Le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie
- Auteur(s) :
- Assemblée parlementaire
- Origine
- Discussion
par l’Assemblée le 22 avril 2021 (14e séance)
(voir Doc. 15272, rapport de la commission pour le respect des obligations
et engagements des États membres du Conseil de l’Europe (commission
de suivi), corapporteurs: M. Thomas Hammarberg et M. John Howell). Texte adopté par l’Assemblée le
22 avril 2021 (14e séance).
1. Depuis que la Turquie a été placée
sous procédure de suivi parlementaire en avril 2017, l’Assemblée parlementaire
suit de près l’évolution de la situation dans ce pays dans un esprit
de dialogue et de coopération avec les autorités. Malheureusement,
un certain nombre de sujets de préoccupation n’ont toujours pas
été traités par les autorités turques en dépit des recommandations
fondées sur les conclusions des mécanismes de suivi du Conseil de
l'Europe. La Commission européenne pour la démocratie par le droit
(Commission de Venise) avait notamment identifié des déficiences
structurelles dans les amendements constitutionnels qui ont établi
le système présidentiel en 2017. Parmi les sujets de préoccupation
les plus graves figurent le manque d’indépendance du pouvoir judiciaire,
l’absence de garanties suffisantes pour la séparation des pouvoirs
et les freins et contrepoids, les restrictions à la liberté d’expression
et des médias, l’interprétation abusive de la législation antiterroriste,
la non-exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de
l’homme (la Cour), les restrictions appliquées à la protection des
droits humains et des droits des femmes, et les atteintes aux droits
fondamentaux des femmes et hommes politiques et des (anciens et
anciennes) parlementaires de l’opposition, des avocates et des avocats,
des journalistes, des universitaires et des militants de la société civile.
2. Ces dernières années, l’Assemblée s’est déclarée préoccupée
par la dégradation constante des droits des membres de l’opposition
et de leur capacité à exercer leurs mandats électifs, une évolution
qui porte ainsi gravement atteinte au fonctionnement des institutions
démocratiques en Turquie. L’Assemblée a été amenée à organiser trois
débats d’urgence intitulés respectivement: «Aggravation de la situation
des membres de l’opposition politique en Turquie: que faire pour
protéger leurs droits fondamentaux dans un État membre du Conseil
de l’Europe?» (
Résolution 2260
(2019) de janvier 2019), «Nouvelle répression de l’opposition
politique et de la dissidence civile en Turquie: il est urgent de
sauvegarder les normes du Conseil de l’Europe» (
Résolution 2347 (2020) d’octobre 2020),
ainsi que le présent débat sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Turquie. Ce débat a été suscité par une évolution inquiétante
survenue au cours des derniers mois, notamment la levée de l’immunité
parlementaire, la tentative de dissolution du Parti démocratique
des peuples (HDP) et la décision de se retirer de la Convention
du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence
à l'égard des femmes et la violence domestique (STCE no 210,
la «Convention d'Istanbul») annoncée par le Président de la Turquie.
3. Le 20 mars 2021, le Président de la République a signé une
décision présidentielle portant retrait de la Convention d'Istanbul.
Cette convention a été ouverte à la signature lors de la présidence
turque du Comité des Ministres à Istanbul il y a dix ans. La Grande
Assemblée nationale de Turquie avait été le premier parlement en
Europe à la ratifier en 2012 par un vote unanime, jouant ainsi un
rôle de précurseur et de leader dans la promotion, sur l’ensemble
du continent, de cette convention devenue l’«étalon-or» en matière
de lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence
domestique. En Turquie, la ratification de la Convention d’Istanbul
a été un facteur déterminant pour l’adoption par le Parlement turc
en 2012 de la loi no 6284 sur la protection
de la famille et la prévention de la violence à l’égard des femmes.
4. L’Assemblée déplore vivement que cette décision présidentielle
ait été prise sans aucun débat parlementaire et sur la base de propos
fallacieux allant à l’encontre de l’objectif même de la Convention d’Istanbul.
Elle souligne qu'il est urgent d'organiser une discussion sur la
Convention d'Istanbul qui soit établie sur des faits – et non sur
des idées fausses et des mythes fondés sur des motivations politiques.
L’Assemblée souligne que les parlements constituent des enceintes
au sein desquelles les questions de société et de droits humains
doivent être débattues dans les États membres du Conseil de l’Europe.
