C Exposé des motifs
par M. André Vallini, rapporteur
1 Introduction
1.1 Travaux
antérieurs de l’Assemblée
1. Dans sa
Résolution
2218 (2018) «Lutter contre le crime organisé en facilitant la confiscation
des avoirs illicites», l’Assemblée parlementaire a invité tous les
États membres à faciliter la confiscation des avoirs illicites, en
autorisant leur confiscation sans condamnation préalable et en renversant
la charge de la preuve quant à l’origine illicite des avoirs, tout
en établissant des garanties adéquates.
2. Dans sa
Résolution
2279 (2019) «Lessiveuses: nouveaux défis en matière de lutte contre
le crime organisé et le blanchiment de capitaux – la nécessité d’intensifier
la coopération internationale», l’Assemblée met en lumière les montants
énormes des fonds illicites blanchis au moyen de certains dispositifs.
3. Enfin, dans sa
Résolution
2365 (2021) «Nécessité de renforcer d’urgence les cellules de renseignement financier
– Des outils plus efficaces requis pour améliorer la confiscation
des avoirs illicites» l’Assemblée proposait des mesures concrètes
pour renforcer les structures établies pour identifier, saisir et
confisquer un maximum d’avoirs illicites.
4. Les auteurs d’une
proposition de résolution sur les «Suites données à l’enquête sur
la lessiveuse azerbaïdjanaise» proposaient que «les profits réalisés
par la Danske Bank en se faisant l’instrument de la ‘lessiveuse’
soient transférés à la société civile azerbaïdjanaise aux fins de
la lutte contre la corruption et de la promotion des droits de l’homme
et de la démocratie en Azerbaïdjan».
1.2 Objet
et objectifs du présent rapport
5. Pour éviter des dédoublements
avec les résolutions adoptées précédemment et ne pas donner l’impression
que seul un pays est concerné par les problèmes de grande corruption
et de blanchiment de fonds, la commission n’a pas désigné de rapporteur
pour la proposition mentionnée ci-dessus, dont elle avait d’abord
été saisie pour rapport. Elle a en revanche demandé au Bureau d’être
saisie pour rapport sur la question plus générale qui était encore
restée sans réponse dans les rapports précités de Mart van de Ven (Pays-Bas,
ADLE) et Sunna Ævarsdóttir (Islande, SOC). Le titre de cette
nouvelle
proposition de résolution introduite par la commission elle-même,
qui est à la base de mon mandat de rapporteur, est «Comment faire bon
usage des avoirs confisqués d’origine criminelle?»
Note. Elle a été renvoyée à la commission
pour rapport et cette dernière m’a désigné rapporteur lors de sa
réunion des 28-29 mai 2019.
6. Comme l'a souligné M. van de Ven dans l’exposé des motifs
à la
Résolution 2218
(2018), les énormes profits de la corruption et d'autres pratiques
criminelles menacent nos démocraties et le contrat social sur lequel
reposent nos sociétés et selon lequel les citoyens paient des impôts
et des cotisations; en retour, l'État assure la sécurité et la protection
sociale. Le pouvoir conféré aux criminels par les sommes colossales engrangées
par eux et réinjectées dans l’économie par les différentes techniques
de blanchiment met en péril le fonctionnement normal de nos démocraties
et corrompt des secteurs entiers de nos économies.
7. La première étape pour briser le cycle criminel consiste à
démanteler les pratiques criminelles en confisquant les avoirs criminels
et à enlever ainsi l’énorme pouvoir financier aux entités criminelles
qui leur permet de corrompre les forces de l’ordre, la justice et
même la politique. Dans la mesure où, dans certaines sociétés, les
pratiques criminelles s'infiltrent depuis des décennies, il est
urgent de «restaurer la justice sociale»
Note.
8. Dans une deuxième étape, le contrat social rompu par les criminels
doit être réaffirmé en mettant à profit les avoirs criminels confisqués
pour indemniser les victimes et reconstruire les communautés détruites
par la criminalité organisée et la corruption.
9. Plus précisément, le processus de recouvrement d'avoirs criminels
peut être divisé en quatre phases
Note:
- la phase préalable à l'enquête
ou à la collecte de renseignements, au cours de laquelle l'enquêteur vérifie
la source de l'information qui a donné lieu à l'enquête et détermine
son authenticité;
- la phase de l'enquête elle-même, au cours de laquelle
les produits de la criminalité localisés et identifiés au cours
de la phase préalable et les preuves de propriété sont rassemblés
dans le cadre de processus plus formels (par exemple enquêtes financières
pour obtenir et analyser les dossiers bancaires); le succès des
deux premières phases et donc le volume des saisies dépend de l’efficacité
des «cellules de renseignement financier», dont le renforcement
fait l’objet de la Résolution
2365 (2021);
- la phase judiciaire, au cours de laquelle la décision
de confiscation est arrêtée, si nécessaire au terme d’une procédure
contradictoire dans laquelle le prévenu est sommé de justifier de
l’acquisition légitime des avoirs saisis. Cette phase peut être
rendue beaucoup plus efficace par l’adoption, recommandée par l’Assemblée
dans sa Résolution 2218
(2018), du principe du renversement de la charge de la preuve concernant
la légitimité de ces avoirs;
- la phase d'aliénation, lorsque le bien confisqué est aliéné
par l'État conformément à la loi (par exemple, pour une réutilisation
socialement utile).
10. C’est bien cette dernière phase, la phase dite d’aliénation,
qui fait l’objet du présent rapport. Les premières étapes – l’identification
et la saisie des avoirs illicites et leur facilitation par le biais
du renversement de la charge de la preuve et d’une coopération internationale
plus efficace – sont couvertes par les rapports précités.
