formes de surveillance de masse qui génèrent d’énormes quantités de données sur le comportement des individus, ce qui soulève de graves préoccupations en matière de respect de la vie privée. En plus d’être des innovations technologiques, elles se situent à la limite des normes réglementaires actuelles.
29. Il semble de plus en plus probable que de nombreux pays intégreront les applications mobiles de suivi des contacts dans leur réponse à la pandémie. Ces applications permettent d’identifier et d’informer les personnes ayant été en contact avec une personne infectée afin qu’elles puissent se présenter à un test de dépistage ou se mettre en quarantaine. Il existe deux grandes approches techniques différentes. La première consiste à croiser les données de géolocalisation des téléphones des utilisateurs pour confirmer leur proximité. La seconde utilise l’appareil en tant que tel pour confirmer la proximité d’un autre téléphone à une certaine distance pendant un certain temps, les téléphones échangeant des codes générés de façon aléatoire. (D’une certaine façon, ce scénario imite la transmission et l’infection par le virus, les téléphones représentant leurs propriétaires et les codes le virus). Si le propriétaire d’un téléphone équipé de cette application est infecté, (i) soit les codes émis par son téléphone au cours, disons, des deux semaines précédentes sont transmis à tous ceux qui utilisent cette application (comme dans l’approche collaborative de «notification d’exposition» de Google/Apple ou dans le protocole DP3TNote mis au point par un groupe d’universitaires européens), (ii) soit les codes reçus par le téléphone sont téléchargés sur un serveur central, ainsi que des données permettant d'identifier l'utilisateur (comme dans le cas de l’application française StopCovid). Toute personne recevant sur son téléphone les codes ainsi transmis est donc informée et peut demander un test de dépistage ou se mettre en quarantaine.
30. Il semble que la plupart, sinon la totalité, des pays européens préfèrent l’approche de détection de proximité, qui implique le traitement d’un nombre plus réduit de données (seulement en cas de proximité relative occasionnelle, par opposition à une localisation constante absolue). Les données obtenues peuvent être traitées de deux manières: soit de manière centralisée, les informations sur l’identité des personnes qui ont été en contact les unes avec les autres étant stockées sur un serveur central; soit de manière décentralisée, chacun des utilisateurs conservant ses données personnelles sur son téléphone et les serveurs centraux ne traitant que les codes générés de façon aléatoire, ce qui ne permet pas l’identification des personnes. Là encore, il existe une différence évidente et importante en matière de protection des données, qui explique que de nombreux pays, mais certainement pas tous, aient opté pour une approche décentralisée.
31. On estime généralement que, pour être efficaces, les applications de traçage devraient être utilisées par au moins 60 % de la population – soit, en Europe occidentale, 80 % des propriétaires de smartphones (voire plus là où la part de la population possédant un smartphone est plus faible). Ce niveau d'utilisation volontaire s'est avéré difficile à atteindre: en France, par exemple, au cours de ses deux premières semaines de fonctionnement, l'application StopCovid n'a été activée que par 1,7 million d'utilisateurs, soit seulement 2,5 % de la populationNote. Par conséquent, le manque de confiance du public dans ces applications – se traduisant par un faible taux d’installation ou d’utilisation – compromettrait sérieusement leur efficacité. La confiance du public peut être renforcée en définissant un cadre réglementaire par la législation. Les applications de traçage ne devaient pas être rendues obligatoires, ni directement ni indirectement (comme condition préalable à certaines activités). Cela est d'autant plus vrai que la possession d'un smartphone n'est pas répartie de manière égale dans la population, certains groupes, tels que les personnes âgées ou économiquement défavorisées, étant moins susceptibles d'en posséder un; toute conséquence négative de la non-utilisation d'une application de traçage serait donc discriminatoire. Leur efficacité passe aussi par la mise en place d’un système de dépistage de la maladie précis, rapide, accessible et à grande échelle. En effet, lorsque la recherche des contacts (quelle que soit la manière dont elle est effectuée) conduit à une quarantaine obligatoire ou à un enfermement, les personnes concernées devraient toujours avoir accès aux tests de dépistage afin que celles qui ne sont pas infectées puissent être libérées de ces restrictions dès que possible. Ceci est sous-entendu par le principe de proportionnalité, qui stipule que les restrictions doivent être réduites au maximum; on pourrait même postuler qu'il crée un «droit à être testé» dans ces circonstances. Par ailleurs, les applications de traçage devraient également être interopérables entre les différents pays européens pour continuer à fonctionner lorsque les personnes voyagent, ce qui peut faciliter la réouverture des frontièresNote. Les applications de traçage ne constituent pas à elles seules la solution permettant de mettre fin aux restrictions, mais s’inscrivent dans une stratégie plus globale.
32. La Convention n’interdit pas totalement la surveillance de masse ni la collecte et la conservation des données sur les personnes, même sans leur consentement. Mais elles sont soumises aux exigences de légalité, de nécessité et de proportionnalitéNote. Les mesures de surveillance doivent être prévues par la loi et la législation doit être claire, prévisible quant à son application et suffisamment accessible. Il convient donc de s’assurer que la législation en vigueur est suffisante pour servir de fondement à ces mesures innovantes avant de les mettre en œuvre, et de commencer par combler les éventuelles lacunes du droit.
