B Exposé des motifs
par Mme Margreet De Boer, rapporteure
1 Introduction
1. Que se passe-t-il lorsqu’une
personne qui a contracté un mariage de son plein gré souhaite y
mettre fin, mais constate qu’elle ne peut le faire, soit sur le
plan juridique, soit aux yeux de sa communauté? Bien que le divorce
civil soit prévu par la loi dans tous les États membres du Conseil
de l’Europe, dans beaucoup d’entre eux, les femmes – et parfois
les hommes – peuvent être confrontés à une telle situation, appelée
captivité conjugale.
2. La captivité conjugale constitue une atteinte à l’autonomie
personnelle du ou de la conjoint·e piégé·e, qui est un principe
fondamental en matière de droits humains. Les personnes (le plus
souvent des femmes) prisonnières de la captivité conjugale perdent
leur indépendance et leur droit à l’autodétermination. Elles ne peuvent
souvent pas entamer une nouvelle relation ou se remarier, au risque
d’être considérées par leur communauté comme coupables d’adultère
ou de bigamie, avec les conséquences dramatiques que cela peut entraîner
pour elles. La situation peut également avoir des effets désastreux
sur les enfants, qui grandissent dans un environnement peu sûr et
instable
Note.
3. Une personne qui tente de mettre fin à cette situation peut
se retrouver seule et isolée de sa propre communauté, et faire l’objet
de violences et de menaces graves. Elle peut notamment être confrontée
au risque de violences liées à «l’honneur», lequel peut constituer
un obstacle majeur lorsqu’il s’agit d’échapper à un mariage néfaste
et de demander le divorce. La peur, le stress et les répercussions
sociales de la captivité conjugale poussent certaines femmes à commettre
des tentatives de suicide, à l’issue parfois fatale
Note.
4. La captivité conjugale soulève de nombreuses questions au
regard des articles 5 (droit à la liberté et à la sûreté), 8 (droit
au respect de la vie privée et familiale), 12 (droit au mariage)
et 14 (interdiction de discrimination) de la Convention européenne
des droits de l’homme (STE no 5), ainsi
que des droits codifiés dans la Charte sociale européenne (révisée)
(STE no 163) et le Pacte international
relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations
Unies.
5. Étant donné que ce phénomène est encore peu connu, il est
difficile d’en évaluer l’ampleur, comme le montre une étude réalisée
en 2014 selon laquelle, aux Pays-Bas, entre 447 et 1 687 cas de
captivité conjugale se sont produits au cours des années 2011-2012
Note. Cela équivaudrait à un nombre compris
entre 18 000 et 68 000 cas enregistrés chaque année dans les États
membres du Conseil de l’Europe
Note, avec toutes les violations des
droits humains auxquelles ces situations peuvent donner lieu.
6. Ces préoccupations m’ont incitée à prendre l’initiative de
la proposition de résolution qui constitue la base du présent rapport
(
Doc. 15193). Conformément à cette proposition, et dans le sillage
de la
Résolution 2233
(2018) «Les mariages forcés en Europe» et de la
Résolution 2395 (2021) «Renforcer la lutte contre les crimes dits d’ՙhonneur՚»
de l’Assemblée parlementaire, je souhaite, par le biais de ce rapport,
mettre en évidence le vaste éventail de situations susceptibles
de conduire à la captivité conjugale dans les États membres du Conseil
de l’Europe et formuler des recommandations sur la manière d’y remédier
efficacement.