La Convention d’Istanbul garantit par conséquent l’implication directe
des parlements dans le suivi de la convention ainsi que dans sa mise
en œuvre. En ce qui concerne la Turquie, l’Assemblée note que tous
les principaux partis d’opposition, notamment le Parti républicain
du peuple (CHP), le Parti démocratique des peuples (HDP) et le Bon
parti (IYI), ainsi que des organisations de femmes et de citoyennes
et citoyens agissant à titre individuel ont exprimé leur volonté
de voir leur pays rester partie à la Convention d’Istanbul en saisissant
le Conseil d’État en vue de faire annuler la décision présidentielle
du 20 mars 2021.
5. Sans préjuger de la décision que pourrait prendre le Conseil
d’État, l’Assemblée encourage la Grande Assemblée nationale turque
à débattre sérieusement de la question au parlement, à se concerter
avec les organisations de la société civile actives dans ce domaine,
à rester engagée dans la lutte contre la violence à l’égard des
femmes et la violence domestique, et à veiller à ce que toutes les
mesures soient prises pour protéger les victimes, poursuivre les
auteurs, prévenir la violence à l’égard des femmes et promouvoir
l’égalité entre les femmes et les hommes, conformément aux obligations
positives incombant aux États membres au titre de la Convention
européenne des droits de l’homme (STE no 5,
la «Convention»). Dans ce contexte, elle se félicite de la création,
le 9 mars 2021, d’une commission parlementaire ad hoc sur la recherche
des causes de la violence à l’égard des femmes afin de déterminer
les politiques nécessaires.
6. L'Assemblée souligne que, même si la législation nationale
turque peut être suffisante pour lutter contre la violence à l'égard
des femmes, le retrait de la Convention d'Istanbul implique que
la Turquie ne peut plus bénéficier de ses dispositions relatives
à la coopération internationale en matière pénale et solliciter
la coopération des autres États parties pour traduire en justice
les auteurs de crimes contre les femmes. Ce retrait adresse également
à la communauté internationale le message d'une dépriorisation de
la lutte contre la violence à l'égard des femmes. L'Assemblée espère
sincèrement qu'un moyen sera trouvé pour que la Turquie réintègre
la Convention d’Istanbul.
7. L’Assemblée rappelle que la violence à l’égard des femmes
est une pratique répandue dans toutes les sociétés et que cette
violence ne peut être justifiée par aucun motif. Elle touche tous
les segments de la société, par-delà les lignes politiques et sociétales.
Rappelant sa
Résolution
2289 (2019) «La Convention d'Istanbul sur la violence
à l'égard des femmes: réalisations et défis», l’Assemblée réaffirme
pour sa part son engagement à promouvoir la ratification et la mise
en œuvre de la Convention d’Istanbul en Europe et au-delà, notamment
par le biais de son Réseau parlementaire pour le droit des femmes
de vivre sans violence, et réitère son soutien total aux organisations
de la société civile œuvrant à la promotion et à la protection des
droits des femmes. Pour l’Assemblée, dénoncer une convention fondée
sur les droits humains et ratifiée (à l’unanimité) par le parlement
constitue une régression pour le pays. Au niveau européen, une telle
mesure affaiblit la coopération multilatérale impulsée par les 47 États
membres du Conseil de l’Europe et empêche le pays en cause de bénéficier
de la valeur ajoutée d’un mécanisme de suivi indépendant (le Groupe
d'experts sur la lutte contre la violence à l'égard des femmes et
la violence domestique – GREVIO).
8. L’Assemblée note avec préoccupation que la décision unilatérale
du Président de Turquie de dénoncer un traité international sans
la moindre consultation du parlement ou de la société a fait naître
des spéculations concernant la dénonciation possible d’autres traités
internationaux, dont la Convention européenne des droits de l’homme.
Une telle situation pourrait nuire à la stabilité et à la prévisibilité
juridiques du pays. Si la ratification et la dénonciation des traités
relèvent de la souveraineté nationale, l’Assemblée note toutefois
que le retrait sans précédent d’une convention majeure du Conseil
de l’Europe soulève maintes questions et inquiétudes quant aux processus
démocratiques de ce pays. À la lumière de ces faits nouveaux, une
réflexion devrait s’engager sur les normes qui devraient régir la
ratification et la dénonciation des traités internationaux dans une
société démocratique au-delà du simple respect des conditions minimales
fixées par la loi et par la Constitution. L’Assemblée demande de
ce fait à la Commission de Venise de préparer une étude comparative et
d’éventuelles lignes directrices, sur les modalités qui devraient
régir la ratification et la dénonciation des conventions du Conseil
de l’Europe.