11. Mon objectif est de promouvoir, dans tous les États membres
du Conseil de l’Europe, une utilisation la plus «socialement utile»
possible des avoirs illicites confisqués. Il est important de montrer
à la société que l'État intervient pour rétablir la justice et éliminer
les modèles négatifs que les groupes criminels organisés et les
individus corrompus peuvent créer. Il est important de démontrer
que les biens confisqués sont restitués à ceux qui ont subi les
effets négatifs directs de ces comportements antisociaux, à savoir
les victimes individuelles identifiées, directes et indirectes,
ainsi que la société dans son ensemble. La réutilisation des biens
confisqués à des fins sociales favorise une attitude positive à
l'égard des stratégies visant à lutter contre la criminalité organisée.
La réutilisation sociale des biens confisqués donne aux communautés
qui ont été touchées par la criminalité grave et organisée les moyens
de mieux résister à ces crimes au niveau local. Elle a des effets
positifs aussi parce qu'elle renforce la sensibilisation à la prévention
et à la lutte contre la criminalité grave et organisée au sein de
la société civile, lui permettant de devenir plus autonome et plus
participative dans ces domaines
Note.
12. Pour mieux comprendre le sujet en question, il importe de
clarifier le terme «réutilisation sociale». Au sens strict du terme,
la réutilisation sociale exige que les produits du crime soient
rendus ouvertement à la société. Elle transmet ainsi un message
culturel important au public, qui promeut ce qu'on appelle la «lutte sociale»
contre la criminalité organisée
Note.
13. Dans ce rapport, je résume d’abord les travaux déjà entrepris
dans ce sens au sein de la communauté internationale, laquelle élabore
depuis des années des mécanismes destinés à faciliter la confiscation
des avoirs illicites et leur utilisation à des fins socialement
utiles. La Convention des Nations Unies contre la corruption (
CNUCC) de 2003, en particulier, comporte un chapitre consacré
au recouvrement d’avoirs. Elle précise que «la restitution d’avoirs
est un principe fondamental de la présente Convention». En 2007
a été lancée l’Initiative pour le recouvrement des avoirs volés
(
Stolen
Asset Recovery Initiative, StAR), un partenariat établi entre la Banque mondiale et
l’Office des Nations Unies contre la drogue (UNDOC) et le crime
pour prévenir le blanchiment des produits de la corruption et faciliter
la restitution plus systématique et en temps utile des avoirs volés.
En décembre 2017, le Royaume-Uni et les États-Unis, avec l'appui
de l’initiative StAR, ont organisé conjointement un Forum mondial
sur le recouvrement d'avoirs (
Global
Forum on Asset Recovery, GFAR). Le GFAR a adopté les «Principes pour la disposition
et le transfert des avoirs volés confisqués dans les affaires de
corruption».
Note Le
forum de Washington a porté sur le recouvrement d'avoirs illicites
à l'échelle mondiale. Les principes adoptés au niveau mondial mettent
en lumière des défis communs en matière de recouvrement d’avoirs
illicites tant au sein des États membres du Conseil de l’Europe
que dans leurs relations entre eux.
14. Sur la base des contributions des experts lors de notre audition
en janvier 2022
NoteNoteNote, de l’analyse
des réponses reçues au questionnaire envoyé aux services de documentation
et de recherche parlementaires via le Centre européen de recherche
et documentation parlementaire (CERDP)
Note et de l’expérience
italienne que j’ai eu le privilège d’étudier lors de ma visite d’information
à Rome au mois de mars 2022, je m’emploie à faire des propositions
concrètes pour que les avoirs criminels confisqués soient utilisés
au mieux, pour réparer au moins une partie des dommages causés à
la société par la criminalité organisée et la corruption. Pour commencer,
je passerai en revue les mécanismes existants dans ce domaine et
les différentes approches qui existent déjà dans certains États
membres du Conseil de l'Europe. Je rappellerai ensuite les principes régissant
la restitution des avoirs volés au niveau international et finirai
par quelques conclusions et recommandations qui sont résumées dans
les projets de résolution et de recommandation.
2 Réglementation actuelle au niveau international
et propositions d’amélioration
15. Parmi les instruments juridiques
pertinents actuellement en place figurent une Convention du Conseil de
l'Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à
la confiscation des produits du crime et au financement du terrorisme
(STCE n° 198, Convention de Varsovie) ainsi que plusieurs instruments
juridiques de l'Union européenne (UE)
Note. La Convention
des Nations Unies contre la corruption (CNUCC), entrée en vigueur
en 2005, est un instrument important à l'échelle mondiale
Note. Tous ces textes multilatéraux visent
à harmoniser les lois de confiscation entre les États membres respectifs,
à permettre la reconnaissance mutuelle des décisions de gel et de
confiscation, et à faciliter l'échange d'informations entre les
bureaux de recouvrement des avoirs des États parties.
2.1 Conseil
de l’Europe
16. La
Convention
de Varsovie, entrée en vigueur le 1er mai 2008, est le premier traité
international couvrant la prévention et le contrôle du blanchiment
de capitaux et du financement du terrorisme
Note.
17. La Convention de Varsovie vise à moderniser et à actualiser
la Convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment, au
dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime
de 1990 (
STE n° 141). Le texte aborde le fait que l'accès rapide aux informations
financières ou aux informations sur les avoirs détenus par des organisations
criminelles, y compris des groupes terroristes, est la clé du succès
des mesures préventives et répressives. La Convention de Varsovie
vise donc à améliorer la coopération et l'assistance dans les enquêtes
entre les États parties ainsi qu’à faciliter des mesures provisoires
ou conservatoires
Note.