33. La Convention modernisée pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel de 2018 (STCE no 223, «Convention 108+») est l’instrument spécialisé du Conseil de l’Europe pour la protection des données et représente la norme internationale la plus avancée en la matière. La Présidente du Comité de la Convention 108 et le Commissaire à la protection des données du Conseil de l’Europe ont publié une «Déclaration conjointe sur le droit à la protection de données dans le contexte de la pandémie à COVID-19»Note. Cette déclaration énonce les normes du Conseil de l’Europe en la matière, qui autorisent le traitement des données à des fins liées à la réponse des autorités à la pandémie dans les conditions suivantes:
  • les personnes concernées doivent être tenues informées du traitement des données personnelles qui les concernent;
  • le traitement des données personnelles ne doit être effectué que s’il est nécessaire et proportionné à la finalité explicite, déterminée et légitime poursuivie;
  • une analyse d’impact doit être réalisée avant le début du traitement des données;
  • le respect de la vie privée doit être garanti dès la conception et des mesures appropriées doivent être adoptées pour assurer la sécurité des données; la recommandation du Comité des Ministres, CM/Rec(2019)2 sur la protection des données relatives à la santé fournit des directives précises à cet égard;
  • les personnes concernées doivent être habilitées à exercer leurs droits, y compris celui de modifier leurs données et d’obtenir un recours en cas de violation présumée de ces droits;
  • le principe de légalité doit être respecté, ce qui signifie que:
    • le traitement des données peut être effectué soit sur la base du consentement de la personne concernée, soit sur la base d’un autre fondement légitime prévu par la loi;
    • le fondement légitime peut notamment comprendre le traitement de données nécessaire aux intérêts vitaux des personnes et celui effectué dans l’intérêt général, comme dans le cas de la surveillance d’une épidémie mortelle;
  • le traitement à grande échelle de données personnelles ne peut être réalisé que si les preuves scientifiques démontrent que les avantages potentiels en termes de santé publique sont supérieurs à ceux d’autres solutions moins intrusives;
  • selon la Convention 108+ (voir article 11), une exception est admise dès lors qu’elle est «prévue par une loi, qu’elle respecte l’essence des droits et libertés fondamentales, et qu’elle constitue une mesure nécessaire et proportionnée dans une société démocratique»;
    • lorsque des restrictions sont appliquées, ces mesures doivent être prises uniquement à titre provisoire et pour une période expressément limitée à l’état d’urgence;
    • il est également essentiel que des garanties spécifiques soient mises en place et que des assurances soient données sur la pleine protection des droits et libertés individuelles une fois l’état d’urgence levé;
    • pour le traitement des données impliquant des systèmes d’intelligence artificielle, voir les Lignes directrices sur l’intelligence artificielle et la protection des données du Comité consultatif de la Convention sur la protection des données.Comité de la Convention 108, T-PD(2019)01, 25 janvier 2019.
34. La déclaration conjointe précise que le droit à la protection des données n’est pas incompatible avec la surveillance épidémiologique. Elle souligne également le fait que les données anonymisées ne sont pas couvertes par les exigences de la protection des données. L’utilisation de données de localisation agrégées pour signaler des rassemblements enfreignant les règles de confinement ou pour indiquer des mouvements de personnes s’éloignant d’une zone gravement touchée par l’épidémie serait donc autorisée.

2.5 Le fonctionnement du système judiciaire

35. Les restrictions imposées aux libertés de circulation et de réunion ont inévitablement pesé sur le travail des tribunaux, qui – conformément à l’article 6 de la Convention – doivent statuer publiquement sur les affaires civiles et pénales. Ces audiences publiques se déroulent généralement en présence d’un certain nombre de personnes, dont les parties/le défendeur et le ou les juges, ainsi que, dans certains pays, les membres du jury, des avocats, des procureurs, des greffiers, des sténographes, des experts, des témoins, le personnel de sécurité, le public et des journalistes. D’un côté, il convient d’appliquer les principes d’immédiateté (présence physique de tous les acteurs) et de publicité des procédures judiciaires dans l’intérêt de la transparence, de l’équité, de l’égalité des armes et de la confiance du grand public dans le fonctionnement du système judiciaire. D’un autre côté, les restrictions impératives imposées à la liberté de circulation et les mesures telles que la «distanciation sociale» sont incompatibles avec le fonctionnement normal des tribunaux.
36. L’article 6 prévoit des exceptions au caractère public des procédures judiciaires pour différents motifs, notamment dans l’intérêt de l’ordre public dans une société démocratique et «dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice». Bien qu’il ne soit fait aucune mention précise de la santé publique comme motif d’intervention (contrairement aux articles 8 à 11 et à d’autres, voir plus haut), les mesures visant à prévenir la propagation d’une pandémie catastrophique doivent réunir les conditions propres à le justifier par la nécessité de maintenir l’ordre public et de protéger l’intérêt de la justice, ce qui englobe la protection de la vie et de la santé des acteurs du système judiciaire. Ainsi, l’exclusion du public, et même des journalistes, peut être autorisée.
37. Des considérations similaires s’appliquent aux exceptions à la règle selon laquelle tous les participants au procès doivent être physiquement présents. Les témoins peuvent être entendus et interrogés en vidéoconférence, et les avocats et les procureurs peuvent plaider de la même manière. Toutefois, il convient pour cela de mettre en place dès que possible des infrastructures appropriées, afin d’éviter tout retard dans les procédures pénales (notamment lorsque l’accusé est en détention provisoire, et que la durée de celle-ci peut être limitée) et dans les procédures relevant du droit de la famille et de la protection de l’enfance (où certaines personnes peuvent avoir besoin d’être protégées contre les risques encourus par leur santé et leur sécurité). Comme pour les limitations d’autres droits, toutes les exceptions doivent être limitées dans leur portée et leur durée à ce qui est absolument nécessaire pour la protection de l’ordre public et dans l’intérêt de la justice, et ne doivent pas excéder la durée de la crise sanitaire.
