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Intelligence artificielle et marchés du travail: amis ou ennemis?

Résolution 2345 (2020)

Auteur(s) :
Assemblée parlementaire
Origine
Texte adopté par la Commission permanente, agissant au nom de l’Assemblée, le 22 octobre 2020 (voir Doc. 15159, rapport de la commission des questions sociales, de la santé et du développement durable, rapporteur: M. Stefan Schennach).Voir également la Recommandation 2186 (2020).
1. Le monde du travail va être de plus en plus exposé à la diffusion des technologies d’intelligence artificielle (IA). Les valeurs et la vision qui sous-tendent l’IA, ainsi que la manière dont celle-ci est réglementée et utilisée, détermineront la question de savoir si la percée de cette innovation offrira de nouvelles opportunités et présentera de nouveaux avantages ou si elle compromettra et perturbera la façon dont notre société organise le travail. Les décideurs politiques aux niveaux national et européen doivent étudier sous l’angle stratégique les défis qui apparaissent et proposer des options réglementaires adéquates pour préserver la valeur sociale du travail et pour faire respecter les droits du travail inscrits dans les instruments juridiques nationaux, européens et internationaux, notamment les codes du travail, la Charte sociale européenne (STE nos 35 et 163) et les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT).
2. L’Assemblée parlementaire note que l’IA cristallise les craintes liées à la possibilité que le nombre d’humains remplacés dans leur emploi par l’IA soit supérieur au nombre d’emplois qu’elle crée. Cette situation soulève des incertitudes quant à l’impact potentiel de l’IA sur les possibilités et les conditions futures pour les travailleurs d’accéder au marché du travail, de gagner leur vie et de mener une carrière épanouissante. Utilisée de manière déraisonnable, l’IA risque de perturber le marché du travail, de fragmenter la vie professionnelle et d’exacerber les inégalités socio-économiques. Des entités commerciales et publiques utilisent déjà l’IA pour analyser, prévoir, renforcer et même contrôler le comportement humain. Si l’IA peut assister et faciliter le travail humain, et le rendre plus efficace, elle peut aussi avoir pour effet de manipuler des décisions humaines ou des décisions affectant les humains, de porter atteinte à la dignité humaine, d’enfreindre l’égalité des chances et de perpétuer les préjugés dans le secteur de l’emploi et pour l’accès à celui-ci.
3. L’Assemblée est préoccupée en outre par le fait que l’IA soit déployée à grande échelle sans tenir les utilisateurs suffisamment informés et sans leur donner la possibilité de refuser les utilisations qui en sont faites ou de contester les décisions, les affectant dans leur emploi, prises sur la base de décisions algorithmiques. L’Assemblée partage donc le point de vue exprimé dans les recommandations du Groupe d’experts de haut niveau sur l’intelligence artificielle de la Commission européenne, selon lequel l’utilisation de l’IA pour le recrutement et dans les situations ayant une incidence sur les droits des travailleurs devrait toujours être traitée comme étant «à haut risque» et être soumise dès lors à des exigences réglementaires plus strictes.
4. Préoccupée par les aspects juridiques et éthiques de l’IA dans le cadre existant des droits humains, l’Assemblée salue les efforts que le Conseil de l’Europe déploie, notamment l’exercice de cartographie complète de son Comité ad hoc sur l’intelligence artificielle (CAHAI), pour étudier la faisabilité d’un instrument normatif, éventuellement d’une convention. L’Assemblée souligne l’importance des principes éthiques identifiés jusqu’ici par la communauté académique internationale. Il importe tout particulièrement de veiller à ce que la mise en œuvre de technologies d’IA affectant les marchés du travail et les droits sociaux individuels fasse l’objet d’un contrôle humain substantiel, étant donné que notre société est organisée autour du travail.
5. L’Assemblée soutient par conséquent les recommandations de la Commission mondiale de l’OIT sur l’avenir du travail qui appelle à des stratégies centrées sur l’humain pour amortir les répercussions de l’IA et conseille vivement d’investir dans les compétences de chaque personne, dans l’apprentissage tout au long de la vie (acquisition de compétences, reconversion professionnelle et amélioration des compétences), dans les instituts de formation et dans un travail décent et durable, afin de garantir que «le travail s’accompagne de liberté, de dignité, de sécurité économique et d’égalité pour tous».
