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Intelligence artificielle et marchés du travail: amis ou ennemis?

Rapport | Doc. 15159 | 05 octobre 2020

Commission
Commission des questions sociales, de la santé et du développement durable
Rapporteur :
M. Stefan SCHENNACH, Autriche, SOC
Origine
Renvoi en commission: Renvoi N˚ 4424 du 21 janvier 2019. 2020 - Commission permanente de octobre

Résumé

Le déploiement d’intelligence artificielle (IA) à travers le monde du travail pourrait offrir de nouvelles opportunités et avantages ou compromettre et perturber l’organisation du travail. Ses effets dépendront des valeurs et de la vision qui sous-tendent la technologie, ainsi que de la manière dont elle est réglementée et utilisée. Les États membres devraient mieux anticiper l’effet de transformation de l’IA et concevoir des stratégies nationales pour accompagner la transition d’une manière qui soit respectueuse des droits, vers des types d’emploi où le binôme homme-machine occupe une plus grande place et où l’IA est un atout pour travailler avec plus de souplesse, selon de nouvelles méthodes.

Afin de faire face aux effets potentiellement négatifs de l’IA et de préserver la valeur sociale du travail, l’utilisation de l’IA par des entités commerciales et publiques pour le recrutement et dans les situations ayant une incidence sur les droits des travailleurs devrait toujours être traitée comme «à haut risque», ce qui nécessite une réglementation plus stricte, un contrôle humain substantiel et un consentement adéquat. Le rapport soutien l’appel à des stratégies centrées sur l’humain pour amortir les répercussions de l’IA et conseille vivement d’investir dans l’apprentissage tout au long de la vie, le travail décent et l’innovation sociale. Il plaide pour la participation de l’État aux développements d’algorithmes et à leur contrôle, ainsi que pour un cadre réglementaire qui promeuve la complémentarité entre les applications d’IA et le travail humain. Le Conseil de l’Europe devrait préparer un instrument normatif complet en matière d’IA, tel qu’une convention ouverte aux États non-membres.

A Projet de résolutionNote

1. Le monde du travail va être de plus en plus exposé à la diffusion des technologies d’intelligence artificielle (IA). Les valeurs et la vision qui sous-tendent l’IA, ainsi que la manière dont elle est réglementée et utilisée, détermineront si la percée de cette innovation offrira de nouvelles opportunités et présentera de nouveaux avantages ou si elle compromettra et perturbera la façon dont notre société organise le travail. Les décideurs politiques au niveau national et européen doivent étudier sous l’angle stratégique les défis qui apparaissent et proposer des options réglementaires adéquates pour préserver la valeur sociale du travail et pour faire respecter les droits du travail inscrits dans les instruments juridiques nationaux, européens et internationaux, notamment les codes du travail, la Charte sociale européenne (STE n° 35 et 163) et les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT).
2. L’Assemblée parlementaire note que l’IA cristallise les craintes liées à la possibilité que le nombre d’humains remplacés dans leur emploi par l’IA soit supérieur au nombre d’emplois qu’elle crée. Cette situation soulève des incertitudes quant à l’impact potentiel de l’IA sur les possibilités et les conditions futures pour les travailleurs d’accéder au marché du travail, de gagner leur vie et de mener une carrière épanouissante. Utilisée de manière déraisonnable, l’IA risque de perturber le marché du travail, de fragmenter la vie professionnelle et d’exacerber les inégalités socio-économiques. Des entités commerciales et publiques utilisent déjà l’IA pour analyser, prévoir, renforcer et même contrôler le comportement humain. Si l’IA peut assister et faciliter le travail humain et le rendre plus efficace, elle peut aussi avoir pour effet de manipuler des décisions humaines ou des décisions affectant les humains, de porter atteinte à la dignité humaine, d’enfreindre l’égalité des chances et de perpétuer les préjugés dans le secteur de l’emploi et pour l’accès à celui-ci.
3. L’Assemblée est préoccupée en outre par le fait que l’IA soit déployée à grande échelle sans tenir les utilisateurs suffisamment informés ni sans leur donner la possibilité de refuser les utilisations qui en sont faites ou de contester les décisions les affectant dans leur emploi prises sur la base de décisions algorithmiques. L’Assemblée partage donc le point de vue exprimé dans les recommandations du Groupe d’experts de haut niveau sur l’IA (de la Commission européenne) selon lequel l’utilisation de l’IA pour le recrutement et dans les situations ayant une incidence sur les droits des travailleurs devrait toujours être traitée comme «à haut risque» et être soumise dès lors à des exigences réglementaires plus strictes.
4. Préoccupée par les aspects juridiques et éthiques de l’IA par rapport au cadre existant des droits humains, l’Assemblée salue les efforts que le Conseil de l’Europe déploie, notamment l’exercice de cartographie complète de son Comité ad hoc sur l’intelligence artificielle (CAHAI), pour étudier la faisabilité d’un instrument normatif, éventuellement d’une convention. L’Assemblée souligne l’importance des principes éthiques identifiés jusqu’ici par la communauté scientifique internationale. Il importe tout particulièrement de veiller à ce que la mise en œuvre de technologies d’IA affectant les marchés du travail et les droits sociaux individuels fasse l’objet d’un contrôle humain substantiel, étant donné que notre société est organisée autour du travail.