38. Néanmoins, la pandémie de covid-19 retarde inévitablement l’administration de la justice, soit parce que les procédures exceptionnelles sont insuffisantes, soit parce que les juges en exercice ne souhaitent pas y recourir. C’est leur droit, car les juges jouissent d’une indépendance dans la prise de décision sur le fond et dans la gestion des procédures. Le pouvoir d’appréciation des tribunaux n’est toutefois pas illimité. Dans les procédures pénales et les affaires touchant aux droits civils, l’article 6 garantit que toute personne a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable. Cette considération est particulièrement importante lorsque l’accusé est en détention provisoire – une situation pour laquelle l’article 5.3, exige soit un procès dans un délai raisonnable, soit une libération dans l’attente du procès. Il convient cependant de préciser que, dans un contexte où peu de procès ont lieu, voire aucun, en raison des restrictions liées à la covid-19, le «délai raisonnable» peut s’avérer considérablement plus long qu’en temps normal. Les autorités compétentes doivent néanmoins revoir les décisions de détention provisoire en gardant à l’esprit que sa durée risque d’être prolongée. Des mesures compensatoires supplémentaires peuvent également être envisagées si la détention provisoire, bien que toujours justifiée dans ces circonstances, dure beaucoup plus longtemps que ce qui serait autrement le cas. Outre les cas de détention, les ressources judiciaires temporairement réduites doivent être affectées en priorité aux affaires urgentes relevant, par exemple, du droit de la famille, en particulier les affaires impliquant la protection des enfants et la prévention de la violence domestique. Pour les autres affaires civiles et pénales, l’article 6 de la Convention garantit le droit à un procès dans un délai raisonnable. S’il est entendu que la notion de «raisonnable» peut varier dans les circonstances actuelles, lorsque la durée de la procédure devient excessive, les personnes ont droit à un recours effectif en vertu de l’article 13.
39. Comme nous venons de l’indiquer, l’article 13 de la Convention impose aux États d’octroyer un recours effectif en cas de violation alléguée des droits protégés. Bien que l’article 13 n’impose pas que ce recours soit juridictionnel, dans la pratique c’est souvent le cas, en particulier pour les allégations les plus graves. Comme nous l’avons déjà indiqué, bon nombre des mesures prises pour faire face à la pandémie de coronavirus portent atteinte, souvent de manière grave et étendue, aux droits protégés. Dans certains cas, elles peuvent atteindre ou dépasser la limite d’une réponse acceptable et proportionnée. L’existence de recours suffisants doit être préservée afin d’éviter l’emploi abusif, erroné, illégal ou disproportionné de mesures d’urgence, ainsi que pour demander des comptes aux fonctionnaires chargés de leur mise en œuvre. Il est donc essentiel que le système judiciaire, ou tout autre mécanisme de recours destiné à répondre aux exigences de l’article 13, continue à pouvoir statuer sur de tels cas.
40. Un système judiciaire opérationnel est également indispensable pour garantir la légalité des mesures d’urgence, en général comme dans les cas particuliers. L’ingérence dans un droit protégé motivée par la poursuite d’un but d’intérêt général n’est autorisée que si elle est prévue par une loi appropriée. Les tribunaux, notamment les cours constitutionnelles ou leurs équivalents, doivent pouvoir examiner les lois d’urgence afin de vérifier leur conformité avec le cadre juridique national et les obligations juridiques internationales de l’État. Les cours constitutionnelles et cours suprêmes de nombreux États membres ont déjà reçu et, dans certains cas, statué sur des recours relatifs aux mesures de lutte contre la covid-19. Par exemple:
  • En Autriche, plus de 20 requêtes concernant des violations des droits de l’homme par les mesures gouvernementales de lutte contre la covid-19 sont pendantes devant la Cour constitutionnelle.
  • En Bulgarie, une douzaine d’affaires concernant la constitutionnalité des mesures liées à la covid-19 ont été portées devant la Cour constitutionnelle, notamment par le président et les partis d’opposition.
  • En Croatie, une douzaine d’affaires concernant la constitutionnalité des actes de la Direction de la protection civile sont pendantes devant la Cour constitutionnelle.
  • En République tchèque, le tribunal municipal de Prague a annulé certaines des mesures adoptées par le ministère de la Santé, déclarant qu’elles auraient dû être adoptées par le gouvernement, et la Cour constitutionnelle a rejeté, par une majorité de huit voix contre sept, une affaire pilote pour vice de procédure.
  • En France, le Conseil d’État (la plus haute juridiction administrative) a interdit aux autorités d’utiliser des drones pour contrôler le respect des mesures de confinement jusqu’à ce qu’un cadre juridique adéquat soit établi et a ordonné au gouvernement de lever l’interdiction «générale et absolue» de réunion dans les lieux de culte.
  • En Allemagne, plus d’un millier d’affaires concernant les mesures de lutte contre la covid-19 sont pendantes à différents niveaux de juridiction, certaines mesures restrictives ayant déjà été annulées car jugées disproportionnées.
  • En République de Moldova, un parti d’opposition a contesté la constitutionnalité de l’état d’urgence devant la Cour constitutionnelle.
  • En Macédoine du Nord, la Cour constitutionnelle a provisoirement suspendu la restriction particulière imposée à la circulation des mineurs et des personnes âgées de plus de 67 ans.
  • En Roumanie, la Cour constitutionnelle a jugé que la plupart des amendes infligées par la police pour violation des dispositions d’urgence étaient fondées sur un décret inconstitutionnel.
  • En République slovaque, les députés ont demandé à la Cour constitutionnelle d’examiner la compatibilité de plusieurs mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence avec la Constitution, la Convention et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
41. La CEPEJ a recueilli des informations auprès du réseau des agents de liaison dans les systèmes judiciaires nationaux et a aussi publié les résultats d’une enquête réalisée par le Conseil des barreaux européens (CCBE)Note. Ces informations laissent entrevoir certaines tendances dans les systèmes judiciaires des États membres du Conseil de l’Europe. D’une manière générale, elles montrent une tendance à classer les affaires par ordre de priorité dans les catégories suivantes:
  • privation de liberté (dans le cadre de procédures pénales) (mentionnée dans les informations reçues sur l’Autriche, le Danemark, l’Espagne, la Grèce, la Lituanie, la Pologne, le Portugal, la Serbie, la République slovaque, la Slovénie et la Turquie);
  • privation de liberté (pour des raisons de santé mentale) (mentionnée dans les informations reçues sur la Pologne, la Serbie et la Slovénie);
  • violence domestique / violence à l’égard des femmes (Espagne, Italie, Pologne, Serbie et Turquie);
  • protection de l’enfance (Italie, Lituanie, Pologne, Portugal, République slovaque et Slovénie);
  • affaires familiales (principalement en ce qui concerne la pension alimentaire) (Italie, Serbie, Slovénie et Turquie);
  • affaires portant sur les «droits fondamentaux» (Italie et Portugal);
  • affaires proches de la prescription (Bosnie-Herzégovine, Grèce et Serbie);
  • affaires impliquant des «préjudices irréversibles» ou des «risques graves» (Espagne, Pologne et République slovaque);
  • plusieurs réponses faisant référence à des affaires génériques «urgentes» (Autriche – particulièrement des affaires pénales, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Danemark – affaires civiles «critiques», Grèce – «cas d’urgence» et Norvège).