7. Dans le cadre des travaux menés pour préparer ce rapport,
j’ai effectué les 9 et 10 mars 2022 une visite d’information aux
Pays-Bas, qui est (à ce jour) l’un des rares pays d’Europe où les
autorités ont commencé à prendre conscience des réalités de la captivité
conjugale et à réfléchir à des solutions. Je tiens à remercier ici le
parlement, les institutions et les autorités néerlandaises, ainsi
que les chercheuses et les chercheurs et les représentant·e·s de
la société civile que j’ai rencontrés à cette occasion et qui m’ont
fourni des éléments contextuels très utiles pour mes travaux. En
outre, le 1er juillet 2022, le Réseau
parlementaire pour le droit des femmes de vivre sans violence a
organisé un webinaire important sur le thème «Trouver des solutions
contre la captivité conjugale». J’aimerais remercier les intervenant·e·s,
dont les contributions et les différentes perspectives m’ont été
extrêmement précieuses. J’ai intégré les principales conclusions
de la visite et du webinaire tout au long de mon rapport
Note.
2 Captivité conjugale et mariage forcé:
liens et différences
8. Le mariage forcé, défini par
l’Assemblée comme étant «l’union de deux personnes dont l’une au
moins n’a pas donné son libre et plein consentement au mariage»,
est reconnu depuis longtemps comme une violation des droits humains.
Pour l’Assemblée, le mariage d’enfants, ou «l’union de deux personnes
dont l’une au moins n’a pas 18 ans», constitue également une forme
de mariage forcé, car un enfant ne peut pas être considéré comme
ayant exprimé son consentement plein, libre et éclairé au mariage
Note.
Ces définitions, qui sont conformes aux conceptions du mariage forcé
en droit international, mettent l’accent sur l’absence de consentement
d’au moins une des parties au moment où celles-ci contractent un
mariage.
9. Dans sa
Résolution
2233 (2018), l’Assemblée a relevé qu’un mariage auquel l’une des
parties au moins n’est pas libre de mettre un terme ou dans lequel
elle n’est pas libre de quitter son conjoint est également un mariage
forcé – et partant, une forme de violence à l’égard des femmes –
mais elle n’a pas exploré en détail les conséquences de cette réalité
sur le plan juridique ou en matière de droits humains. Or, comme
nous l’avons déjà mentionné, la captivité conjugale peut donner
lieu à de nombreuses violations graves de ces droits.
10. L’article 37 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la
prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et
la violence domestique (STCE n° 210, «Convention d’Istanbul») requiert
des Parties qu’elles érigent le mariage forcé en infraction pénale.
Il définit le mariage forcé comme «le fait, lorsqu’il est commis
intentionnellement, de forcer un adulte ou un enfant à contracter
un mariage». La mesure dans laquelle cette disposition et d’autres
encore de la Convention d’Istanbul, dont notamment son article 42
qui porte sur les crimes commis au nom du prétendu «honneur», peuvent
apporter des solutions à la captivité conjugale est examinée de
manière plus approfondie au chapitre 7 ci-après.
3 Situations
pouvant créer des formes de captivité conjugale
11. Les recherches menées, entre
autres, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni font état d’une grande variété de
situations de captivité conjugale. Certaines peuvent impliquer un
comportement intentionnel de la part de l’autre partie au mariage
ou d’autres membres de la famille, et peuvent ainsi être considérées
comme des formes de mariage forcé, comme indiqué dans la
Résolution 2233 (2018). Toutefois, d’autres situations de captivité conjugale
peuvent résulter simplement de dispositions juridiques inadéquates,
ou d’incohérences entre différents systèmes juridiques nationaux.
12. Pour s’attaquer efficacement au problème de la captivité conjugale,
il est essentiel de bien cerner tout l’éventail des situations pouvant
être concernées. Les chercheuses néerlandaises Susan Rutten et Pauline Kruiniger
ont entrepris une analyse systématique de ces situations du point
de vue du droit, et identifié deux formes principales que peut revêtir
la captivité conjugale, accompagnées respectivement de deux sous-formes,
comme mentionné aux chapitres 3.1 et 3.2 ci-dessous
Note.
13. Dans tous les cas, la captivité conjugale peut avoir des conséquences
néfastes graves pour le ou la conjoint·e pris·e au piège, portant
atteinte à un large éventail de droits humains. En premier lieu,
un partenaire qui refuse de libérer son ou sa conjoint·e des liens
du mariage y voit souvent un moyen d’exercer un contrôle à son égard.