5. L’Assemblée soutient par conséquent les recommandations de la Commission mondiale de l’OIT sur l’avenir du travail, qui appellent à des stratégies centrées sur l’humain pour amortir les répercussions de l’IA et conseillent vivement d’investir dans les compétences de chaque personne, dans l’apprentissage tout au long de la vie (acquisition de compétences, reconversion professionnelle et amélioration des compétences), dans les instituts de formation et dans un travail décent et durable, afin de garantir que «le travail s’accompagne de liberté, de dignité, de sécurité économique et d’égalité pour tous».
6. L’Assemblée estime que les États membres devraient mieux anticiper les effets de transformation de l’IA sur la nature du travail humain et concevoir des stratégies nationales pour accompagner la transition, d’une manière qui soit respectueuse des droits, vers des types d’emploi où le binôme homme-machine occupe une plus grande place et où l’IA est un atout pour travailler différemment, c’est-à-dire avec plus de souplesse, selon de nouvelles méthodes, et insuffle une dynamique positive. Pour faire face aux incertitudes concernant la place de l’IA dans nos vies futures, nous avons besoin de politiques publiques qui exploitent pleinement le potentiel humain, qui aident à réduire le décalage entre les besoins du marché du travail et les qualifications des travailleurs, et qui cultivent des valeurs éthiques essentielles, notamment d’inclusion et de durabilité.
7. L’Assemblée appelle donc les États membres:
7.1 à élaborer et à publier des stratégies nationales pour une utilisation responsable de l’IA, s’ils ne l’ont pas encore fait, portant entre autres sur les problèmes qui se posent pour les marchés du travail, le droit du travail et le développement des compétences;
7.2 à s’assurer que l’État prend part aux développements d’algorithmes et les contrôle afin de garantir que les développeurs et les utilisateurs d’IA respectent pleinement les normes et principes juridiques en vigueur dans le cadre de l’emploi afin d’éviter une emprise régulatrice de la part de grandes entreprises d’IA;
7.3 à élaborer des politiques et des orientations officielles à l’intention des développeurs d’IA pour la mettre au service de l’humain et qu’elle contribue à son bien-être, et non le contraire;
7.4 à exiger que les développeurs d’IA notifient les utilisateurs chaque fois qu’ils sont en contact avec des applications d’IA et à garantir que toute utilisation de techniques de surveillance sur le lieu de travail soit soumise à des précautions particulières en matière de consentement et de protection de la vie privée;
7.5 à concevoir un cadre réglementaire qui favorise la complémentarité entre les applications d’IA et le travail humain, tout en garantissant un contrôle humain adéquat dans la prise de décision;
7.6 à veiller à ce que les algorithmes utilisés dans la sphère publique, notamment dans les services d’emploi, soient compréhensibles, transparents, éthiques, sensibles à la dimension du genre et, dans la mesure du possible, certifiés au niveau européen; seuls les algorithmes matures et respectueux des droits devraient être autorisés dans la sphère publique;
7.7 à mener une réflexion sur la nécessité d’une innovation sociale pour accompagner la diffusion des technologies d’IA sur les marchés du travail:
7.7.1 en étudiant les options possibles pour garantir un revenu minimum permanent dans le cadre d’un nouveau contrat social entre les citoyens et l’État, comme le préconise la Résolution 2197 (2018) de l’Assemblée «Un revenu de citoyenneté de base, une idée qui se défend»;
7.7.2 en examinant les possibilités de taxes dites «sociales», sur le modèle de la «taxe robot» et des taxes carbone, pour atténuer l’incidence négative de l’automatisation sur les travailleurs humains et favoriser l’innovation pour économiser des ressources plutôt qu’économiser la main-d’œuvre, ce qui permettrait de lutter simultanément contre les effets du changement climatique et contre les inégalités;
7.8 à repenser et à adapter les systèmes nationaux d’éducation et de formation afin:
7.8.1 de mettre en place une «éducation à l’IA» par le biais des programmes d’éducation au numérique pour les jeunes et des parcours de formation et d’apprentissage tout au long de la vie pour tous;
7.8.2 d’insister sur les différences entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle;
7.8.3 de développer l’esprit critique, la créativité et l’intelligence émotionnelle;
7.8.4 d’appliquer le principe de comptes personnels de formation pour tous les travailleurs, qui comporte notamment l’obligation positive pour tous les employeurs de mettre en place des plans de développement des compétences ou de formation;
7.8.5 de mettre davantage accent sur un large éventail de compétences qui préservent l’employabilité à l’ère de l’IA et d’assurer une certification et une plus grande portabilité des compétences;
7.8.6 d’assouplir certaines exigences en matière de licences professionnelles qui nuisent à la mobilité intersectorielle et transnationale;
7.8.7 de faire des propositions de révision de la Recommandation CM/Rec(2016)3 sur les droits de l’homme et les entreprises pour répondre aux préoccupations susmentionnées concernant les effets potentiels de l’IA.
8. L’Assemblée encourage en outre le Comité européen des droits sociaux à examiner les implications éthiques et juridiques de la pénétration croissante de l’IA sur la prestation des services publics, le fonctionnement des marchés du travail et la protection sociale.