42. Les informations recueillies par la CEPEJ et le CCBE révèlent également une grande diversité dans la façon dont les systèmes judiciaires ont utilisé la technologie numérique pour tenir des «audiences à distance» pendant la période de restriction. Dans certains pays, il est possible de recourir à des audiences à distance pour les affaires civiles: Allemagne, Arménie, Finlande (décision laissée à l’appréciation des autorités judiciaires, sous certaines conditions) et Norvège. Dans d’autres, cette possibilité existe pour les affaires pénales: Azerbaïdjan (détention provisoire et libération anticipée)Note, Estonie (avec le consentement de l’accusé), Irlande (condamnation de personnes en détention), République de Moldova (libération anticipée et plaintes concernant les conditions de détention), Roumanie (procédure d’urgence) République tchèque (projet pilote dans les prisons) et République slovaque (interrogatoire de détenus condamnés). D’autres pays autorisent la tenue d’audiences à distance pour les affaires civiles et pénales: Croatie, France et Royaume-Uni. Enfin, les informations recueillies sur certains pays indiquent que des audiences à distance sont possibles, mais sans préciser pour quel type d’affaires: Danemark, Grèce, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Suède et Ukraine. Plusieurs réponses ont révélé que les audiences à distance étaient autorisées pour traiter les affaires «urgentes»: Pologne, République de Moldova et Roumanie. Seules la Belgique et Chypre ont déclaré que les audiences à distance n’étaient pas autorisées.
43. La CEPEJ a également publié une «Déclaration sur les leçons et défis pour le système judiciaire pendant et après la pandémie de covid-19», qui énonce les sept principes suivantsNote:
  • Droits de l’homme et État de droit: les droits à la liberté et à la sûreté, ainsi que le droit à un procès équitable «doivent être protégés à tout moment et deviennent particulièrement importants pendant la crise. Le fonctionnement continu du système judiciaire et des services fournis par les professionnels de la justice doit être assuré … La confiance dans la justice doit perdurer même en période de crise».
  • Accès à la justice: «La fermeture des tribunaux peut être nécessaire … [mais] elle devrait se faire de manière prudente et proportionnée … Le service public de la justice doit être maintenu dans la mesure du possible, notamment en assurant l’accès à la justice par des moyens alternatifs … Une attention particulière doit être portée aux groupes vulnérables … Les systèmes judiciaires devraient ainsi traiter en priorité les affaires qui concernent ces groupes.»
  • Sécurité des personnes: «Des mesures de sécurité doivent être mises en place pour respecter la distanciation physique dans les bâtiments des tribunaux … Le télétravail devrait être possible pour tous les professionnels de la justice.»
  • Suivi des affaires, qualité et performance: «Cela inclut un tri des affaires, une éventuelle priorisation et redistribution des affaires basées sur des critères objectifs et équitables et permettant d’assurer une justice de qualité.»
  • Cyberjustice: «Le recours aux technologies de l’information offre la possibilité au service public de la justice de continuer à fonctionner pendant la crise sanitaire. Leur essor soudain et leur utilisation excessive peuvent néanmoins avoir des conséquences négatives. Les solutions informatiques … doivent toujours respecter les droits fondamentaux et les principes du procès équitable [et] leur utilisation et leur accessibilité par tous les usagers doivent être encadrées par une base juridique claire.»
  • Formation: «La formation judiciaire devrait prendre en compte les besoins apparus dans l’urgence, y compris l’utilisation des technologies de l’information … La fermeture des tribunaux …[peut] permettre aux professionnels de la justice de consacrer plus de temps à la formation depuis leur domicile. [Il devrait y avoir] une formation spécifique sur le travail à distance [et sur] les nouveaux types d’affaires découlant de la pandémie [de la] COVID-19.»
  • Une justice tournée vers l’avenir: «La pandémie [de la] COVID-19 a aussi été l’occasion d’introduire en urgence des pratiques innovantes. Une stratégie de transformation du système judiciaire devrait être élaborée pour tirer parti des solutions nouvellement mises en œuvre … La modernisation du système judiciaire devrait être abordée de manière positive, et toujours dans le respect des droits fondamentaux garantis par la CEDH.»
44. Le Conseil consultatif de juges européens du Conseil de l’Europe (CCJE) a dressé une liste de questions relatives au «fonctionnement des tribunaux à la suite de la pandémie COVID-19»Note. Outre les problèmes d’ordre pratique, ce document contient aussi plusieurs réflexions intéressantes qualifiées de «considérations générales»:
  • Les États pourraient être amenés à négliger l’importance du rôle joué par les tribunaux: offrir des recours effectifs contre les mesures d’urgence et juger d’autres affaires liées à la pandémie [ici, on peut noter que nombre de ces affaires impliqueront de nouvelles lois et/ou des lois qui n’ont pas encore été testées, y compris les lois établissant l’état d’urgence et les décrets adoptés en vertu de ces lois].
  • Les systèmes judiciaires qui sont déjà insuffisamment financés pourraient avoir du mal à relever les défis inhérents à la crise et se trouver confrontés à des difficultés encore plus grandes si les contraintes financières se traduisent par de nouvelles réductions budgétaires.
  • Certaines mesures prises pour faire face à la crise sanitaire pourraient perdurer (par exemple, les audiences à distance et l’utilisation de moyens électroniques pour d’autres procédures, comme la soumission de requêtes et de documents) et la crise pourrait offrir des perspectives d’autres changements positifs.