9. Une autre évolution défavorable se rapporte au faible cadre
de la protection de l’immunité parlementaire en Turquie, déjà dénoncé
dans de précédentes résolutions de l’Assemblée. L’Assemblée note
avec inquiétude qu’un tiers des parlementaires sont actuellement
visés par des procédures judiciaires à leur encontre et pourraient
voir leur immunité levée. Cette pratique vise très majoritairement
des parlementaires de l’opposition, et les parlementaires du parti
HDP sont affectés de manière disproportionnée – étant visés par
75 % des procédures engagées, lesquelles se fondent pour la plupart
sur des accusations liées au terrorisme. Trois membres du HDP ont
été déchus de leur mandat en 2020 et en 2021 à la suite de condamnations
définitives pour terrorisme, tandis que neuf parlementaires de ce
parti encourent actuellement des peines de prison à vie aggravées
pour avoir prétendument organisé «les manifestations de Kobané»
en octobre 2014.
10. Pour apporter une note positive, l’Assemblée se félicite du
retour au parlement d’Enis Berberoğlu, député du CHP, à la suite
de deux arrêts de la Cour constitutionnelle ayant conclu à la violation
du droit de l’intéressé d’être élu et d’exercer des activités politiques.
L’Assemblée rappelle que, dans un État de droit, les décisions de
la Cour constitutionnelle s’imposent aux juridictions inférieures.
Elle déplore cependant les nouvelles procédures lancées dans l’intervalle
pour lever à nouveau l’immunité de M. Berberoğlu.
11. L’Assemblée se déclare, dans le même temps, consternée par
la condamnation d’Ömer Faruk Gergerlioğlu, député du HDP, à une
peine de deux ans et demi d’emprisonnement pour «avoir fait de la propagande
pour une organisation terroriste» en «retweetant», en août 2016,
un article de presse – lequel, pour sa part, n’a jamais été condamné.
Cette condamnation a été confirmée par la Cour de cassation de Turquie
en février 2021, et l’exécution de la peine n’a pas été suspendue
jusqu’à la fin du mandat de M. Gergerlioğlu, contrairement à l’usage.
Par conséquent, M. Gergerlioğlu a été déchu de son mandat dès la lecture
de la sentence au parlement le 17 mars 2021, et incarcéré le 27 mars
2021.
12. L’Assemblée regrette que la Cour constitutionnelle n’ait pas
été en mesure d’examiner la requête individuelle pendante déposée
par M. Gergerlioğlu avant que l’exécution de la sentence ne devienne
effective, entraînant ainsi la déchéance du mandat parlementaire
avec effet immédiat. L’Assemblée demande aux autorités turques de
veiller à l’harmonisation des pratiques judiciaires relatives à
l’exécution des condamnations des députés, dans le plein respect
de leur immunité parlementaire, et de garantir l’examen rapide des
requêtes individuelles par la Cour constitutionnelle qui, dans le
passé, a contribué à réparer la violation des droits de parlementaires
et a permis leur retour au parlement.
13. L’Assemblée se montre préoccupée par le fait que les parlementaires
de l’opposition semblent être sous la menace régulière d’une levée
de leur immunité en raison de leurs déclarations orales ou écrites. L’Assemblée
note avec une vive inquiétude qu’un tiers des parlementaires, y
compris les dirigeants des deux principaux partis d’opposition au
parlement, font l’objet de telles procédures. Cela constitue une
pratique hautement problématique et porte préjudice au bon fonctionnement
d’un parlement. En outre, cela induit un effet dissuasif décourageant
le débat dynamique qui est essentiel au bon fonctionnement d'une
démocratie. L’Assemblée invite donc instamment les autorités turques
à mettre fin au harcèlement judiciaire des parlementaires et à s'abstenir
de soumettre un grand nombre de résumés de procédures visant à lever,
de manière injustifiée, leur immunité, ce qui porte gravement atteinte
à l’exercice de leur mandat politique.