B Projet de recommandationNote

1. L’Assemblée parlementaire renvoie à sa Résolution … (2020) «Intelligence artificielle et marchés du travail: amis ou ennemis?». Elle réitère son soutien aux travaux du Comité ad hoc sur l’intelligence artificielle (CAHAI) sur un cadre juridique pour la conception, le développement et l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA), impliquant des consultations multipartites et s’appuyant sur les valeurs fondamentales du Conseil de l’Europe.
2. L’Assemblée observe avec inquiétude le déploiement actuel de l’IA à la fois par les entités commerciales et publiques, alors même que son impact peut être profond sur les droits humains fondamentaux et la dignité humaine, y compris dans le contexte de l’emploi, et que les mesures réglementaires et le contrôle des utilisations de l’IA restent extrêmement limités. Elle considère, que l’heure est venue pour le Conseil de l’Europe d’entamer la rédaction d’un instrument normatif complet en matière d’IA, tel qu’une convention ouverte aux États non-membres, qui s'appuiera sur la sagesse collective, les valeurs partagées et une vision pan-européenne de l’avenir.
3. L’Assemblée appelle, par conséquent, le Comité des Ministres à lancer la préparation d’un instrument juridique européen complet sur l’IA qui couvrirait aussi le besoin d’une protection renforcée des droits sociaux liées au travail.

C Exposé des motifs par M. Stefan Schennach, rapporteur

1 Introduction

1. En décembre 2018, la commission des questions juridiques et des droits de l’homme («la commission») a examiné les possibilités et les défis que la propagation des technologies d’intelligence artificielle (IA) pouvait amener dans nos vies et dans nos façons de travailler. Elle a décidé ensuite de poursuivre la réflexion sur le sujet et a présenté une proposition de résolution (Doc. 14778). Cette proposition met en évidence les aspects déterminants des technologies d’IA qui peuvent «présenter de nombreux avantages pour beaucoup de gens», mais qui peuvent également «considérablement perturber les modèles de travail» et «affecter les droits des travailleurs». En tant que décideurs politiques à l’échelle nationale et européenne, nous devons étudier sous l’angle stratégique les défis émergents et proposer des options adéquates en matière de réglementation. Lorsque la proposition a été renvoyée à la commission pour rapport, j’ai été nommé rapporteur, le 9 avril 2019.
2. La commission a ensuite tenu un échange de vues le 14 mai 2019 avec Mme Judith Pühringer, directrice générale du réseau Arbeit plus (Autriche), puis le 3 décembre 2019 avec Mme Corinna Engelhardt-Nowitzki, directrice du département de génie industriel de l’Université des sciences appliquées de VienneNote. J’ai aussi participé à la réunion du Réseau parlementaire mondial de l’OCDE les 10 et 11 octobre 2019 et effectué une visite d’information, aux côtés de la rapporteure de la commission sur le thème «Intelligence artificielle et santé: défis médicaux, juridiques et éthiques à venir», à l’Organisation internationale du travail (OIT) et à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) les 16 et 17 janvier 2020 à Genève.
3. Ce rapport vise à donner un aperçu des possibilités et des défis émergents liés à l’IA dans le monde du travail et à examiner les implications stratégiques sous l’angle du Conseil de l’Europe. Il examine les options possibles pour structurer le travail homme-machine et donne des exemples de pratiques actuelles de ce type afin de tirer des enseignements et de formuler des recommandations à l’intention des décideurs nationaux et européens, l’objectif étant de faciliter la transition vers un monde du travail différent et de réduire autant que possible les perturbations dans la société. Le rapport examinera par ailleurs quelles lignes rouges il ne faut pas dépasser si l’on veut préserver les droits fondamentaux des travailleurs et comment traiter ou prévenir les inégalités, préjugés et stéréotypes potentiels dans un tel contexte.