18. La Convention de Varsovie soulève pour la première fois la
question de l'indemnisation des victimes
Note. La priorité a été donnée à la restitution
des biens confisqués à l'État partie requérant, afin d'indemniser
les victimes ou de restituer les biens au propriétaire légitime
Note. Outre la principale considération
à l'origine de l'introduction du recouvrement des avoirs illicites
– à savoir priver les entreprises criminelles de leurs ressources
financières – la nécessité d'indemniser les victimes d'actes criminels
est désormais prise en compte.
19. Toutefois, l'article 25, paragraphe 2, de la Convention de
Varsovie prévoit simplement que les États parties doivent accorder
une «considération prioritaire» à la restitution des biens confisqués
aux victimes et ne prévoit donc aucune obligation d'indemnisation
des victimes. La Convention de Varsovie ne mentionne pas non plus
la possibilité d’une réutilisation sociale des avoirs confisqués,
au-delà de l’indemnisation des victimes directes.
20. Une nouvelle initiative au niveau du Conseil de l'Europe pourrait
donc être très utile pour promouvoir l'indemnisation des victimes
et la réutilisation sociale et ouvrir ainsi la voie à des lignes
directrices internationales contraignantes pour la réutilisation
sociale des avoirs confisqués.
2.2 Union
européenne
22. Le
considérant
47 du nouveau règlement indique que «les biens gelés et les biens confisqués
pourraient être en priorité affectés à des projets en matière de
répression et de prévention de la criminalité organisée ainsi qu'à
d'autres projets d'intérêt général et d'utilité sociale».
23. L'article 30 paragraphe 6.d, du règlement précité propose
également que «les biens puissent être utilisés dans l'État d'exécution
à des fins d'intérêt public ou à des fins sociales conformément
à sa législation, sous réserve du consentement de l'État d'émission».
24. Le libellé du
règlement
(UE) 2018/1805 ne diffère pas sensiblement de celui de la
directive
2014/42/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014
relative au gel et à la confiscation des instruments et des produits
du crime dans l'Union européenne. Ce dernier instrument propose
que «les États membres envisagent de prendre des mesures permettant
l'utilisation des biens confisqués à des fins d'intérêt public ou sociales»
Note.
25. Même si la réutilisation sociale des biens confisqués est
désormais abordée, elle n’est qu’une option parmi d’autres. Le cadre
juridique de l'Union Européenne ne fixe pas de normes minimales
obligatoires pour la disposition des avoirs confisqués dans les
juridictions nationales des États membres.
26. Une
étude
approfondie sur la réutilisation des biens confisqués à des fins
sociales a été demandée et publiée par la commission des libertés
civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement
européen en 2012. Cette étude souligne «qu'au niveau de l'UE, on
n'a accordé qu'une attention limitée à la destination finale des
avoirs confisqués et que, dans les États membres, l'utilisation
des avoirs confisqués à des fins sociales n'est pas une pratique
largement établie»
Note.
27. Les auteurs de l’étude font les recommandations suivantes
Note:
- l’élaboration
d’une directive visant à établir des procédures cohérentes et transparentes
au sein des États membres, exigeant la possibilité de réutiliser,
à des fins sociales, les avoirs d’origine criminelle confisqués
et exigeant que la société civile puisse faire des suggestions sur
des projets spécifiques pertinents sur le plan social;
- la création d’une base de données européenne de recouvrement
des avoirs, rassemblant des statistiques sur la manière dont les
avoirs confisqués ont été utilisés au niveau national;
- la création d’un Fonds européen de recouvrement des avoirs
illicites;
- l’établissement d’un Bureau européen de recouvrement des
avoirs.
28. Une autre étude importante financée par l’Union européenne
intitulée «RECAST – Réutilisation des avoirs confisqués à des fins
sociales: Vers des normes communes de l'Union européenne» distingue
la réutilisation sociale des avoirs confisqués du transfert traditionnel
des avoirs confisqués au budget de l'État. Un rapport faisant partie
de cette
étudeNote a
montré que les États membres de l'Union Européenne utilisent des mécanismes
très différents pour faire bon usage des avoirs criminels confisqués.
29. Selon cette étude, deux modèles de réutilisation sociale des
biens confisqués existent actuellement dans l'Union européenne:
d'une part une approche indirecte ou traditionnelle, selon laquelle
les fonds confisqués sont transférés au budget de l'État ou au fonds
d'indemnisation des victimes pour une utilisation ultérieure. D'autre
part, l'approche de la réutilisation directe implique que, une fois
que les actifs entrent dans la propriété de l'État, les fonds sont
directement affectés à une réutilisation sociale ou institutionnelle.
30. Quand les biens confisqués se fondent dans le budget de l'État,
ils sont bien sûr utilisés à des fins publiques, mais les citoyens
ne peuvent pas faire le lien entre leur réutilisation publique ultérieure
et l’origine criminelle des biens confisqués. Ce qui distingue la
réutilisation sociale des avoirs confisqués du transfert traditionnel
des avoirs criminels confisqués au budget de l'État est la visibilité
des avoirs criminels confisqués pour les citoyens qui en bénéficient
et pour toute la société
Note. L’importance de cette visibilité a
d’ailleurs aussi été soulignée par tous les experts lors de notre
audition en janvier 2022.