  • Les États devraient élaborer un plan d’action pour les tribunaux au lendemain de la pandémie afin qu’ils puissent contribuer au retour à la vie normale, notamment par le règlement des litiges liés à la pandémie [et, pourrait-on ajouter, par la résorption rapide de l’important arriéré d’affaires, conséquence inévitable de la fermeture des tribunaux].
  • Les juridictions internationales seront aussi concernées, y compris la Cour européenne des droits de l’homme, surtout si les affaires ne sont pas réglées efficacement au niveau national. Pour ce faire, il importe que les décisions de justice soient cohérentes, tant au sein des systèmes judiciaires nationaux qu’entre eux.
  • Le fait que les tribunaux jouent un rôle positif dans la résolution des problèmes liés à la pandémie pourrait contribuer à rétablir la confiance des justiciables dans les systèmes judiciaires.
  • La situation des tribunaux sera probablement affectée par les répercussions de la pandémie sur d’autres secteurs, comme les cabinets d’avocats, dont les activités ont été plus ou moins interrompues, les établissements pénitentiaires, qui cherchent à réduire leur surpopulation, etc.
  • Une attention particulière devra être portée au risque de «recul de l’État de droit» dans certains États membres.
45. La CEPEJ et le CCJE s’accordent à dire que la pandémie devrait être considérée comme une expérience d’apprentissage. L’accélération des tendances antérieures (comme l’utilisation croissante des solutions numériques) et l’introduction d’approches innovantes devraient être examinées avec attention afin de renforcer l’efficience et l’efficacité des systèmes judiciaires à l’avenir.

2.6 La situation des personnes en détention

46. La situation des personnes en détention les rend particulièrement vulnérables aux infections et aux conséquences néfastes d’un isolement physique prolongé. Un rapport spécial Statistiques Pénales Annuelles du Conseil de l'Europe (SPACE) a révélé que dans 34 des 45 administrations pénitentiaires étudiées, les détenus et/ou le personnel pénitentiaire avaient contracté la covid-19Note. Le CPT a publié récemment une «Déclaration de principes relative au traitement des personnes privées de liberté dans le contexte de la pandémie de coronavirus (COVID-19)». Cette déclaration recouvre les principes suivants:
  • prendre toutes les mesures possibles pour protéger la santé et la sécurité des personnes en détention;
  • respecter et appliquer les directives sanitaires et cliniques nationales et les lignes directrices de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS);
  • assurer une mise à disposition adéquate du personnel en offrant le soutien, la formation et les équipements de protection nécessaires;
  • garantir que les restrictions supplémentaires liées à la covid-19 concernant les personnes détenues soient conformes aux garanties procédurales de l’article 5 de la Convention;
  • prendre des initiatives concertées pour recourir à des mesures de substitution à la privation de liberté et revoir à la lumière des nouvelles circonstances les décisions de priver les personnes de leur liberté – surtout en ce qui concerne les personnes détenues dans des établissements surpeuplés;
  • accorder une attention particulière aux besoins en soins de santé des personnes détenues appartenant à des groupes vulnérables ou à risque, notamment les personnes âgées et les personnes souffrant de pathologies préexistantes;
  • même lorsque les activités non essentielles sont suspendues, assurer la protection des droits fondamentaux, y compris le droit à une hygiène personnelle et à l’accès quotidien à un exercice en plein air, et compenser les restrictions du droit de visite par un accès accru à d’autres moyens de communication;
  • veiller à ce que les détenus placés à l’isolement ou mis en quarantaine aient de véritables contacts humains tous les jours;
  • maintenir les garanties fondamentales contre les mauvais traitements, notamment l’accès à un avocat et à un médecin et la notification de la détention, en toutes circonstances et à tout moment, en prenant les mesures de précaution appropriées si besoin est (masques de protection);
  • garantir en permanence l’accès des organes indépendants de contrôle à tous les lieux de détention, y compris les lieux où des personnes sont maintenues en quarantaine.
47. Comme indiqué ci-dessus, les mesures de quarantaine et de confinement peuvent avoir des conséquences particulières sur les contacts des détenus avec leurs avocats et leurs familles. Ces contacts constituent un moyen de communication important qui offre des garanties contre les mauvais traitements des personnes détenues. L’interruption de ces communications peut accroître le risque de mauvais traitements, ce qui pose problème au regard de l’article 3 de la Convention (interdiction de la torture) et, éventuellement, de l’article 2 (droit à la vie). En ce qui concerne les détenus en attente de jugement ou préparant un recours en appel, l’absence de contact avec leurs avocats pose problème au regard du droit à un procès équitable consacré par l’article 6. Les personnes détenues conservent également le droit au respect de la vie privée et familiale, même si son exercice est limité de manière justifiable dans le cadre de leur peine. Le refus d’un véritable contact avec des amis et des membres de la famille, par exemple, peut donc soulever un certain nombre de questions au regard de l’article 8. Les personnes privées de leur liberté dans le cadre de conflits armés seront particulièrement vulnérables et les garanties concernant leur santé et leur sécurité sont donc particulièrement importantes.
48. Plusieurs États ont pris, ou envisagent de prendre, des mesures de libération anticipée de certaines catégories de détenus, comme les personnes condamnées pour des délits non violents, celles dont la peine est presque intégralement purgée ou celles qui seraient particulièrement à risque face à la maladie. En effet, le rapport SPACE-I indique que plus de 128 000 détenus ont été libérés, dont près de 103 000 rien qu'en Turquie. La libération anticipée résulte d’un choix difficile mais nécessaire, qui met en balance l’intérêt général de la justice pénale et la nécessité de protéger les détenus contre les risques pour leur santé et pour leur vie, incompatibles avec tout régime de détention légal. La libération anticipée doit toutefois être fondée sur des critères objectifs et non discriminatoires, et ne doit pas exclure des catégories telles que les acteurs politiques et militants de l’opposition, les journalistes et les universitaires critiques ou les avocats et autres défenseurs des droits de l’homme, en particulier ceux dont l’emprisonnement laisse soupçonner une motivation politiqueNote.