14. L’Assemblée ne peut que rappeler ses préoccupations concernant
les restrictions à la liberté d’expression, lesquelles entravent
l’exercice des mandats politiques. Elle regrette qu’aucun progrès
n’ait été réalisé concernant l’interprétation de la législation
antiterroriste, laquelle s’écarte de la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme. En conséquence, bon nombre de condamnations
sont prononcées sur la base d’une interprétation trop large de cette
législation ou de dispositions controversées du Code pénal. L’Assemblée
appelle instamment les autorités turques à s’attaquer aux «problèmes
omniprésents concernant [l’]indépendance et [l’]impartialité» du
système judiciaire – dénoncés par le Comité des Ministres en mars 2021 –
et à empêcher les décisions à motivation politique contraires aux
normes du Conseil de l’Europe.
15. L’Assemblée souligne le rôle primordial que jouent les partis
politiques dans un régime démocratique. Elle est donc extrêmement
préoccupée par les mesures prises par la Cour de cassation, à la
demande du Parti du mouvement nationaliste (MHP), en vue de dissoudre
le deuxième plus grand parti d’opposition au Parlement turc et d’interdire
687 membres du HDP pour leurs liens présumés avec le Parti des travailleurs
du Kurdistan (PKK). L’Assemblée relève que l’acte d’accusation du
17 mars 2021 a été renvoyé à la Cour de cassation le 31 mars 2021
par la Cour constitutionnelle en raison de graves lacunes.
16. L’Assemblée rappelle qu’elle s’était opposée à la dissolution
du parti au pouvoir (le Parti de la justice et du développement-AKP)
dans sa
Résolution 1622
(2008) «Fonctionnement des institutions démocratiques
en Turquie: développements récents» en faisant valoir que «la dissolution
de partis politiques ne peut être qu’une mesure d’exception, ne
se justifiant que dans les cas où le parti concerné fait usage de
violence ou menace la paix civile et l’ordre constitutionnel démocratique
du pays».
17. L’Assemblée rappelle également que les partis politiques jouissent
des libertés et droits consacrés par les articles 11 (liberté de
réunion et d’association) et 10 (liberté d’expression) de la Convention
européenne des droits de l’homme. La dissolution d’un parti représente
une mesure drastique qui ne devrait intervenir qu’en dernier recours
dans des situations strictement définies. L’Assemblée reste persuadée
que la Cour constitutionnelle se laissera guider par les dispositions
strictes régissant cette procédure en Turquie, par la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme – laquelle interprète
strictement les exceptions prévues à l’article 11 en ne conférant
qu’une marge d’appréciation limitée aux États contractants – et
par les «Lignes directrices sur l’interdiction de la dissolution
des partis politiques et les mesures analogues», adoptées en 1999
par la Commission de Venise.
18. Quelle que soit l’issue de cette procédure en cours, l’Assemblée
souligne que le lancement d’une action en justice contre le deuxième
plus grand parti d’opposition, combiné au harcèlement continu et
aux arrestations de ses membres, élus et dirigeants, constitue en
soi un signal d’alerte quant aux difficultés rencontrées par l’opposition.
Cette situation porte gravement atteinte au fonctionnement des institutions
démocratiques et au pluralisme politique, aux niveaux national et
local. À cet égard, l’Assemblée regrette l’absence de progrès concernant
la réintégration des 48 maires (sur les 59) élus en mars 2019 sous
l’étiquette du HDP, révoqués en violation des normes du Conseil
de l’Europe, ou la révision de la législation en vue de son alignement
sur la Charte européenne de l’autonomie locale (STE no 122).