31. Cette étude de l’Union européenne présente aussi les différentes
approches institutionnelles au sein des États membres, en distinguant
trois modèles: l’approche centralisatrice avec une institution centrale spécialisée;
l’approche centralisatrice gérée par une institution généraliste;
et l’approche décentralisée. L’étude, dont une co-autrice était
l’une de nos expertes à l’audition, Mme Vettori,
préconise l’approche centralisée avec une institution spécialisée,
dédiée à la gestion des avoirs confisqués et leur réutilisation sociale.
Parmi les autres recommandations adressées aux États membres dans
cette étude figure celle d’une participation de la société civile,
tant dans le processus de décision de la réutilisation sociale des
avoirs confisqués qu’en tant que bénéficiaire des biens en question.
2.3 La
Convention des Nations Unies contre la corruption et l'Initiative
StAR
32. La CNUCC a introduit un nouveau
cadre pour faciliter le dépistage, le gel, la saisie, la confiscation
et la restitution des avoirs volés par des pratiques de corruption
et dissimulés dans des juridictions étrangères. La confiscation
des avoirs obtenus par des activités criminelles est considérée
comme un instrument essentiel de la lutte contre les organisations
criminelles.
33. La CNUCC est l'instrument juridique le plus complet pour la
coopération internationale en matière de recouvrement des avoirs
volés. Elle comprend un chapitre spécifique (chapitre V) sur le
recouvrement des avoirs illicites, qui vise à restituer les avoirs
à leurs propriétaires légitimes, y compris les pays lésés par leurs propres
dirigeants corrompus. L'article 51 de la Convention stipule que
«la restitution des avoirs en application de ce chapitre est un
principe fondamental de la présente Convention» et l'article 57
mentionne explicitement que les États parties doivent donner la
priorité à «la restitution des biens à leurs propriétaires légitimes antérieurs
ou à l'indemnisation des victimes du crime».
34. Bien que cette convention ait été considérée comme un grand
pas dans la bonne direction, elle ne fait toujours pas explicitement
référence à l'utilisation ultérieure des fonds confisqués. En fait,
la convention ne mentionne en aucune façon la réutilisation des
avoirs criminels confisqués pour des projets sociaux ou communautaires.
35. L'
ONUDC et la Banque mondiale, qui ont lancé l'Initiative
StAR, ont élaboré d'autres mesures en matière de confiscation
et de recouvrement des avoirs. L'Initiative StAR soutient les efforts
internationaux visant à mettre fin aux paradis fiscaux pour les
fonds corrompus et offre des plateformes de dialogue et de collaboration.
Elle facilite donc les contacts entre les différentes juridictions
impliquées dans le recouvrement des avoirs illicites.
36. L’initiative StAR collabore avec des organisations mondiales,
notamment la Conférence des États parties à la CNUCC, le G8, le
G20 et le Groupe d'action financière internationale (Gafi), pour
convaincre les décideurs et assurer la liaison avec eux.
37. Le rôle de la société civile dans le processus de recouvrement
des avoirs illicites a fait l'objet d'un débat approfondi au
GFAR. Les principes adoptés dans ce forum font suite aux
travaux de l'ONUDC et à l'appel lancé dans le Programme d'action
d'Addis-Abeba (
AAAA) pour que la communauté internationale élabore de bonnes pratiques
en matière de restitution des avoirs illicites confisqués.
38. Les principes du GFAR soulignent non seulement la nécessité
d'une coopération internationale en matière de recouvrement transfrontière
des avoirs illicites
Note, mais mettent aussi un accent particulier
sur la transparence et la responsabilité dans la restitution et
la disposition des avoirs recouvrés
Note. Les informations sur le transfert et l'administration
des avoirs restitués devraient être rendues publiques et mises à
la disposition des sociétés concernées. Afin de s'assurer que les
criminels ne profitent pas davantage de leurs gains mal acquis,
il est important de définir clairement les bénéficiaires du processus
de recouvrement
Note.
39. Enfin, et ce n'est pas le moins important, les principes du
GFAR traitent de l'inclusion des parties prenantes non gouvernementales.
Par conséquent, «la société civile, les organisations non gouvernementales et
les organisations communautaires devraient être encouragées à participer
au processus de restitution des avoirs, notamment en aidant à déterminer
comment remédier aux dommages»
Note. Il est également précisé que cette inclusion
doit être prévue et autorisée par la loi, ce qui n'est le cas que
dans quelques États membres du Conseil de l'Europe, comme indiqué
ci-dessous.
3 Exemples
de bonnes pratiques pour la réutilisation des avoirs confisqués
dans des États membres du Conseil de l'Europe
40. Une majorité des États membres
de l’Union européenne couverts par les deux études susmentionnées (paragraphes
21-31) n’ont pas, ou pas encore, adopté de règles pour permettre
ou promouvoir la réutilisation sociale des avoirs illicites confisqués.
Les réponses reçues à mon questionnaire adressé au CERDP confirment
que c’est aussi le cas de la plupart des pays membres du Conseil
de l’Europe qui ne font pas partie de l’Union européenne. Cependant,
certains pays européens disposent de mécanismes bien développés
pour réutiliser les biens confisqués à des fins sociales, ce qui
pourrait être lié à leur longue histoire de lutte contre la criminalité
organisée.
3.1 Italie
41. En Italie, divers projets liés
à la bonne utilisation des biens confisqués (
beni
confiscati) sont actuellement en place
NoteNoteNoteNoteNote. L'idée de la réutilisation sociale
des biens confisqués est apparue au milieu des années 90, lorsque la
loi n° 109/1996 (
LEGGE
7 marzo 1996, n. 109) a permis l'utilisation à des fins sociales des biens
confisqués à la mafia. Cette législation a permis, par exemple,
de transférer un bien confisqué – appartenant auparavant à un mafioso
ou obtenu par la corruption – à une coopérative sociale
Note.