2 Qu’est-ce que l’IA?

4. Comme l’indique la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans sa recommandation «Décoder l’intelligence artificielle: 10 mesures pour protéger les droits de l’homme» (mai 2019)Note, il n’existe pas de définition officielle de l’IA. Le terme est habituellement employé pour décrire les techniques de traitement de données automatisé qui améliorent nettement la capacité des machines à réaliser des tâches nécessitant de l’intelligence, ce qui, jusque-là, a presque toujours été l’apanage des humains. Les machines et robots modernes, dotés d’algorithmes, peuvent en effet «apprendre» de nouvelles choses, changer leur manière d’effectuer des tâches et prendre leurs propres décisions sans aucune intervention humaine. L’annexe au présent rapport contient une ébauche de définition de l’IA et des concepts de «apprentissage automatique» et de «apprentissage en profondeur», ainsi qu’un aperçu des grands principes éthiques pour une IA fiable, sous l’angle du Conseil de l’Europe.
5. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) décrivent l’IA comme «la capacité des machines et systèmes à acquérir et appliquer des connaissances et à avoir des comportements intelligents». Cette définition montre que l’IA englobe un large panel de technologies capables de manipuler des objets et d’effectuer des tâches cognitives (comme détecter, raisonner, apprendre ou prendre des décisions). Dans sa note d’information sur un marché unique du numérique, la Commission européenne définit l’IA comme l’ensemble des systèmes manifestant un comportement intelligent et qui, en analysant leur environnement, peuvent réaliser diverses tâches avec un certain degré d’autonomie pour atteindre des buts spécifiquesNote. Plus récemment, l’Union européenne a décrit l’IA simplement comme un ensemble de technologies combinant données, algorithmes et capacité de traitement informatiqueNote. Il est indiqué en outre dans une étude de l’OIT que l’IA est amenée à remplacer les humains pour l’exécution de tâches difficiles mentalement, plutôt que physiquement, comme ce fut le cas lors des précédentes vagues d’automatisation et de robotisationNote.

3 Aspects éthiques de l’IA en règle générale et en lien avec le travail humain

6. Les technologies d’IA et leurs applications concrètes se développent rapidement: elles ne relèvent plus de la science-fiction et nous les rencontrons de plus en plus au quotidien, parfois même sans nous en rendre compte. Des entités commerciales et publiques utilisent déjà l’IA pour analyser, anticiper, renforcer et même contrôler les comportements humains par des techniques de surveillanceNote. Ces systèmes peuvent nous aider dans notre travail, le faciliter et le rendre plus efficient, mais ils peuvent aussi manipuler nos décisions ou des décisions qui nous concernent en matière d’emploi.
7. Préoccupé par les aspects juridiques et éthiques de l’IA par rapport au cadre existant des droits humains, le Conseil de l’Europe a chargé son Comité ad hoc sur l’intelligence artificielle (CAHAI)Note d’entreprendre une cartographie complète en vue d’examiner la faisabilité d’un instrument normatif, qui pourrait prendre la forme d’une convention. Parmi les instruments figurant dans cet inventaire, citons la première Charte éthique européenne d’utilisation de l’intelligence artificielle dans les systèmes judiciaires, les Lignes directrices sur l’intelligence artificielle et la protection des données, la Déclaration du Comité des Ministres sur les capacités de manipulation des processus algorithmiques, l’Étude sur les dimensions de droits de l’homme dans les techniques de traitement automatisé des données, la recommandation susmentionnée de la Commissaire aux droits de l’homme et la recommandation CM/Rec(2020)1 du Comité des Ministres adressée récemment aux États membres sur les impacts des systèmes algorithmiques sur les droits de l’homme. La recommandation de la Commissaire aux droits de l’homme évoque la nécessité de surveiller les effets négatifs potentiels de l’IA sur le droit au travail et de prévoir des moyens d’atténuer ces effets, y compris par l’éducation. Le panorama des études internationales sur les principes éthiques de l’IA, réalisé par le Conseil de l’Europe, a permis de dégager des principes essentiels (voir l’annexe), que sont notamment la transparence, la justice et l’équité, la responsabilité, la sûreté et la sécurité et le respect de la vie privée.
8. La Commission européenne, estimant que l’IA est une technologie stratégique susceptible de profiter à la société comme à l’économie, a publié une Stratégie européenne (avril 2018), un Plan coordonné (décembre 2018) et une Communication (avril 2019)Note mettant l’accent sur un développement de l’IA centré sur l’humain et dont la finalité est d’améliorer le bien-être des personnes. Le groupe d’experts à haut niveau de la Commission chargé des questions d’IA a publié des lignes directrices pour une IA fiable, qui mettent l’accent sur les sept grands principes que les applications d’IA doivent respecter: contrôle par l’humain, sécurité technique, gouvernance des données à caractère personnel, transparence, diversité et non-discrimination, bien-être sociétal (et environnemental) et responsabilisation.
9. À partir de juin 2019, ces lignes directrices ont été testées et évaluées par plusieurs parties prenantes, notamment par des personnes à titre individuel des secteurs public et privé, et un livre blanc a été publié en février 2020. Ce livre blanc cible la question de l’égalité de l’emploi pour tous les secteurs et souligne que l’utilisation de l’IA aux fins de recrutement et dans des situations qui touchent aux droits des travailleurs devrait toujours être considérée comme à «haut risque» et soumise dès lors à des exigences réglementaires plus strictes. En juillet 2020, le Groupe d’experts de haut niveau a lancé une grille d’évaluation pour une IA digne de confiance (ALTAI) en vue d’aider les développeurs et utilisateurs à contrôler les applications d’IA à l’aune de critères de fiabilité. L’Union européenne préconise l’élaboration de lignes directrices internationales en matière d’éthique pour l’IA, y compris par le biais de forums multilatéraux tels que le G7 ou le G20. Ce dernier a adopté des «Principes pour une IA centrée sur l’humain» en juin 2019.
10. Le rapport prospectif de l’Institut syndical européen (ETUI)Note intitulé «Labour in the age of AI» («Le travail à l’ère de l’IA») met en garde contre les violations potentielles de la dignité humaine causées par les technologies de surveillance sur le lieu de travail reposant sur l’IA, ce qui illustre la nécessité de mieux protéger le droit au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, conformément aux exigences de la Convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel du Conseil de l’Europe (STE no 108) et son Protocole d’amendement (STCE no 223, «Convention 108+») et du Règlement général sur la protection des données (RGPD). L’ETUI appelle en outre les pays européens à garantir le droit à l’explication des décisions prises par l’IA, puisque les décisions algorithmiques se fondent sur de vastes ensembles de données pouvant refléter des aprioris et préjugés humains et risquent par conséquent de les intégrer et de produire des décisions discriminatoires. Il convient de rappeler que l’article 12 du RGPD garantit le droit d’obtenir des informations compréhensibles, utiles et exploitables, et que l’article 9.1.a. de la Convention 108+ insiste sur le droit de toute personne «de ne pas être soumise à une décision l’affectant de manière significative, qui serait prise uniquement sur le fondement d’un traitement automatisé de données, sans que son point de vue soit pris en compte».
11. De son côté, l’OCDE a adopté, le 22 mai 2019, les premières orientations stratégiques intergouvernementales sur l’IA visant à faire respecter des principes internationaux pour l’élaboration et le fonctionnement de systèmes d’IA à la fois robustes, sûrs, équitables et fiables qui soient des plus bénéfiques pour tous. Les principes de l’OCDE sur l’IA ont le soutien de la Commission européenne et font écho aux directives de cette dernière pour une IA fiable. Bien qu’ils ne soient pas juridiquement contraignants, ils ont un très fort potentiel de devenir une référence au niveau mondial et d’influer sur les systèmes de droit nationaux dans le monde entier. En ma qualité de rapporteur, je note que l’OCDE recommande aux gouvernements de doter les gens des compétences nécessaires en matière d’IA et de soutenir les travailleurs pour assurer une transition équitable.
12. Dans ce contexte, la Commission mondiale de l’OIT sur l’avenir du travail a proposé une stratégie centrée sur l’humain pour amortir les répercussions de l’IA. Elle conseille vivement d’investir dans les compétences de chacun, dans l’apprentissage tout au long de la vie (acquisition de compétences, reconversion professionnelle et amélioration des compétences), dans les instituts de formation et dans le travail décent et durable. Ces aspects impliquent des efforts supplémentaires pour garantir que le travail s’accompagne de liberté, de dignité, de sécurité économique et d’égalité, ce qui est un défi de taille. Comme il est ressorti de l’échange de vues auquel la représentante du réseau Arbeit plus a participé, les premières applications algorithmiques utilisées en Autriche par des agences d’emplois n’ont pas la confiance de la société civile ni celle des partenaires sociaux pour ce qui est de la capacité de ces applications à évaluer correctement le potentiel et la motivation à travailler d’un être humain, et risquent de perpétuer des préjugés sexistes et de scléroser des stéréotypes et des inégalités.
13. Plusieurs États, à savoir la France, l’Allemagne, l’Italie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis, ont déjà publié des stratégies nationales pour une IA responsable. La stratégie italienne est considérée comme l’une des plus abouties: elle adopte une approche centrée sur l’humain, selon laquelle l’IA doit être à notre service et ne doit pas chercher à nous remplacer, mais doit simplement améliorer nos capacités et notre qualité de vie. Cette stratégie souligne en outre la nécessité de directives rigoureuses de l’État et d’une réglementation du marché du travail qui préserve la qualité de l’emploi, qui intègre le principe de durabilité (notamment d’inclusivité et d’égalité des chances) et qui empêche que le chômage atteigne des niveaux élevés. Elle prône également des changements systémiques dans le système éducatif en faveur de parcours solides d’apprentissage tout au long de la vie pour les travailleursNote.