2.7 Risques de corruption

49. Comme l’a fait remarquer le président du Groupe d’États contre la corruption (GRECO), «alors que les États sont indéniablement confrontés à des situations d’urgence, qu’il y a concentration des pouvoirs et dérogation aux libertés et droits fondamentaux, et alors que des montants considérables sont injectés dans l’économie pour atténuer la crise (aujourd’hui et à brève échéance), les risques de corruption ne devraient pas être sous-estimés. Il est donc de la plus haute importance que la lutte contre la corruption soit prise en compte transversalement dans tous les processus liés [à la] COVID-19 et, plus généralement à la pandémie»Note. À cette fin, le président du GRECO a publié des lignes directrices couvrant six domaines:
  • Systèmes des marchés publics: «Si les dispositions législatives d’urgence sont certes efficientes pour obtenir rapidement des fournitures médicales critiques, cela se fait parfois au prix d’un assouplissement des contrôles nécessaires sur les dépenses publiques. Les procédures d’achats publics peuvent aussi devenir des cibles vulnérables pour les lobbyistes … La prévention de la corruption passe avant tout par une plus grande transparence. Les personnels chargés des marchés publics ne devraient en aucun cas être employés par une société ayant une relation contractuelle avec les responsables de la supervision ou du contrôle.»
  • Corruption dans les services connexes au secteur médical: «Les risques de corruption peuvent être extrêmement préoccupants pour les hôpitaux et autres structures médicales ou médicalisées qui s’efforcent de faire face [à la] COVID-19, alors qu’il y a pénurie de personnel et d’équipement … La corruption à petite échelle est également un problème qui a resurgi dans le contexte de la pandémie (pour l’accès simple ou prioritaire aux services médicaux, aux tests et à de l’équipement, dans les modalités concernant la récupération des corps et les funérailles, pour contourner les règles du confinement etc.) même dans des pays où ces pratiques étaient jusque-là très peu courantes.» «… La Convention pénale du Conseil de l’Europe sur la corruption fait obligation aux États Parties d’incriminer la corruption active et passive dans le secteur privé … et couvre aussi les prestataires de soins de santé du privé.»
  • Corruption dans la recherche et le développement de nouveaux produits: «L’investissement dans la recherche et développement de médicaments et vaccins contre [la] COVID-19 est un autre processus sensible en matière de corruption … Des montants colossaux sont actuellement investis … Il faudrait donc accroître la capacité et l’autorité des institutions de l’État chargées de fonctions de tutelle et de contrôle en ce qui concerne la gestion des ressources publiques, mais aussi faire en sorte qu’elles rendent compte au public.» Dans ce contexte, le GRECO évoque également «les risques de conflits d’intérêts … au vu des enjeux sanitaires ou économiques majeurs, tels que le traitement préférentiel dans la fourniture de services pour des amis ou des parents, le clientélisme, le népotisme et le favoritisme en matière de recrutement et plus généralement de gestion du personnel de santé», ainsi que la nécessité d’assurer la transparence du lobbying auprès des décideurs publics de haut niveau («les personnes chargées de hautes fonctions de l’exécutif») et la question du trafic d’influence.
  • Risques de fraudes liées à la covid-19: c’est-à-dire «des arnaques financières liées [à la] COVID-19, notamment pour des produits médicaux contrefaits». À cet égard, le GRECO souligne l’importance de la Convention du Conseil de l'Europe sur la contrefaçon des produits médicaux et les infractions similaires menaçant la santé publique (STCE no 211, Convention Médicrime), qui oblige les États à ériger en infraction pénale la fabrication de produits médicaux contrefaits; la fourniture, l’offre de fourniture ou le trafic de ces produits; la falsification de documents; et la fabrication, le stockage, l’importation, l’exportation, la fourniture ou l’offre de fourniture ou la mise sur le marché de médicaments sans autorisation et de dispositifs médicaux ne répondant pas aux exigences de conformité. Le 8 avril 2020, le Comité des Parties à la Convention Médicrime a publié son propre avis spécifique sur l’application de la convention dans le contexte de la covid-19Note.
  • Surveillance du secteur de la santé et protection des lanceurs d’alerte dans ce domaine: «Alors que les législations sur l’état d’urgence font basculer le pouvoir en faveur de l’exécutif, les autres branches du pouvoir (le législatif et le judiciaire), des institutions (ombudsman, agences de lutte contre la corruption et autres organes spécialisés traitant de la corruption) ainsi que de la société civile (des réponses dégagées par la participation collective, des systèmes de partage d’information et de mesures de traçage, l’ouverture de lignes dédiées pour le signalement par le public etc.) ont un rôle fondamental de surveillance. Les médias ont un rôle particulier à jouer et une responsabilité spécifique … Il est particulièrement important de garantir la protection des personnes (lanceurs d’alerte) qui signalent des soupçons de corruption, quelle que soit la voie qu’ils choisissent pour le faire … La dénonciation peut être une arme fondamentale pour la lutte contre la corruption et les dérives graves de gestion dans les secteurs public et privé, y compris celui de la santé.»
  • Secteur privé: «Le secteur privé est confronté à des risques accrus de corruption durant cette crise, notamment sous forme de paiements de facilitation/pots-de-vin pour accélérer des processus qui auraient pu être bloqués du fait du manque de personnel ou de la fermeture de bureaux publics, ou encore de falsification de documents pour répondre aux conditions d’octroi des programmes d’aide publique dans le cadre des mesures de réponse à la pandémie; la corruption peut intervenir pour contourner les conditions de certification de produits, négliger de certifier les chaînes de fournisseurs alternatives, faire un usage abusif des dons; elle peut aussi être favorisée par l’insuffisance de ressources pour superviser les comportements inacceptables de certains employés à titre individuel, etc.»