42. L'organisme responsable de l'attribution des biens confisqués
est l'Agence nationale pour l'administration et la destination des
biens saisis et confisqués du crime organisé (
Agenzia
Nazionale per l'amministrazione e la destinazione dei beni sequestrati
e confiscati alla criminalità,
ANBSC), créée par le
Décret
loi n°4 du 4 février 2010Note. Lors de ma visite d’information,
j’ai pu m’entretenir longuement avec son directeur, le préfet Bruno
Corda. Nombre de «bonnes pratiques» recommandées dans le projet
de résolution sont le fruit de cette rencontre.
43. Quinze ans après l'adoption de la
loi
n° 109/1996, les effets sont visibles. Des maisons ayant appartenu à
la mafia ont été transformées en commissariats de police, centres
culturels ou d'apprentissage, centres de prise en charge des toxicomanes
ou centres d'hébergement pour réfugiés et migrants
Note. Selon les chiffres de l’ANBSC (au
22 mars 2022), 33 098 immeubles ont été confisqués, dont 13 479
sont encore en gestion par la ANBSC et 19 616 ont été affectés définitivement
(dont 8% à l’État et 92% aux régions et collectivités locales).
44. Lors de ma visite d’information à Rome, j’ai pu visiter un
projet particulièrement impressionnant faisant partie du projet
«Talento & Tenacia» de la région du Lazio et de la ville de
Rome, d’ailleurs finaliste pour un concours de l’Union européenne.
Un quartier entier avait été «colonisé» par un clan mafieux puissant.
L’État a réussi à «reconquérir» ce territoire en faisant détruire
une villa monstrueuse (construite sans permis) ensuite remplacée
par un «parc de la légalité» avec infrastructures sportives, bibliothèques
etc. D’autres villas dans ce quartier ayant appartenu au même clan
ont été transformées en centre d’accueil pour jeunes en difficulté (y
compris jeunes migrants non accompagnés), en centre social pour
enfants autistes et en locaux pour diverses associations sociales
et sportives. J’ai pu m’entretenir librement avec les militants
associatifs et les jeunes concernés, qui apprécient évidemment ce
beau lieu de vie et surtout, les habitants du quartier n’ont pas,
ou plus, peur de la vengeance des mafieux. A l’évidence, l’État
a gagné la confiance de la population locale en s’engageant dans
la durée.
45. Un autre exemple célèbre est le projet
Libera TerraNote qui a été créé dans le but de développer
des territoires historiquement «difficiles». L'organisation s'occupe
de la réhabilitation sociale et productive des biens confisqués
à des groupes mafieux et notamment de terrains agricoles. Ce faisant,
Libera Terra promeut le respect de l'environnement et de la dignité
de ses travailleurs, ainsi que l'agriculture biologique.
46. Un autre exemple notable est le «Café de Paris» à Rome, qui
appartenait à des familles criminelles de la ‘Ndrangheta de
Calabre et qui a été confisqué en 2008. Le café a rouvert ses portes
en novembre 2011 et est maintenant géré par l'ANBSC. Il vend des
produits agricoles générés par l'organisation Libera Terra, sus-mentionnée.
47. Une telle «utilisation directe» des objets confisqués à la
mafia a été jugée préférable à leur vente aux enchères publiques.
Celles-ci créent le risque que les actifs finissent par être rachetés
par les criminels eux-mêmes ou des hommes de paille. De plus, beaucoup
d'acheteurs potentiels n'oseraient pas défier le pouvoir du syndicat
du crime en achetant «leur» propriété
Note.
48. Lors de ma visite d’information à Rome, j’ai aussi rencontré
des personnalités clés du ministère de la Justice
NoteNoteNoteNoteNoteNoteNoteNote qui
m’ont expliqué le système italien de confiscation, qui comporte
plusieurs étapes, et de la réutilisation sociale des biens confisqués.
La législation et la pratique administrative doivent être adaptées régulièrement
pour faire face à l’évolution des activités criminelles et pour
profiter de l’expérience acquise au fil du temps. Le pourcentage
des cas dans lesquels le bien saisi doit être rendu à l’intéressé
à la fin de la procédure judiciaire est très bas (2-3%), d’où l’intérêt
de faire bon usage des biens confisqués dès le début, même si dans
de très rares cas les investissements nécessaires sont perdus ou
l’intéressé doit être dédommagé. De nouvelles mesures de soutien
aux collectivités locales sont en préparation, ainsi que l’amélioration
du système de l’administration temporaire des entreprises confisquées
en vue de les aider à surmonter le «choc de légalité» (voir paragraphe
67 ci-dessous). Un cas phare est celui du port d’Ostia, objet d’une
saisie d’un volume de plus € 250 millions, qui doit bien entendu
continuer à fonctionner.
3.2 Espagne
49. Le système espagnol ne prévoit
la réutilisation sociale des biens confisqués que s'ils résultent d'infractions
liées au trafic de drogue
Note. Le Fonds des biens confisqués (
Fondo de bienes decomisados por tráfico ilícito
de drogas y otros delitos relacionadosNote) a été créé
par la
loi
n° 17/2003. La loi prévoit la vente des avoirs provenant du trafic
de stupéfiants et du blanchiment de l'argent provenant de ce trafic,
ainsi que l'affectation des bénéfices de cette vente à un fonds
public. Le fonds répartit ensuite l'argent entre les bénéficiaires.