4 Précarité croissante et transformation de l’emploi

14. L’IA cristallise de toute évidence les craintes quant au risque qu’elle remplace les humains dans plus d’emplois qu’elle n’en crée et, par conséquent, les incertitudes quant à la façon dont nous pourrions encore gagner notre vie dans un monde rempli de robots super-intelligents et d’applications «boîtes noires». Selon plusieurs études, les inégalités salariales et de richesse risquent de se creuser du fait de l’automatisation croissante. Il ressort également de plusieurs rapports qu’au cours des 20 prochaines années environ, jusqu’à 35 % des travailleurs au Royaume-Uni et 47 % aux États-Unis risquent de perdre leur emploi à cause de l’IANote. La Banque mondiale prévoit un scénario encore plus sombre pour les pays en développement: 69 % des emplois risquent de disparaitre en Inde et 77 %, en Chine, où des multinationales pourraient être tentées de recourir davantage à l’automatisation, malgré l’abondance de main d’œuvre encore bon marché, mais devenant progressivement plus chère. Pour autant, les chercheurs ne tirent pas tous la sonnette d’alarme: certains insistent plutôt sur le déplacement et la transformation de l’emploi. L’OCDE estime, par exemple, qu’environ 14 % des emplois dans ses pays membres sont «hautement automatisables», tandis que 32 % des emplois risquent de subir de profonds changements en raison des technologies de pointe.
15. Il n’est pas surprenant que, d’après les études de l’OIT sur le sujet, les entreprises aient tendance à adopter des technologies intelligentes pour des tâches à haute qualification à la place de travailleurs, si ces changements génèrent des bénéfices et si un service 24 h sur 24 est nécessaire. Les applications d’IA vont permettre d’optimiser la performance des travailleurs peu qualifiés en accélérant le rythme de travail et en réduisant les erreurs. Lorsque le travail consiste à effectuer plusieurs tâches, l’automatisation de certaines tâches pourrait entraîner un changement des profils de poste, notamment l’ajout de nouvelles tâches ou la modification des tâches existantes, au lieu de faire disparaître totalement le poste (humain). D’après bon nombre d’observateurs, l’IA a le potentiel d’une nouvelle «technologie d’application générale» (à l’image de l’électricité, de l’informatique et d’internet) pouvant imprégner nos vies au moyen d’applications multiples dans diverses activités et fonctions. L’OIT observe qu’il n’y a pas suffisamment de preuves concrètes à ce stade de déplacements nets d’emplois ou de destruction d’emploi effective, mais cela ne devrait pas empêcher les décideurs d’anticiper une incidence profonde, étendue et pluridimensionnelle de l’IA sur l’emploi humain.
16. L’OCDE prévoit une répartition très inégale des applications d’IA selon les pays, les secteurs et les emplois. Les systèmes d’IA les plus avancés semblent avoir encore un champ d’application très pointu dans la mesure où ils sont conçus pour effectuer des tâches spécifiques de résolution de problèmes ou de raisonnement. Cela n’est pas pour rassurer les traducteurs, dont le métier est de plus en plus menacé par des applications de traduction d’une grande précision, quasi-instantanées et peu coûteuses, si ce n’est gratuites, telles que Google Translate (applicable à plus de 130 langues), DeepL, Dict Box, Microsoft Translator, Day Translations, Waygo et iTranslate, pour ne citer que les plus utilisées dans le monde. S’il est peu probable que ces applications rendent le métier de traducteur complètement obsolète, elles pourraient progressivement en faire un métier de post-édition, au moins dans certains cas, consistant à s’assurer que des éléments importants ne se perdent pas avec la traduction automatique.
17. D’après une étude sur l’éthique de l’intelligence artificielle réalisée par l’Unité de prospective scientifique (Panel STOA) du Parlement européenNote, l’IA et l’automatisation risquent de creuser les inégalités sociales et économiques existantes et d’avoir des répercussions disproportionnées sur les jeunes possédant peu d’expérience technique qui arrivent sur le marché du travail et sur les membres de minorités dont les niveaux de qualification sont peu élevés.
18. Cette tendance au remplacement d’emplois est flagrante dans les pharmacies européennes équipées de robots pour la préparation de produits pharmaceutiques, sachant qu’aux États-Unis, la tendance est déjà bien avancée et que le marché des robots pharmaceutiques pèsera, selon les estimations, plus de 430 millions USD d’ici 2025. Les machines de l’industrie pharmaceutique les plus performantes peuvent désormais produire environ 225 types de médicaments; elles feraient aussi moins d’erreurs que les humains et coûteraient environ 12 USD par heure contre environ 18 USD par heure pour un pharmacien humain aux États-Unis. Les robots pharmaceutiques sont entraînés également pour aider à reconnaître les médicaments contrefaits ou frauduleux, outre qu’ils permettent de réduire les risques de contamination de médicaments conditionnés localement et sont disponibles pour servir les clients 24 heures sur 24. Le risque est que l’on dévalorise les compétences humaines et que l’on accorde moins d’importance à la responsabilité, au contrôle et à l’avis humains, qui jouent pourtant un rôle majeur dans le secteur médicalNote.
19. Si les précédentes vagues d’automatisation menaçaient surtout les emplois peu qualifiés, les machines à IA auront une incidence également sur les emplois non manuels à haut niveau de compétences. Comme l’a expliqué un expert lors du récent échange de vues de notre commissionNote, techniquement parlant, les machines ne sont pas vraiment créatives pour l’instant: elles imitent simplement les humains et leur capacité de raisonnement. Dans certains secteurs, les applications d’IA plus avancées fournissent déjà une base relativement satisfaisante pour la prise de décision même si elles restent limitées par la nature probabiliste des algorithmes et les biais potentiels basés sur l’analyse des modèles comportementaux passés ou actuels. En effet, les machines et les algorithmes d’IA n’ont pas cette capacité à provoquer une rupture et à induire un changement positif qui supprime les biais ou les erreurs. Dans certains secteurs cependant, tels que la médecine, le recours des professionnels à l’IA pourrait même être dangereux (en raison d’un manque de compréhension des limites des machines et des données) et mener progressivement à une déqualification des professionnels. Je pense qu’au lieu de permettre aux machines intelligentes de prendre totalement la main sur les décisions humaines, nous devrions plutôt réfléchir à la façon d’optimiser la synergie homme-machine pour faciliter le travail humain et améliorer la qualité du résultat final.
20. Si l’on considère que l’IA pourrait potentiellement stimuler la productivité du travail jusqu’à 40 % d’ici 2035 dans les pays développés, les entreprises du secteur privé ne sont pas les seules à se presser pour exploiter le potentiel de l’IA. Les agences du secteur public, en Europe également, testent des applications d’IA pour la prestation de services à la population. En Italie, par exemple, le ministère de l’Économie et des Finances a mis en place un service d’assistance basé sur l’IA pour gérer les appels des particuliers et a vu la satisfaction des usagers augmenter de 85 %. Au Royaume-Uni, le ministère britannique du Travail et des Pensions a commencé à utiliser l’IA pour traiter la correspondance entranteNote. De plus en plus de responsables considèrent l’IA comme un atout pour travailler différemment, c’est-à-dire mieux et en utilisant de nouvelles méthodes.
21. Les changements démographiques observés en Europe peuvent également conduire à la nécessité d’adopter plus largement des solutions basées sur l’IA. D’une part, la population européenne vieillit et l’on voit déjà une pénurie de main-d’œuvre dans le secteur social et médical, notamment l’aide aux personnes handicapées; d’autre part, de nombreux jeunes et chômeurs de longue durée peinent à trouver un emploi, car leurs compétences ne correspondent pas nécessairement aux besoins des employeurs et de la société. L’IA peut faciliter les emplois d’aide aux personnes en soulageant les humains de tâches physiquement éprouvantes et en leur laissant alors plus de temps pour l’interaction et la résolution de problèmes, qui demandent plus d’intelligence émotionnelle que celle que les machines dites «intelligentes» peuvent offrir actuellement. Cela signifie que la société européenne aura besoin de beaucoup de nouveaux travailleurs dotés de compétences permettant une utilisation à la fois professionnelle et responsable des options d’IA. Dans le même temps, je me dois de mettre en garde les États contre le déploiement massif de technologies fonctionnelles d’IA si cela se fait au détriment des services d’aide traditionnelle et si cela prive les personnes ayant des besoins spéciaux d’un réel choix de soins abordables et accessiblesNote.

5 Maîtriser les perturbations induites par l’IA grâce à des innovations en matière de politique sociale: protéger les personnes, pas l’emploi?