50. Le GRECO reconnaît que le signalement de ces situations par les médias indépendants offre d’importantes garanties contre la corruption. En effet, les médias ont déjà dénoncé plusieurs situations préoccupantes. Par exemple:
  • En Roumanie, une femme d’affaires a acheté des actions majoritaires dans une société inactive de médecine alternative le jour où l’Organisation mondiale de la Santé a déclaré l’état de pandémie. En huit jours, cette entreprise a obtenu un contrat sans appel d’offres pour la fourniture d’équipements de protection individuelle (EPI), qu’elle a achetés en Turquie puis revendus au gouvernement en réalisant un bénéfice de 40 %. Cette femme d’affaires, décrite comme une ancienne protégée de l’actuel Premier ministre lorsqu’il était adjoint au maire de Bucarest puis ministre des Transports (ce qu’il nie), a été condamnée pour infractions commises en bande organisée. Les masques de protection fournis dans le cadre du contrat auraient été de mauvaise qualité, et auraient présenté un danger pour la santéNote.
  • En Slovénie, une série d’accords d’une valeur totale de 80 millions d’euros ont été conclus à l’issue d’appels d’offres «d’un jour». Les plus gros contrats ont tous été attribués à des entreprises dont le chiffre d’affaires total des années précédentes était bien inférieur à la valeur individuelle de chacun des contrats, l’un d’entre eux représentant une augmentation de 11 000 % du revenu annuel. Une entreprise contrôlée par l’un des hommes les plus riches de Slovénie, qui n’avait jamais eu d’intérêts commerciaux dans le secteur médical, a ainsi obtenu un contrat de 25,4 millions d’euros du gouvernement pour fournir des équipements de protectionNote. La chaîne de télévision nationale publique a diffusé la déclaration d’un lanceur d’alerte employé au sein de l’agence nationale des marchés publics, selon laquelle le ministre de l’Économie serait intervenu personnellement en faveur d’une autre entreprise, malgré l’avis défavorable d’un comité d’experts médicaux sur ses produits; le ministre a nié toute malversationNote. Les garanties procédurales normales en matière de marchés publics avaient été suspendues en raison de l’épidémie de covid-19.
  • La réponse de l’Ukraine à la pandémie aurait été perturbée par le fait que le ministre de la Santé tout juste nommé a retardé l’approbation des décisions relatives à l’attribution des marchés publics, préférant tout d’abord obtenir la nomination d’un directeur adjoint au sein de l’agence nationale chargée des marchés publics pour les achats de matériel médical. Le ministre aurait décrit le candidat comme sa «personne de confiance», un terme qui peut laisser à penser qu’il s’agirait d’un initié chargé d’influencer les décisions en matière d’achats dans l’intérêt d’un puissant protecteur – alors que l’agence des marchés publics avait été spécifiquement conçue pour résister à la corruption et que le candidat n’était pas éligible à ce poste en raison d’une précédente condamnation pour malversations. Le ministre a ensuite été contraint de démissionner, même si la décision ne fait aucune mention de ces allégationsNote.
  • Des tests d’anticorps fabriqués en Chine pour détecter l’infection à la covid-19 sont commercialisés sous une nouvelle marque puis revendus par des entreprises occidentales. Des contrôles indépendants ont montré qu’une marque de test en particulier n’était pas fiable, car elle générait un taux élevé de «faux négatifs», et l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a déconseillé d’utiliser ce type de test pour établir des diagnostics cliniques. Le fabricant, quant à lui, revendique un taux de précision largement supérieur à 90 %. Une entreprise néerlandaise a revendu ce test par millions à travers le monde, affirmant qu’il avait été «développé et fabriqué dans le cadre de réglementations européennes et néerlandaises très strictes. Ces réglementations ne laissent aucune place à l’erreur et permettent d’obtenir un produit parfaitement fiable et sûr». Une entreprise italienne a également revendu ce qui semble être les mêmes tests, déclarant les avoir fabriqués elle-même. S’il est tout à fait légal de commercialiser un produit sous une autre marque et de le revendre, il est interdit de faire la promotion de produits médicaux non fiables en prétendant qu’ils le sont. De telles pratiques peuvent avoir des conséquences dramatiquesNote.
51. Il se peut que les exemples cités ci-dessus soient explicables et n’impliquent aucun acte répréhensible. Toutefois, les signalements crédibles de malversations doivent faire l’objet d’enquêtes et des mesures appropriées doivent être prises en conséquence. C’est d’autant plus important compte tenu des montants de fonds publics en jeu et des difficultés budgétaires auxquelles de nombreux pouvoirs publics seront bientôt confrontés dans le sillage de la contraction économique liée à la pandémie.
52. Plusieurs pays ont déjà pris des mesures à la suite du signalement d’actes répréhensibles comparables à ceux que pointe le GRECO. En Russie, par exemple, les autorités ont saisi près de 1 800 respirateurs fabriqués en 1999-2000 qui ne possédaient pas les documents de certification et d’enregistrement nécessaires et ont arrêté les membres du groupe qui se proposaient de les vendre à un hôpital de la région de Moscou. En Bosnie-Herzégovine, la police enquête sur la manière dont une exploitation agricole spécialisée dans la culture des framboises, sans expérience préalable en matière d’achats médicaux et appartenant à un présentateur de télévision, a obtenu un contrat public du chef de l’agence de la protection civile pour importer 100 respirateurs de Chine, au prix unitaire de 55 000 dollars, alors que les prix du marché international oscillent entre 7 000 et 30 000 dollarsNote. La centrale d’achats de l’administration publique italienne (Consip) a mis fin à des contrats d’une valeur de 28 millions d’euros précédemment attribués à une entreprise privée pour la fourniture de masques de protection, à la suite d’informations publiées par les médias selon lesquelles cette entreprise était visée par une enquête pénale pour des malversations antérieuresNote. L’enquête des médias avait été rendue possible, car Consip avait publié les dispositions contractuelles de cet accord, ce qui souligne l’importance de la transparence.