Conformément à
l'article
3 de la loi, les bénéficiaires du fonds peuvent être les services
de détection et de répression et les parquets chargés de la lutte
contre le trafic de stupéfiants. Parmi les autres bénéficiaires
figurent des ONG et d’autres organisations à but non lucratif travaillant
dans le domaine de l'abus de substances, les autorités et gouvernements
régionaux et locaux, la délégation gouvernementale pour le Plan
national antidrogue ou encore des organisations et institutions
internationales
Note.
3.3 Royaume-Uni/Écosse
50. Le Gouvernement écossais a
mis en place un programme unique qui administre les fonds récupérés
par le biais de la
loi
de 2002 sur les produits du crime et les investit dans des programmes, installations et
activités communautaires pour les jeunes
Note.
51. Depuis 2008, 110 millions de livres sterling ont été engagées
en faveur d'initiatives communautaires et d'organisations partenaires
dans les 32 collectivités locales d'Écosse. Les organisations qui
font une demande de financement doivent avoir fait la preuve de
leur capacité à offrir des activités et des opportunités aux jeunes, aux
familles et aux collectivités les plus touchés par la criminalité
Note.
3.4 France
52. Une loi de 2010 (
loi
n° 2010-768 du 9 juillet 2010) vise à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale.
Afin d'améliorer la gestion des avoirs confisqués, cette loi a également
créé l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et
confisqués (
AGRASC).
53. L'AGRASC assure à la fois la bonne gestion des avoirs confisqués
et, une fois la décision finale prise, leur transmission au budget
général de l'État ou, en cas de condamnation pour infraction en
matière de drogue, à un fonds spécial, géré par la Mission interministérielle
de lutte contre la drogue et les conduites addictives (
MILDECA). La MILDECA a été créée en 1982 en tant qu'organisme
spécialisé chargé de coordonner l'action ministérielle dans la lutte
contre la toxicomanie
Note. Elle gère un fonds de concours,
créé en 1995
Note. Le fonds est
alimenté par les avoirs criminels confisqués dans les affaires de
drogue et est alloué aux services de lutte contre le trafic et aux
actions de prévention. Les recettes du fonds sont allouées au ministère
de l'Intérieur, au ministère de la Justice, au ministère des Finances
et au ministère des Affaires sociales.
Note
54. En 2016, un amendement à la loi sur l'égalité et la citoyenneté
(
Loi
n° 2017-86 du 27 janvier 2017) a été adopté visant l'utilisation des biens immobiliers
confisqués à des fins d'intérêt public ou sociales
Note. Cette disposition a été déclarée
inconstitutionnelle et annulée par la décision du
Conseil
constitutionnel n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017. Cependant, le raisonnement du Conseil constitutionnel
selon lequel cette disposition était «manifestement dépourvue de
toute portée normative», n’exclut pas l’introduction d’une nouvelle
loi dont la portée est définie de manière plus précise et opérationnelle.
55. Comme on l'a vu plus haut, la législation française actuelle
offre quelques dispositions qui vont dans le sens d'une plus grande
participation du public au recouvrement des avoirs illicites. Toutefois,
le droit français ne prévoit pas encore une réutilisation sociale
directe des biens confisqués.
4 Restitution
d’avoirs confisqués au niveau international
56. Nous avons vu que dans la réglementation
internationale existante, les normes concernant la restitution des
avoirs confisqués aux États dans lesquels les avoirs illicites ont
été volés restent relativement floues et peu contraignantes (voir
paragraphe 34 ci-dessus). La raison pour laquelle les États parties
n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur des textes plus forts,
obligatoires et plus clairs est que le débat porte sur deux sujets délicats:
la souveraineté nationale et la corruption, y compris au niveau
politique.
57. Les États requérants – les États qui cherchent à récupérer
les avoirs volés – affirment à juste titre qu'il s'agit de leur
argent et qu'ils ont donc le droit souverain d'en disposer comme
bon leur semble. De leur côté, les États requis, sommés de restituer
l'argent, affirment que des garanties doivent être mises en place
pour éviter que l'argent ne soit à nouveau volé – notamment dans
des pays où le niveau de corruption est notoirement élevé, ou lorsque
les fonds en question ont été volés avec l'implication de personnes
qui sont encore au pouvoir ou proches du pouvoir. Les États requérants
estiment que les États requis sont tout autant à blâmer pour le
vol initial, leurs centres financiers ayant hébergé les actifs volés.
Les États requis affirment à leur tour qu'à moins de pouvoir démontrer
que les biens récupérés ne sont pas volés à nouveau, il leur est difficile
de justifier les ressources consacrées à leurs propres procédures
pénales.
58. Les deux positions sont compréhensibles, mais dans l’intérêt
de l’objectif commun – d’assurer un maximum de confiscation des
avoirs illicites et leur utilisation aux fins de réparation du dommage
causé par le crime organisé et la grande corruption, il faut s’entendre
sur le fait que le recouvrement des avoirs est une responsabilité
partagée. Il est désormais largement admis que les pays qui permettent
le vol de fonds publics et ceux qui permettent à ces fonds d'être
cachés dans leur système financier partagent la même responsabilité en
matière de corruption. Nous avons également progressé dans la reconnaissance
du fait que le recouvrement des avoirs volés est par conséquent
une responsabilité partagée. Toutefois, cela ne s'est pas encore
traduit par la reconnaissance du fait que les pays concernés, du
côté des demandeurs et des sollicités, ont également un intérêt
et une responsabilité partagés pour veiller à l’affectation des
avoirs volés à des fins socialement utiles.
59. Nous devons aussi reconnaître que la raison pour laquelle
nous procédons au recouvrement et à la réutilisation sociale des
avoirs illicites est de dissuader la corruption future, d’interrompre
les réseaux de corruption qui sapent nos démocraties et la croissance
durable et équitable, et qui menacent la paix et la stabilité.