22. Alors que l’avenir du travail se construit au fil des vagues successives de numérisation de données, d’informatisation des processus et de gestion du big data, puis d’automatisation, de robotisation et de raisonnement intelligent de machines, la nature du travail humain mute rapidement et certains parlent même de «fin du travail»; cela ne concerne peut-être pas tous les emplois, mais un nombre croissant de types d’emplois. Certains chercheurs soutiennent que nous devrions chercher à mieux protéger les personnes et les travailleurs, pas les emploisNote. Contrairement aux machines, nous faisons preuve de plus de créativité au travail, nous recherchons et établissons des contacts sociaux, nous avons de l’empathie et l’esprit critique et nous veillons à éviter la discrimination. En revanche, nous nous fatiguons et il nous arrive de projeter nos stéréotypes sur les autres et de commettre des erreurs. Nous défendons notre droit au travail, car le travail est synonyme d’accomplissement personnel et de source de revenu. Il a une valeur sociale majeure que nous voulons préserver pour les générations actuelles et futures d’Européens. Pour reprendre les propos d’un observateur, nous avons le choix entre une société qui «travaille pour vivre» et une société qui «vit pour travailler»; c’est ce qui rend l’humanité remarquable dans le second cas et nécessite de «préserver le rôle social du travail»Note.
23. L’innovation en IA s’accompagne de nouvelles possibilités d’optimiser et d’organiser notre travail, nous amenant à diversifier nos compétences et à être plus souples, mais aussi à partager certaines tâches avec des machines ou d’autres humains (pour réduire les heures ou la charge de travail, par exemple). Cette tendance se conjugue à une mondialisation économique continue qui a déjà provoqué la délocalisation de tant d’emplois «européens» vers des pays en développement et la précarité croissante des emplois restant en Europe en raison d’un nivellement par le bas des normes de «travail décent» et d’une féroce concurrence mondiale. Dans certains pays, les travailleurs qui ont un emploi de type non conventionnel (y compris les travailleurs de plateformes) ont 40 à 50 % moins de chances d’obtenir des prestations sociales lorsqu’ils perdent leur emploi que ceux qui ont un travail «conventionnel»Note. La cadence du changement induit par le déploiement de machines intelligentes s’est tant accélérée que les décideurs doivent adapter les cadres juridiques et les systèmes sociaux existants sans avoir une vision globale de tous les défis qui se profilent.
24. Nous avons traversé une profonde crise économique et financière mondiale causée par des produits financiers dérivés que les utilisateurs ne comprenaient pas vraiment et par des transactions à haute fréquence que nous ne maîtrisions pas. Nous sommes maintenant confrontés à la «boîte noire» des applications algorithmiques, qui peut donner les meilleurs comme les pires résultats. Contrairement à la génération précédente de machines numériques fonctionnant par champs d’action linéaires, la technologie d’IA peut produire des résultats imprévisibles, aggraver et perpétuer les biais et la discrimination existants sur les marchés du travail, mais elle peut être aussi plus neutre que certains humains et aider en fait à corriger ou prévenir les biais, la discrimination et les inégalités. La qualité des données et des algorithmes est essentielle: dans une perspective de droits de l’homme, nous devons nous assurer au moyen des politiques publiques que des garanties fondamentales de nature éthique, juridique et sociale sont en place. Les décideurs devraient clarifier des points de référence pour les différentes sources d’informations à caractère personnel à utiliser par les systèmes algorithmiques pour la prise de décisions, en particulier dans les domaines sujets à discrimination (les processus de recrutement, par exemple).
25. À l’échelle mondiale, plusieurs grands pays dominent actuellement le développement d’applications et de brevets d’IA (États-Unis, Chine, Russie), tandis que les pays européens avancent à vitesse variable. Il convient de noter que l’investissement total (public et privé) en Europe dans la recherche et l’innovation est bien inférieur à celui d’autres régions du monde: environ €3,2 milliards ont été investis dans l’IA en Europe en 2016 contre €12,1 milliards en Amérique du Nord et €6,5 milliards en AsieNote. Ces trois dernières années, le financement de l’Union européenne pour la recherche et le développement en lien avec l’IA a nettement augmenté, de 70 %, atteignant €1,5 milliard. Cet effort s’appuie sur un «plan coordonné pour l’IA»Note afin de mobiliser environ €20 milliards d’investissements par an dans l’IA lors de la prochaine décennie dans toute l’Union européenne.
26. Dans ce cadre, le Livre blanc de l’Union européenne sur l’Intelligence artificielle – Une approche européenne axée sur l’excellence et la confiance appelle à l’adoption d’une approche européenne commune en matière d’IA. Il préconise notamment une approche axée sur la régulation et l’investissement (par un «écosystème d’excellence et de confiance») qui poursuit le double objectif de promouvoir le recours à l’IA et de tenir compte des risques inhérents à l’utilisation de cette technologie, et insiste sur le fait que l’Europe peut devenir un leader mondial dans le domaineNote.
27. Les incertitudes quant à l’avenir de l’emploi humain et des moyens de subsistance face à l’ampleur que prend l’IA nous amènent à jeter un regard neuf sur l’idée d’un revenu de base. Cette idée n’est plus considérée comme une utopie et gagne du terrain parmi les expertsNote, les chefs d’entrepriseNote et les personnalités politiques comme système alternatif de répartition des revenus. Les expériences passées d’un revenu de base à échelle limitée ont fait amplement la démonstration de leurs effets positifs sur le bien-être des personnes. L’analyse de l’expérience la plus récente de revenu de base en Finlande sur la période 2017-2018, publiée en juin 2020, confirme l’amélioration du bien-être et de la sécurité économique des personnes concernées. Il convient de rappeler à cet égard la Résolution 2197 (2018) «Un revenu de citoyenneté de base, une idée qui se défend» dans laquelle l’Assemblée estimait que «l’instauration d’un revenu de base pourrait garantir l’égalité des chances de tous plus efficacement que l’actuelle mosaïque de prestations, services et programmes sociaux» et recommandait vivement aux États membres d’étudier «les modalités d’un tel revenu permanent garanti et les moyens de le financer dans le cadre d’un nouveau contrat social entre les citoyens et l’État».
28. Une autre option pour atténuer l’incidence de l’automatisation sur les travailleurs humainsNote est celle de l’imposition d’une taxe dite «taxe robots». Le fait de taxer la robotisation soulève toutefois des interrogations quant à l’absence de définition reconnue du terme «robot». Xavier ObersonNote, chercheur à l’OCDE, s’appuyant sur la définition d’une résolution du Parlement européen de février 2017 (2015/2103(INL))Note, suggère d’adopter une approche neutre du terme «robot» dans le contexte de la taxation, qui inclurait non seulement les robots et les machines intelligentes «physiques» mais aussi les assistants virtuels. L’utilisation de robots pourrait alors être taxée en calculant un salaire hypothétique correspondant à ce qu’un être humain aurait perçu pour un travail équivalent ou en appliquant un taux basé sur la capacité contributive des robots, en fonction de leur nombre, aux revenus de l’entreprise. Les études menées par l’OIT proposent d’examiner d’autres solutions prometteuses, telles que les taxes carbones, qui favoriseraient l’innovation favorable à l’économie de ressources plutôt qu’à l’économie de main-d’œuvre. Cela permettrait de lutter simultanément contre les effets du changement climatique et contre les inégalités (qui se creuseraient avec la polarisation induite par l’IA entre, d’une part, l’emploi sûr et bien rémunéré et, d’autre part, l’emploi précaire et moins bien rémunéré)Note.
29. Il convient de noter quelques propositions d’experts pour des cadres réglementaires, étant donné que la technologie d’IA fera disparaître certains emplois et modifiera nettement l’organisation et la structuration du travail autour du binôme homme-machine. Conformément aux exigences énoncées dans la Charte sociale européenne (STE n° 35 et 163), les décideurs devraient tenir compte en particulier des priorités réglementaires suivantes pour les systèmes d’IA en lien avec le travail humain:
  • les algorithmes doivent être explicables, transparents, éthiques, sensibles à la dimension du genre et, dans la mesure du possible, certifiés au niveau européen, seuls les algorithmes matures étant autorisés pour une utilisation dans la sphère publique;
  • les applications d’IA devraient s’inscrire en complément du travail humain et ne pas être autorisées à remplacer complètement les humains dans la prise de décisions;
  • les utilisateurs devraient être avertis chaque fois qu’ils sont en contact avec des applications d’IA et avoir le choix par conséquent de les utiliser ou non; toute utilisation de techniques de surveillance sur le lieu de travail doit être soumise à des précautions particulières en matière de consentement et de protection de la vie privée;
  • les États devraient contrôler les développements d’algorithmes pour s’assurer du respect des normes et principes juridiques en vigueur par les développeurs et les utilisateurs d’IA et pour éviter une emprise réglementaire de la part de certaines grandes entreprises d’IA;
  • les systèmes d’éducation et de formation devraient mettre l’accent sur les différences entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle et veiller à développer plus d’expertise dans le domaineNote.