19. L’Assemblée rappelle que le fonctionnement harmonieux des
institutions démocratiques dans une démocratie représentative exige
des procédures électorales équitables, une base juridique solide
et un environnement sûr permettant le bon fonctionnement des partis
politiques, la sauvegarde de la liberté d’expression et des médias
qui permettent l’expression des points de vue de l’opposition, et
une passation de pouvoirs démocratique. L’Assemblée note que des
réformes de la loi sur les partis politiques et de la législation électorale
sont envisagées. Elle encourage les autorités turques à saisir cette
occasion pour répondre aux préoccupations soulevées à plusieurs
reprises par l’Assemblée et par la Commission de Venise au cours
des dernières années:
19.1 en ce
qui concerne la loi électorale, l’Assemblée se félicite de l’intention
affichée des autorités d’abaisser le seuil électoral (actuellement
de 10 %), lequel est le plus élevé d’Europe. Elle appelle cette réforme
de ses vœux depuis longtemps. L’Assemblée invite les autorités turques,
lors de la révision de la législation électorale, à prendre en considération
la nécessité de garantir des processus électoraux équitables, menés
dans un environnement propice à la liberté d’expression et à la
liberté des médias;
19.2 dans le même temps, l’Assemblée rappelle qu’une démocratie
véritablement pluraliste requiert que des partis représentant tout
l’éventail politique soient en mesure de fonctionner et de refléter
les opinions des électeurs et des électrices dans leur diversité,
y compris celles des minorités;
19.3 afin de renforcer la bonne gouvernance et l’égalité des
chances en politique, l’Assemblée encourage les autorités turques,
conformément aux recommandations formulées dans les deux rapports de
conformité publiés par le Groupe d'États contre la corruption (GRECO)
(troisième et quatrième cycles d’évaluation) en mars 2021, à améliorer
le cadre législatif et réglementaire, et en particulier:
19.3.1 à prendre des mesures résolues pour renforcer la transparence
du financement des partis politiques et des campagnes électorales,
domaine dans lequel des progrès considérables se font attendre;
19.3.2 à améliorer la prévention de la corruption des parlementaires,
des juges et des procureurs, notamment en adoptant une loi sur la
conduite éthique des parlementaires, renforçant ainsi la transparence
du processus législatif;
19.3.3 à introduire des changements structurels qui garantissent
l'indépendance de la justice, notamment la révision de la composition
du Conseil des juges et des procureurs, laquelle va à l’encontre
des normes européennes relatives à un organe indépendant et autonome
du pouvoir judiciaire, et permet à l’exécutif de conserver une forte
influence sur plusieurs questions clés affectant le fonctionnement
du système judiciaire.
20. L’Assemblée rappelle ses craintes déjà exprimées relatives
à la liberté d’expression et à la liberté des médias, ainsi qu’à
la situation des journalistes. L’Assemblée demeure préoccupée par
le nombre élevé de journalistes qui sont maintenus en détention,
poursuivis pour avoir accompli leur travail ou contraints à l’autocensure.
Dans ce contexte, l’Assemblée attire l'attention sur certains développements
significatifs:
20.1 l’Assemblée
se félicite de la décision de la Cour constitutionnelle du 8 avril
2021 abrogeant l’article d’un décret-loi qui autorisait la fermeture
d’organes de presse au motif qu’ils «constituent une menace pour
la sécurité nationale» et invalidant une disposition qui ouvrait
la voie à la saisie des locaux des organes touchés par cette mesure;
20.2 l’Assemblée se félicite des deux arrêts (non définitifs)
rendus le 13 avril 2021 par une chambre de la Cour européenne des
droits de l’homme dans les affaires Ahmet
Hüsrev Altan c. Turquie et Murat Aksoy
c. Turquie, respectivement. Ces arrêts concernent deux
journalistes arrêtés en raison de leur préparation présumée du coup
d’État manqué, faisant suite à leurs publications et à leur appartenance présumée
au mouvement Gülen. Alors que Murat Aksoy a été libéré de sa détention
provisoire en 2017, le journaliste et romancier de renom Ahmet Altan
est en prison depuis 2016. La Cour a notamment conclu à une violation
des droits à la liberté d’expression, à la liberté et à la sécurité
des deux requérants en raison du manque de preuves, de l’absence
de soupçons raisonnables et de l’impossibilité pour les intéressés
d’avoir accès à leur dossier. L’Assemblée se félicite de la réaction
rapide de la Cour de cassation qui a ordonné la libération d’Ahmet
Altan dès le lendemain du prononcé de l’arrêt.
21. L’Assemblée attend des autorités turques qu’elles entreprennent
les réformes nécessaires pour répondre aux préoccupations susmentionnées.
Elle prend bonne note du lancement, le 2 mars 2021, du Plan d’action
pour les droits humains préparé en concertation avec le Conseil
de l'Europe et d'autres organismes internationaux pertinents. Ce
plan d’action vise notamment à renforcer le droit à un procès équitable,
à protéger et à renforcer la liberté d’expression, d’association
et de religion, et à promouvoir la prévisibilité et la transparence
juridiques. L’Assemblée encourage lesdites autorités, en coopération
avec le Conseil de l’Europe, à mieux définir le champ d’application
de ce plan d’action afin de traiter les questions urgentes en matière
de droits humains et d’État de droit, notamment un renforcement
de l’indépendance de la justice, la révision de la loi antiterroriste,
trop largement interprétée, et la protection des défenseurs des
droits humains. L'Assemblée invite également les autorités à s'assurer
que le plan d'action sera parachevé par une feuille de route détaillée
avec des actions spécifiques à entreprendre pour atteindre ses objectifs.