60. Comment donc traduire cette responsabilité partagée dans la
réalité, en ce qui concerne le partage et l’utilisation des avoirs
illicites confisqués? La pratique dans de nombreux pays est de réinjecter
l'argent dans le trésor public. C'est une méthode simple, à condition
que les gouvernements bénéficiaires soient désormais plus à même
et désireux de protéger les fonds publics contre le vol; ce qui
ne semble pas être le cas partout. Cette pratique fait aussi perdre
un deuxième impact potentiel du recouvrement des avoirs illicites,
l’impact symbolique mais puissant de l’utilisation de ces avoirs
aux fins de la prévention de la criminalité, de l'interruption des
réseaux criminels et de la réparation des dommages causés par la
corruption. Une utilisation très visible de cet argent à ces fins
démontre aux citoyens que le gouvernement prend au sérieux la lutte
contre la corruption et qu’il a réussi à récupérer de l'argent.
Une telle utilisation sociale démontre aux citoyens la différence
lorsque les fonds publics sont utilisés pour eux plutôt que volés,
ce qui renforcera leur résistance à la corruption. Je ferai quelques
propositions concrètes en ce sens dans le dernier chapitre.
5 Conclusions
et propositions
61. L'idée d'utiliser les avoirs
criminels confisqués pour la société civile et à des fins sociales
n'est pas entièrement nouvelle et a déjà été abordée aussi bien
par des acteurs étatiques et non étatiques. Mais en dehors de certaines
initiatives bien pensées, mais limitées dans leur envergure, l'utilisation
de gains mal acquis pour le bien-être commun n'est pas une pratique
largement utilisée dans les États membres du Conseil de l'Europe.
En fait, seule une attention limitée a été accordée à la «destination
finale» que les biens confisqués devraient avoir
Note. Ceci est confirmé non seulement
par les études au niveau de l’Union européenne, études approfondies
mais datant déjà d’une dizaine d’années (voir ci-dessus paragraphes
21-31), mais aussi par les résultats de l’enquête que j’ai lancée
fin 2021 via le CERDP (voir en annexe).
62. Chaque récupération réussie d'avoirs volés représente non
seulement une victoire dans la lutte contre la corruption et la
criminalité organisée, mais démontre également qu'il n'y a pas d’impunité
pour ceux qui s’enrichissent aux dépens de la société
Note. Toutefois,
pour que la société ou, encore mieux, les secteurs les plus ravagés
par le crime, puissent bénéficier pleinement du recouvrement des
avoirs criminels, il faut des critères et des lignes directrices
clairs. Tout comme le processus de recouvrement des avoirs doit
être efficace et transparent, un cadre juridique adapté doit aussi
être établi pour la réutilisation des biens confisqués à des fins
sociales. Nos experts pendant l’audition en janvier 2022 ainsi que
mes interlocuteurs pendant ma visite d’information en Italie ont
indiqué quelques pistes intéressantes.
63. En ce qui concerne l'objectif sous-jacent du recouvrement
des avoirs en tant que moyen de lutte contre le crime organisé et
la corruption, il convient d’envisager l’utilisation des avoirs
confisqués à des fins connexes. Notre experte Mme Fenner,
de l’Institut de Gouvernance de Bâle, a donné l’exemple du Pérou,
où les fonds confisqués ont servi à renforcer l'infrastructure de
recouvrement des avoirs illicites dans le système de justice pénale
du pays. De cette manière, l’État peut auto-financer l’élargissement
de sa capacité de recouvrement des avoirs illicites, créant un effet
boule-de-neige permettant de récupérer beaucoup plus de fonds volés
à l’avenir.
64. Les exemples italiens de réutilisation par la police des véhicules
de sport confisqués aux mafieux ou de villas de luxe des lieutenants
comme maisons de repos pour policiers stressés et leurs familles
rentrent dans cette logique symbolique de la «justice poétique»
hautement visible – le fruit du crime au service de la police. Une
telle réutilisation directe des biens confisqués par l’État sert
aussi d’assurance contre le risque, en cas de vente, que les groupes
criminels rachètent eux-mêmes «leurs» biens et/ou menacent de représailles
tout autre intéressé qui oserait racheter les biens mafieux.
65. Pour ce qui est de l'utilisation du recouvrement des avoirs
comme moyen de montrer l'impact négatif de la corruption et de réparer
ce préjudice, il convient de réutiliser l'argent là où il a été
initialement volé – dans le secteur économique ou la région affectée
par le crime en question. Dans la mesure du possible, il convient d'indemniser
les victimes qui ont été directement touchées. Mais l'identification
des victimes individuelles peut s'avérer coûteuse et prendre beaucoup
de temps. Une définition plus large du cercle des victimes, incluant
par exemple un quartier, une région, un secteur économique, peut
être suffisante pour atteindre l’objectif de la réparation symbolique
et visible.
66. Un point important et particulièrement difficile est la saisie
d’entreprises «mafieuses». D’un côté, de telles entreprises faussent
la concurrence au détriment des entreprises légales en évitant le
paiement d’impôts et de cotisations sociales pour leurs travailleurs
et en subventionnant leurs offres par le blanchiment de fonds d’origine
criminelle (drogue, prêts usuraires etc.), ce qui coûte des emplois
dans le secteur légal, en plus de générer des gains au crime organisé.