6 Des systèmes d’apprentissage répondant aux besoins du marché du travail et mettant l’accent sur la formation et le savoir-faire

30. Alors que les entreprises commerciales manifestent un intérêt pour l’IA comme moyen d’accroître la productivité, la compétitivité économique et les bénéfices, les institutions publiques peuvent utiliser l’IA pour fournir des services publics et économiser des ressources en étant plus efficientes. La vague actuelle d’automatisation entraînée par l’IA est inédite et impossible à enrayer; elle fait apparaître de nombreux gagnants, mais aussi des perdants, notamment dans les secteurs d’emploi où les compétences des travailleurs ne sont pas en adéquation avec les besoins du marché du travail. Pour réduire ce décalage et exploiter pleinement le potentiel humain, les systèmes nationaux d’éducation et de formation doivent intégrer des connaissances générales de base sur la technologie d’IA et les implications éthiques pour toutes les générations et s’y adapter. Ils doivent contribuer à cultiver la créativité et l’intelligence sociale, éléments les plus susceptibles de préserver l’employabilité de chacun dans cette nouvelle ère technologique. Des quantités d’outils pédagogiques sur l’IA et utilisant l’IA sont en fait déjà disponiblesNote.
31. Nul doute que les pays européens doivent accorder plus d’importance à l’information sur l’IA par des programmes d’éducation au numérique pour les jeunes et des systèmes d’apprentissage et de formation tout au long de la vie pour tous. À l’heure où les emplois de toute une vie se font de plus en plus rares, bon nombre de personnes devront passer d’un emploi à un autre au cours de leur carrière et consacrer plus de temps et de ressources pour adapter leurs aptitudes et leurs compétences. Les politiques publiques doivent tenir compte de cette réalité à plusieurs niveaux de gouvernance et associer le secteur privé plus activement aux parcours de formation et de reconversion.
32. Certains pays, à l’instar de la France, ont adopté un système de comptes personnels de formation pour tous les travailleurs, qui comporte notamment l’obligation positive pour tous les employeurs de mettre en place des plans de développement des compétences ou de formationNote. Les partenaires sociaux d’autres pays pourraient reprendre ce modèle pour gérer le changement technologique avec l’IA et faciliter la transition vers des carrières plus fragmentées. De plus, les systèmes éducatifs et de formation devraient être mieux adaptés pour «répondre aux besoins d’une société vieillissante marquée par une évolution (rapide) des technologies»Note et à une concentration accrue sur un large éventail de compétences plutôt que d’aptitudes. Selon la recommandation de l’OIT, d’un point de vue réglementaire, il importe de veiller à la certification et à une plus grande portabilité des compétences, mais aussi d’assouplir certaines exigences en matière de licences professionnelles qui nuisent à la mobilité intersectorielle des professionnels.
33. Les analystes de l’OCDE soulignent en outre que nos systèmes éducatifs ont besoin d’une vaste refonte pour assurer le développement de capacités que les machines ne maîtrisent pas. Si l’approche traditionnelle généralisée tendait à mettre l’accent sur la mémorisation des faits, des règles, des équations, des formules et autres, il nous faut désormais cultiver plutôt des valeurs humaines telles que la créativité, la curiosité, l’empathie, la négociation, l’interaction sociale, l’esprit d’équipe et la pensée critique. Les gens doivent se préparer à «des emplois qui n’ont pas encore été créés, à utiliser des technologies qui n’ont pas encore été inventées et à résoudre des problèmes sociaux dont nous n’avons pas encore idée […] parmi les bouleversements imprévisibles»Note.

7 Notre ambition pour l’avenir: une complémentarité homme-machine

34. Des États et surtout des entreprises se sont lancés dans une course effrénée à l’innovation passant par l’IA, qui transformera la façon dont nous vivons, travaillons et interagissons. Ce qui est bon pour les entreprises et la compétitivité économique ne profite pas nécessairement aux travailleurs et risque même de nuire à leur bien-être s’ils sont évincés du marché du travail ou s’ils ne peuvent y entrer. Si nous ne disposons pas encore de preuves tangibles des impacts potentiels de l’IA sur les marchés du travail, il est clair en revanche que beaucoup d’emplois humains vont changer, car ils impliqueront un travail réalisé en équipe et en complémentarité avec des machines intelligentes. Les gens doivent se préparer à des carrières plus fragmentées et à une adaptation permanente de leurs compétences, mais ils ne devront jamais laisser l’IA assumer totalement la prise de décisions.
35. Bon nombre d’experts s’accordent sur le fait que les décideurs doivent s’interroger à un stade précoce sur les stratégies économiques liées à l’IA, la requalification continue des travailleurs et le rééquilibrage des systèmes de protection sociale afin de surmonter les difficultés qui se posent pour les cadres juridiques et la population active, tout en tirant parti des avantages potentiels de l’IA dans notre vie. Les Européens devraient avoir pour priorité collective de mener la course à l’innovation technologique, tout en réfléchissant continuellement à la façon dont l’IA risque de nuire aux droits de l’homme et au travail humain et en s’efforçant de trouver des solutions face à ces risques.
36. Dans ce contexte, il convient de rappeler le message contenu dans la Recommandation CM/Rec(2020)1 du Comité des Ministres aux États membres sur les impacts des systèmes algorithmiques: «conformément aux Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, les acteurs du secteur privé sont tenus, du fait de la responsabilité des entreprises, de respecter les droits de l’homme de leurs clients et de toutes les parties affectées». Le fait de comprendre les droits sociaux liés au travail comme des droits fondamentaux implique l’obligation pour les États comme pour les entreprises d’adopter des «modèles de gouvernance souples» pour veiller à ce que «la responsabilité et l’obligation de rendre compte […] soient effectivement et clairement établies tout au long du processus, dès le stade de la proposition en passant par l’identification des tâches, la sélection, la collecte et l’analyse des données, la modélisation et la conception des systèmes, jusqu’au déploiement en cours, à la révision et aux exigences en matière de notification». À titre de mesure complémentaire, nous devrions rappeler que le Comité des Ministres a accepté la proposition de l’Assemblée d’étudier «la faisabilité et l’opportunité de la révision de la Recommandation CM/Rec(2016)3» sur les droits de l’homme et les entreprises, y compris pour ce qui concerne les défis liés au déploiement de l’IA.
37. Le présent rapport décrit plusieurs options stratégiques pour structurer le travail homme-machine. En ma qualité de rapporteur, je tiens à insister sur la nécessité de placer l’humain au cœur du développement et du déploiement de l’IA afin de protéger la dignité humaine, les droits fondamentaux et la valeur sociale du travail. Nous ne devrions pas sous-estimer les dégâts potentiels pour les individus comme pour la société dans son ensemble du déploiement massif et sans souci de l’éthique d’algorithmes au fonctionnement opaque, d’une part, et de la prévalence d’intérêts commerciaux particuliers sur l’intérêt public, d’autre part. Dès lors, on voit que les décideurs et les États ont une responsabilité considérable pour ce qui est de mieux anticiper les effets transformationnels de l’IA sur le travail humain et de concevoir des stratégies nationales ambitieuses qui accompagnent la transition vers une plus grande complémentarité homme-machine où l’IA respectueuse des droits devient un atout pour travailler différemment, c’est-à-dire avec plus de souplesse et en utilisant de nouvelles méthodes, et insuffle une dynamique positive. Pour faire face aux incertitudes concernant la place de l’IA dans nos vies futures, nous avons besoin de politiques publiques qui exploitent pleinement le potentiel humain, qui garantissent un contrôle humain substantiel de la prise de décision basée sur l’IA, qui aident à mieux faire correspondre les besoins du marché du travail et les qualifications des travailleurs, et qui cultivent des valeurs éthiques essentielles, notamment d’inclusivité et de durabilité. Il me semble, par conséquent, que le moment est venu pour le Conseil de l’Europe d’entreprendre l’élaboration d’un instrument normatif complet sur l’IA, sous forme de convention ouverte aux États non-membres, qui puisera dans notre sagesse collective et s’inspirera de la vision du futur que nous voulons.