6. L’Assemblée estime que les États membres devraient mieux anticiper les effets de transformation de l’IA sur la nature du travail humain et concevoir des stratégies nationales pour accompagner la transition, d’une manière qui soit respectueuse des droits, vers des types d’emploi où le binôme homme-machine occupe une plus grande place et où l’IA est un atout pour travailler différemment – avec plus de souplesse, selon de nouvelles méthodes – et insuffle une dynamique positive. Pour faire face aux incertitudes concernant la place de l’IA dans nos vies futures, il est nécessaire d’avoir des politiques publiques qui exploitent pleinement le potentiel humain, qui aident à réduire le décalage entre les besoins du marché du travail et les qualifications des travailleurs, et qui cultivent des valeurs éthiques essentielles, notamment d’inclusion et de durabilité.
7. L’Assemblée appelle donc les États membres:
7.1 à élaborer et à publier des stratégies nationales pour une utilisation responsable de l’IA, s’ils ne l’ont pas encore fait, portant entre autres sur les problèmes qui se posent pour les marchés du travail, le droit du travail et le développement des compétences;
7.2 à s’assurer que l’État prend part aux développements d’algorithmes et les contrôle afin de garantir que les développeurs et les utilisateurs d’IA respectent pleinement les normes et principes juridiques en vigueur dans le cadre de l’emploi de façon à éviter une emprise régulatrice de la part de grandes entreprises d’IA;
7.3 à élaborer des politiques et des orientations officielles à l’intention des développeurs d’IA pour mettre celle-ci au service de l’humain et de son bien-être, et non le contraire;
7.4 à exiger que les développeurs d’IA notifient aux utilisateurs chaque fois qu’ils sont en contact avec des applications d’IA et à garantir que toute utilisation de techniques de surveillance sur le lieu de travail est soumise à des précautions particulières en matière de consentement et de protection de la vie privée;
7.5 à concevoir un cadre réglementaire qui favorise la complémentarité entre les applications d’IA et le travail humain, et qui garantisse un contrôle humain adéquat dans la prise de décision;
7.6 à veiller à ce que les algorithmes utilisés dans la sphère publique, notamment dans les services d’emploi, soient compréhensibles, transparents, éthiques, sensibles à la dimension de genre et, dans la mesure du possible, certifiés au niveau européen; seuls les algorithmes matures et respectueux des droits devraient être autorisés dans la sphère publique;
7.7 à mener une réflexion sur la nécessité d’une innovation sociale pour accompagner la diffusion des technologies d’IA sur les marchés du travail:
7.7.1 en étudiant les options possibles pour garantir un revenu minimal permanent dans le cadre d’un nouveau contrat social entre les citoyens et l’État, comme le préconise la Résolution 2197 (2018) de l’Assemblée «Un revenu de citoyenneté de base, une idée qui se défend»;
7.7.2 en examinant les possibilités de taxes dites «sociales», sur le modèle de la «taxe robot» (appelée «taxe automatisation») et des taxes carbone, pour atténuer l’incidence négative de l’automatisation sur les travailleurs humains et favoriser l’innovation afin d’économiser des ressources plutôt que d’économiser la main-d’œuvre, ce qui permettrait de lutter simultanément contre les effets du changement climatique et contre les inégalités;
7.8 à repenser et à adapter les systèmes nationaux d’éducation et de formation afin:
7.8.1 de mettre en place une «éducation à l’IA» par le biais des programmes d’éducation au numérique pour les jeunes et des parcours de formation et d’apprentissage tout au long de la vie pour tous;
7.8.2 d’insister sur les différences entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle;
7.8.3 de développer l’esprit critique, la créativité et l’intelligence émotionnelle;
7.8.4 d’appliquer le principe de comptes personnels de formation pour tous les travailleurs, qui comporte notamment l’obligation positive pour tous les employeurs de mettre en place des plans de développement des compétences ou de formation;
7.8.5 de mettre davantage accent sur un large éventail de compétences qui préservent l’employabilité à l’ère de l’IA et d’assurer une certification et une plus grande portabilité des compétences;
7.8.6 d’assouplir certaines exigences en matière de licences professionnelles qui nuisent à la mobilité intersectorielle et transnationale des professionnels;
7.8.7 de faire des propositions de révision de la Recommandation CM/Rec(2016)3 du Comité des Ministres sur les droits de l’homme et les entreprises pour répondre aux préoccupations susmentionnées concernant les effets potentiels de l’IA.
8. L’Assemblée encourage en outre le Comité européen des Droits sociaux à examiner les implications éthiques et juridiques de la pénétration croissante de l’IA dans la prestation des services publics, le fonctionnement des marchés du travail et la protection sociale.