53. Il existe d’autres risques de corruption associés aux plans de soutien et de relance de l’économie, dont la valeur totale s’élèvera à plusieurs milliers de milliards d’euros et que les gouvernements ont déjà commencé à mettre en œuvre pour faire face à l’effondrement de l’activité économique. La transparence, l’obligation de rendre des comptes et un contrôle indépendant efficace, conformément aux normes du Conseil de l’Europe et aux autres normes internationales, seront absolument essentiels. Comme l’a fait remarquer l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), «tout en reconnaissant la nécessité d’une action urgente pour prévenir l’effondrement économique et social, l’absence de mécanismes de reddition de comptes et de contrôle suffisants dans l’allocation et la distribution des plans de relance économique accroît le risque de voir la fraude et la corruption affaiblir la portée des mesures prises et entraîner une pénurie de l’aide requise pour atteindre les bénéficiaires visés, ce qui a un impact sur les catégories de population les plus faibles»Note.
54. À cette fin, l’ONUDC recommande aux autorités publiques de tenir compte des éléments suivants (pour plus d’informations, voir le document cité dans la note de bas de page no 35):
  • l’établissement de critères clairs, objectifs et transparents pour la qualification des bénéficiaires et destinataires visés;
  • la prise en compte des risques et des faiblesses des méthodes de décaissement et de ciblage;
  • l’ouverture de canaux de communication et de sensibilisation clairs pour renforcer la prise de conscience et la compréhension des bénéficiaires;
  • le recours à la technologie pour un décaissement efficace, transparent et responsable des ressources;
  • la mise en place de mécanismes complets d’audit, de contrôle, de reddition de comptes et d’établissement de rapports pour suivre le processus de décaissement et vérifier la bonne réception des fonds;
  • et, à l’avenir: la préparation est l’élément central de la prévention; le cadre législatif doit être en place avant l’éclatement de la crise.

3 Conclusions et recommandations

55. La gravité de la pandémie de covid-19 et l’urgence avec laquelle les États membres du Conseil de l’Europe sont contraints de prendre des mesures drastiques pour y faire face soumettent les normes européennes modernes en matière de droits de l’homme et d’État de droit à des pressions sans précédent. Tous les États membres ont pris des mesures d’exception pour contrer cette menace exceptionnelle. Qu’elles aient été ou non couronnées de succès du point de vue de la santé publique, ces mesures doivent être suivies de près pour vérifier leur conformité avec les normes européennes et étudiées afin d’en tirer des enseignements pour l’avenir. Le présent rapport offre une première occasion de prendre note de certains des problèmes qui sont apparus, de rappeler les normes applicables et de faire des propositions pour renforcer la résilience à l’avenir.
56. Dans un petit nombre de pays, les gouvernements exploitent de façon cynique les craintes de la population afin d’affaiblir la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit, dans le but de supprimer les contre-pouvoirs et de perpétuer leur emprise sur le pouvoir. Parallèlement, le débat est désormais ouvert sur la question de savoir si les régimes autoritaires sont mieux adaptés que les démocraties libérales pour faire face à la pandémie de covid-19 – même si les faits ont clairement démontré que non. Certains s’en souviennent, l’Europe a déjà connu l’arrivée au pouvoir de régimes autoritaires sur fond de crise nationale et elle n’ignore pas les dangers que ces régimes représentent pour la paix et la sécurité internationales. Le Conseil de l’Europe a d’ailleurs été créé après la Seconde Guerre mondiale pour empêcher la région de sombrer à nouveau dans l’autoritarisme.
57. Toutefois, la pandémie de covid-19 n’est pas forcément synonyme de régression et, dans l’ensemble, les démocraties européennes ont prouvé qu’elles étaient capables de réagir efficacement sans trahir leurs valeurs fondamentales. Même les mesures radicales peuvent être parfaitement démocratiques, pour autant qu'elles respectent les principes des droits de l'homme et de l’État de droit décrits dans ce rapport. Si elle a sans nul doute mis à rude épreuve la résistance des systèmes nationaux, cette expérience offre néanmoins la possibilité de tirer des enseignements positifs pour l’avenir afin de garantir que, lors de la prochaine pandémie, les autorités pourront réagir rapidement et efficacement en respectant pleinement les droits de l’homme et l’État de droit. A cette fin, le rapporteur présente les propositions d’action aux Etats membres, au/à la Secrétaire Général du Conseil de l'Europe et au Comité des Ministres figurant dans les projets de résolution et de recommandation ci-joints.

Annexe – Avis divergentNote de Mme Sopio Kiladze (Géorgie, SOC), membre de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme

1. Le paragraphe 15 de l’exposé des motifs énonce que:
«En Géorgie, le parlement a approuvé un décret présidentiel qui autorise le gouvernement à restreindre les droits dans certains domaines, sans toujours préciser la nature ou la portée de ces restrictions».
Il s’agit d’une mauvaise interprétation ou d’une déformation délibérée des faits. Voici de quoi mieux éclairer notre propos:
2. La source de l'article doit être vérifiée. Les éléments que cite l’intéressé ne sont pas fiables en raison de son parti pris politique. Ils ne peuvent par conséquent pas être pris au sérieux.
3. La Constitution géorgienne autorise le Président, le gouvernement et le parlement à publier et à approuver un décret commun sur les restrictions imposées à certains droits de l'homme précis. Sous les gouvernements précédents, les organes constitutionnels compétents restreignaient les droits de l'homme par des normes générales, sans préciser en rien l’étendue et la forme de la restriction. Cette année, un choix radicalement différent a été fait: le décret ne se contente pas d’édicter des normes générales relatives à la restriction, mais définit précisément l’étendue et la forme de la restriction en question. Nous considérons donc que la critique formulée dans l’exposé des motifs est sans fondement. Nous sommes fermement convaincus que cette manière de préciser les dispositions pertinentes du décret peut être reprise efficacement par d'autres pays membres du Conseil de l'Europe en guise de bonne pratique.