Les mesures de soutien concrètes sont déterminantes pour permettre
à la personne concernée de retrouver son autonomie, et peuvent être
similaires dans diverses circonstances. Celles-ci sont abordées au
chapitre 8.4. Cependant, des situations juridiques différentes peuvent
nécessiter des voies de recours différentes. Ces questions sont
examinées au chapitre 8.3.
3.1 Enfermé·e
dans un mariage légalement reconnu
14. Dans la première grande catégorie
de captivité conjugale, la personne concernée est enfermée dans
un mariage juridiquement valable. Cette forme de captivité conjugale
se décline en deux sous-formes:
- dans
la première, la personne peut être enfermée dans un mariage civil
auquel elle est autorisée de par la loi à mettre fin (en divorçant
ou en faisant annuler le mariage par une juridiction civile), mais
se trouve dans l’impossibilité de le faire dans la pratique, par
exemple parce qu’elle fait l’objet de pressions ou de contraintes
de la part de sa famille ou de sa communauté ou qu’elle risque d’en
être exclue. Dans ce cas précis, aucun obstacle juridique ne s’oppose
au divorce civil, mais la personne n’est pas en mesure de bénéficier
des lois qui l’autorisent;
- dans la seconde, des questions de droit international
privé peuvent entrer en jeu. À titre d’exemple, la personne peut
s’être mariée à l’étranger (pays A) et avoir vu son mariage reconnu
par la suite dans son pays de résidence (pays B). Elle peut ensuite
divorcer légalement dans le pays B, mais constater que le divorce
n’est pas reconnu dans le pays A. Elle reste ainsi unie par les
liens du mariage au regard de la loi du pays A. Dans ce cas de figure,
le ou la conjoint·e pris·e au piège peut faire face à d’autres violations
spécifiques des droits humains: par exemple, une épouse peut se
trouver dans l’incapacité d’exercer sa liberté de circulation parce
que son mari, selon la loi du pays d’origine (pays A), refuse de lui
donner l’autorisation de renouveler son passeport délivré par ce
pays.
3.2 Enfermé·e
dans une situation matrimoniale non reconnue par la loi
15. Dans la deuxième forme principale
de captivité conjugale, la personne est enfermée dans une situation matrimoniale
qui n’est pas reconnue par la loi, mais qui est (encore) considérée
comme un mariage valable au sein de sa communauté et affecte ainsi
de nombreux droits et aspects de sa vie quotidienne. Il s’agit notamment
des mariages religieux et des unions coutumières, qui peuvent, notamment,
influer sur la possibilité de se remarier conformément à sa religion.
Là encore, deux sous-formes peuvent être identifiées:
- dans le premier cas, le mariage
religieux ou l’union coutumière de la personne n’a jamais été juridiquement
reconnu. Cette situation peut être due au fait que la personne n’a
jamais conclu de mariage civil ou de partenariat enregistré (dans
un pays où cela est exigé)Note ou que son mariage religieux
ou union coutumière n’a jamais été enregistré officiellement (par
exemple dans un pays où les mariages civils ne sont pas obligatoires
mais où les mariages religieux doivent être enregistrés conformément
à la loi pour produire des effets juridiques)Note;
- dans le second cas, la personne a contracté un mariage
civil et a ensuite divorcé en vertu du droit civil, mais le mariage
religieux ou l’union coutumière continue d’être considéré comme
effectif et d’avoir des incidences dans sa vie privée. Cela peut
être le cas, par exemple, d’une personne mariée selon les rites catholiques
romains ou orthodoxes juifs, ainsi que conformément au droit civil,
et qui a ensuite divorcé en vertu de ce dernier.
16. L’analyse ci-dessus montre la complexité des situations que
les États doivent prendre en compte pour prévenir et combattre la
captivité conjugale de manière globale et efficace, et mettre fin
aux violations des droits humains qu’elle entraîne.