22. Dans l’intervalle, l’Assemblée attend des autorités turques
qu’elles prennent des mesures concrètes et significatives, et qu’elles
respectent ainsi les obligations découlant de leur adhésion au Conseil
de l’Europe. En particulier, l’Assemblée demande instamment la libération
immédiate de l’ancien coprésident du HDP, Selahattin Demirtaş, et
du philanthrope Osman Kavala, en application des arrêts de la Cour
européenne des droits de l’homme de 2020 et des décisions ultérieures
du Comité des Ministres qui supervise la mise en œuvre de ces arrêts.
L'Assemblée rappelle que la Cour a jugé qu'il y avait, dans les
deux cas, violation de l'article 18 de la Convention et que les
condamnations poursuivaient un but inavoué: la détention de M. Demirtaş
visait à étouffer le pluralisme et à limiter la liberté du débat
politique, tandis que la détention de M. Kavala visait à réduire
celui-ci au silence et à dissuader d'autres défenseurs des droits
humains.
23. L’Assemblée insiste également sur le fait que les acteurs
de la société civile doivent pouvoir agir dans un environnement
sûr et libre. Elle reste préoccupée par les procédures en cours
visant les militantes et militants des droits humains, et appelle
les autorités turques:
23.1 à abandonner
les poursuites à l’encontre des membres du «procès Büyükada» et
d’Öztürk Türkdoğan, président de l’Association des droits de l’homme,
et, plus généralement, à veiller à ce que les défenseuses et défenseurs
des droits humains, y compris ceux de la communauté LGBT (lesbiennes,
gays, bisexuels et transgenres) et ceux des femmes, puissent exercer
leur liberté d’expression et de réunion sans avoir à subir des pressions
judiciaires indues;
23.2 à se garder d’incriminer, de poursuivre et d’arrêter des
manifestantes et des manifestants pacifiques, des étudiantes et
des étudiants, et des personnes LGBT, notamment ceux qui protestent contre
la nomination du recteur de l’université de Boğaziçi et contre le
retrait de la Convention d’Istanbul;
23.3 à abroger ou à réviser, conformément aux recommandations
pertinentes de la Commission de Venise, les dispositions contenues
dans la loi de 2020 sur la prévention du financement de la prolifération
des armes de destruction massive prévoyant la possibilité de suspendre
temporairement les dirigeants d’organisations non gouvernementales
(ONG) faisant l’objet d’enquêtes liées au terrorisme et de les remplacer
par des administrateurs nommés par le gouvernement, avec pour effet
– comme n’a pas manqué de le souligner la Commissaire aux droits
de l’homme du Conseil de l’Europe – de restreindre encore plus les
activités de ces ONG et la liberté d’association au nom de la lutte antiterroriste.
24. L’Assemblée réitère avec force son appel aux autorités turques
à renoncer aux lois et pratiques contraires aux normes démocratiques,
à réviser leur législation et leur cadre constitutionnel afin de
garantir la séparation des pouvoirs, à rétablir la liberté d’expression
et la liberté des médias, à interpréter leur législation antiterroriste
de manière plus restrictive et à mettre en œuvre les arrêts de la
Cour européenne des droits de l’homme.
25. L’Assemblée encourage vivement les autorités turques à recourir
à l’expertise du Conseil de l’Europe afin d’élaborer et de mettre
en œuvre les réformes nécessaires pour restaurer l’indépendance
du pouvoir judiciaire, et de rétablir l’équilibre des pouvoirs approprié,
toutes conditions indispensables à une société démocratique régie
par l’État de droit. L’Assemblée attend des autorités turques qu’elles
répondent aux aspirations démocratiques d’une société civile et
politique dynamique et profondément attachée à la démocratie, qui
désire pouvoir s’exprimer librement et en toute sécurité.
26. L’Assemblée décide également, dans le cadre de la procédure
de suivi de la Turquie, de surveiller l’évolution de la situation
dans ce pays en matière de démocratie, d’État de droit et de droits
humains. Elle prie instamment les autorités turques d’engager un
dialogue sérieux et constructif, et d’évaluer les progrès réalisés dans
un rapport de suivi détaillé qui sera présenté à l’une de ses prochaines
parties de session.