De l’autre côté, les autorités qui ferment des entreprises mafieuses doivent
faire face à la perception populaire selon laquelle «la mafia donne
du travail, l’État licencie». La solution préconisée en Italie est
de tout faire pour aider les entreprises confisquées potentiellement
viables à surmonter le «choc de légalité» occasionné par la perte
des avantages illicites, en coopération avec le patronat, les syndicats
et les banques. L’objectif est donc de mettre ces entreprises en
état de fonctionner normalement, en vue d’une reprise ultérieure
par des personnes dont la fiabilité est établie de manière rigoureuse,
en ayant recours aux banques de données «anti-mafia» des parquets
régionaux disponibles, qui sont aussi accessibles à l’Agence nationale
de l’administration des biens saisis.
67. Comme j’ai pu l’observer en Italie, une bonne réutilisation
sociale des biens confisqués nécessite un cadre juridique et institutionnel
solide, qui assure la transparence de la procédure et la justesse
et la visibilité des résultats. Le cadre juridique et la pratique
administrative doivent être régulièrement actualisés, comme c’est
le cas en Italie, pour contrer les stratégies de contournement et
d’adaptation des structures criminelles. Une forte implication de
la société civile, autant dans le processus décisionnel qu’en tant
que bénéficiaire ou gestionnaire des biens confisqués, s’avère utile.
Il est donc regrettable que, selon les réponses reçues via le CERDP,
les ONG ne sont presque jamais impliquées dans la prise de décision
et rarement en tant que bénéficiaires. Mais le cadre juridique doit
aussi prévoir des sauvegardes contre des conflits d’intérêts et
des abus, tels que ceux observés dans certains États des États-Unis
d’Amérique
Note. Pour assurer
le contrôle démocratique, il est aussi important que le parlement
reçoive régulièrement des rapports publics détaillant les avoirs
criminels saisis et l’usage qui en est fait. J’ai été impressionné
par le fait qu’en Italie, l’Agence nationale pour l’administration
des biens saisis et le ministère de la Justice présentent des rapports
aux deux chambres du parlement deux fois par an.
68. L’expérience italienne semble montrer que l’approche «centrale»
avec un organisme spécialisé tel que l’
ANBSC est plus efficace que l’approche centrale via des organismes
généralistes (ministères, parquet général) ou l’approche décentralisée
basée sur des organismes locaux et régionaux spécialisés ou non adoptées
par d’autres pays qui pratiquent la réutilisation sociale des avoirs
confisqués. La gestion des biens mobiliers et immobiliers destinés
à la réutilisation directe, mais aussi leur vente ou location –
soit au prix du marché, soit à des conditions préférentielles dans
des cas justifiés – requiert une expertise et une capacité de gestion
considérables. Cette expertise, acquise dans une institution spécialisée,
peut alors être mise à la disposition des acteurs au niveau local.
L’existence d’une entité centrale qui décide de l’allocation des
biens confisqués peut aussi prévenir des conflits d’intérêts qui
peuvent conduire à des abus tels que ceux signalés aux États-Unis.
Finalement, l’organisme spécialisé central peut aussi servir d’interlocuteur
privilégié dans les cas de restitution des avoirs illicites confisqués
au niveau international.
69. En ce qui concerne la coopération internationale dans la lutte
contre la grande corruption, les condamnations pour corruption étrangère
offrent une autre possibilité intéressante. Beaucoup d’États ont criminalisé
la corruption commise à l’étranger par des entreprises nationales.
Les tribunaux leur infligent des amendes ou les condamnent à restituer
leurs bénéfices mal acquis. Mais cet argent est généralement encaissé par
le pays siège de l’entreprise sanctionnée alors que la corruption
a eu lieu dans un autre pays, qui a subi le préjudice qui en résulte.
A mon avis, il serait plus juste de partager ces fonds avec le pays
victime et avec la société civile engagée dans la lutte contre la
corruption. La logique est la même que celle pour la réutilisation sociale
des actifs confisqués: utiliser l'argent corrompu pour lutter contre
la corruption.
70. Le présent rapport, qui est en préparation depuis plus de
deux ans, a tristement gagné en actualité suite à la guerre d’agression
lancée contre l’Ukraine par la Fédération de Russie. D’un côté,
des oligarques proches du pouvoir ont été frappés de sanctions ciblées
fortes, y compris le gel de leurs avoirs dans les pays occidentaux;
de l’autre côté, les bombardements et autres actes de guerre russes
en Ukraine ont causé des dégâts énormes, et déclenché une vague
de réfugiés sans précédent en Europe depuis la seconde guerre mondiale.
Il semble donc logique de faire usage des biens gelés qui s’y prêtent,
notamment des maisons et des appartements, pour accueillir des réfugiés
ukrainiens. La prochaine étape serait la confiscation définitive de
ces avoirs. Dans la logique de ce rapport, il s’agit bien d’avoirs
illicites, volés par les oligarques au peuple russe. Ils devraient
donc en principe être rendus au peuple russe. Mais comme on l’a
vu plus haut, le retour des avoirs illicites saisis à l’étranger
au pays d’origine n’a pas de sens si les «voleurs» sont toujours
proches du pouvoir car le risque d’un nouveau détournement de ces
fonds est alors élevé. En même temps, l’agression de la Fédération
de Russie a généré une forte dette (aussi) financière vis-à-vis
de l’Ukraine. La Fédération de Russie devra dédommager l’Ukraine
pour les dégâts énormes causés par les bombardements d’infrastructures
et de logements qui continuent à ce jour. Une solution logique serait
donc d’opérer une «compensation de dettes» en versant les avoirs
illicites confisqués aux oligarques au futur fonds de reconstruction
de l’Ukraine. J’ai fait une proposition en ce sens dans le projet
de résolution.