Annexe

Intelligence artificielle – Description et principes éthiques

On a tenté à plusieurs reprises de définir le terme «intelligence artificielle» depuis sa première utilisation en 1955. Ces initiatives s’intensifient aujourd’hui, car les organes normatifs, notamment le Conseil de l’Europe, réagissent aux capacités et à l’omniprésence croissantes de l’intelligence artificielle en œuvrant en faveur de son encadrement juridique. Il n’existe cependant toujours pas de définition «technique» ou «juridique» unique qui soit universellement admiseNote. Aux fins du présent rapport, il est toutefois indispensable de décrire cette notion.

À l’heure actuelle, le terme «intelligence artificielle» (IA) désigne en général les systèmes informatiques capables de percevoir et d’extraire des données de leur environnement, puis d’utiliser des algorithmes statistiques pour traiter ces données, afin d’obtenir des résultats qui correspondent à des objectifs prédéterminés. Les algorithmes se composent de règles définies par l'homme ou par l'ordinateur lui-même, qui «forme» l'algorithme en analysant des ensembles de données considérables et continue à affiner ces règles à mesure qu’il reçoit de nouvelles données. Cette méthode, connue sous le nom «d’apprentissage automatique» ou «d’apprentissage statistique», est actuellement la technique la plus utilisée pour les applications complexes; elle est uniquement devenue possible ces dernières années grâce à l'augmentation de la puissance de traitement des ordinateurs et à la disponibilité de données suffisantes. «L’apprentissage en profondeur» représente une forme particulièrement avancée d'apprentissage automatique, qui utilise plusieurs couches de «réseaux neuronaux artificiels» pour traiter les données. L’analyse ou la compréhension intégrale par l’homme des algorithmes développés par ces systèmes n’est pas toujours possible; aussi sont-ils parfois qualifiés de «boîtes noires» (il arrive que ce terme désigne également, mais pour une raison différente, les systèmes d’IA propriétaires protégés par les droits de propriété intellectuelle).

Les formes actuelles d’IA sont toutes «restreintes», c’est-à-dire affectées à une tâche unique définie. L’IA «restreinte» est également qualifiée parfois de «faible», même si les systèmes modernes de reconnaissance faciale, de traitement du langage naturel, de conduite autonome et de diagnostic médical, par exemple, sont incroyablement sophistiqués et effectuent certaines tâches complexes avec une rapidité et une précision étonnantes. «L’intelligence artificielle générale», parfois qualifiée d’IA «forte», qui est capable d'exécuter toutes les fonctions du cerveau humain, est encore à réaliser. La «super-intelligence artificielle» désigne un système dont les capacités dépassent celles du cerveau humain.

Comme le nombre de domaines dans lesquels les systèmes d’intelligence artificielle sont appliqués est en augmentation, puisqu’ils se propagent dans des domaines qui peuvent avoir un impact important sur les droits individuels et les libertés, ainsi que sur les systèmes démocratiques et l’État de droit, la dimension éthique de ce phénomène a fait l’objet d’une attention croissante et de plus en plus urgente.

Un large éventail d’acteurs a formulé de nombreuses propositions d’ensemble de principes éthiques qui devraient être appliqués aux systèmes d’IA. Ces propositions sont rarement identiques et diffèrent à la fois dans les principes qu’elles énoncent et par la manière dont elles définissent ces principes. Les études montrent que la teneur essentielle des principes éthiques qui devraient être appliqués aux systèmes d’IA fait néanmoins l’objet d’un large consensus; c’est notamment le cas des principes suivantsNote:

  • Transparence. Le principe de transparence peut faire l’objet d’une interprétation élargie, de manière à englober l’accessibilité et l'explicabilité d’un système d’IA, en d’autres termes la possibilité donnée à un individu de comprendre le fonctionnement de ce système et le mode de production de ses résultats.
  • Justice et équité. Ce principe englobe la non-discrimination, l’impartialité, la cohérence et le respect de la diversité et du pluralisme. Il suppose également que la personne à laquelle est appliqué un système d’IA puisse en contester les résultats, disposer d’une voie de recours et obtenir réparation.
  • Responsabilité. Ce principe englobe le fait d’exiger qu’un être humain soit responsable de toute décision qui a des conséquences sur les droits et libertés individuels, et que l’obligation de rendre des comptes et la responsabilité juridique de ces décisions soient définies. Il est donc étroitement lié au principe de justice et d’équité.
  • Sûreté et sécurité. Ce principe suppose que les systèmes d’IA fassent preuve de solidité, de sécurité contre toute ingérence extérieure et de sûreté contre la commission d’actes involontaires, conformément au principe de précaution.
  • Respect de la vie privée. Si le respect des droits de l’homme en général peut être considéré comme inhérent aux principes de justice et d’équité, de sûreté et de sécurité, le droit au respect de la vie privée est particulièrement important chaque fois qu’un système d’IA procède au traitement de données à caractère personnel ou privé. Les systèmes d’IA doivent par conséquent respecter les normes contraignantes du Règlement général sur la protection des données (RGPD) de l’Union européenne et de la Convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel du Conseil de l’Europe (STE no 108, et sa version actualisée, la Convention 108+, STCE no 223), le cas échéant.

La mise en œuvre effective des principes éthiques applicables aux systèmes d’IA exige une approche intégrée de l’éthique, notamment une évaluation de leur impact sur les droits de l’homme, de manière à garantir le respect des normes établies. Il ne suffit pas que ces systèmes soient conçus uniquement sur la base de normes techniques et que des éléments soient ajoutés à un stade ultérieur pour tenter de faire respecter les principes éthiques.

Dans quelle mesure le respect de ces principes doit-il être intégré dans des systèmes particuliers d’IA? Cela dépend des utilisations prévues et prévisibles de ces systèmes: plus leur impact sur l’intérêt général et les droits et libertés individuels est important, plus les garanties doivent être strictes. La réglementation éthique peut donc être mise en œuvre de différentes manières, depuis les chartes internes volontaires pour les domaines les moins sensibles jusqu'aux normes juridiques contraignantes pour les plus délicats. Dans tous les cas, il importe qu’elle prévoie des mécanismes de contrôle indépendants selon le niveau de réglementation.

Ces principes essentiels portent sur les systèmes d’IA et leur environnement immédiat. Ils n'ont pas vocation à être exhaustifs ni à exclure des préoccupations éthiques plus générales, telles que la démocratie (participation pluraliste des citoyens à l'élaboration de normes éthiques et réglementaires), la solidarité (qui admet les différences de point de vue des divers groupes) ou la durabilité (préservation de l'environnement de la planète).