4 Religion
et captivité conjugale
17. Comme l’a souligné Shirin Musa,
directrice de la fondation Femmes For Freedom, lors de notre webinaire
tenu le 1er juillet 2022, la religion
continue d’influer fortement sur les attitudes à l’égard du divorce. Certaines
situations de captivité conjugale sont étroitement liées à la conception
du mariage religieux: certaines interprétations de la loi ou des
textes religieux n’autorisent pas le divorce, ou nécessitent l’autorisation
de l’autre partenaire (généralement l’époux). Des règles en vigueur
peuvent également limiter la capacité d’un des conjoints (et en
particulier, celle de l’épouse) à demander le divorce. J’aborde
brièvement quelques exemples ci-dessous.
18. Il convient bien sûr de préciser ici que l’application des
lois et des pratiques religieuses peut varier d’une communauté à
l’autre, au sein d’une même religion. Les grandes lignes exposées
ci-après ne doivent en aucun cas être interprétées comme une énonciation
catégorique des pratiques au sein des religions mentionnées. Elles
ont plutôt pour but de donner des indications quant à certaines
des situations pouvant donner lieu à la captivité conjugale.
4.1 Les
mariages chrétiens
19. L’Église catholique romaine
ne reconnaît pas le divorce. Un couple marié dans cette église et conformément
au droit civil peut obtenir le divorce civil, mais aucun des partenaires
ne pourra se remarier aux yeux de cette église tant que la déclaration
en nullité de son premier mariage n’aura pas été prononcée.
20. Durant ma visite d’information aux Pays-Bas, plusieurs de
mes interlocutrices et interlocuteurs ont également évoqué les communautés
chrétiennes de la «ceinture de la Bible néerlandaise», en tant que
milieux propices à la captivité conjugale. Des communautés religieuses
isolées, fermées ou repliées sur elles-mêmes créent un contexte
dans lequel les femmes peuvent être sujettes à des pressions importantes
pour rester mariées, même si leur conjoint est violent. Le fait
de quitter leur époux peut donc également supposer de renoncer à
leur communauté religieuse. Cette situation peut être un frein important
au départ, d’autant plus si les femmes ont difficilement accès aux
informations relatives à leurs droits ou au soutien dont elles peuvent bénéficier.
4.2 Les
mariages juifs et le «guet»
21. Selon la loi juive, un divorce
religieux ne peut être prononcé que si le mari remet à sa femme
un document appelé «guet». Cette disposition donne au mari le moyen
d’empêcher la dissolution du mariage religieux, en maintenant son
pouvoir et son contrôle sur son épouse même si le divorce en droit
civil a déjà été prononcé. Le terme «agounah» ou «femme enchaînée»
est souvent employé pour désigner une femme dont le mari refuse
de lui donner le guet. Une épouse peut également refuser le guet,
mais seulement dans des circonstances très limitées. Ainsi, dans
le cas d’un divorce âprement disputé, le rapport de forces favorise nettement
l’époux, qui peut retarder longtemps le divorce religieux voire
l’empêcher, par exemple en exigeant le versement de sommes élevées
en échange de la remise du document ou en utilisant les accords
concernant la garde des enfants comme moyen de pression
Note.
22. Keshet Starr, directrice exécutive de l’Organisation pour
la résolution des agounot, une ONG basée à New York qui œuvre en
faveur de l’élimination des abus dans le processus de divorce juif
Note, a déclaré à propos de ces cas:
«Les personnes qui entendent parler de ce problème pour la première
fois se demandent pourquoi la femme ne s’en va pas tout simplement.
Après tout, si elle a déjà divorcé devant une juridiction civile,
rien ne l’empêche de se remarier légalement. Mais quitter une communauté
religieuse est loin d’être une mince affaire: cela revient à abandonner
totalement sa façon de voir le monde, ses systèmes de signification,
ses réseaux sociaux et professionnels, ses relations familiales.
C’est un prix énorme à payer. Pour la personne qui doit choisir
entre rester dans cette situation intenable [c’est-à-dire rester
dans une situation maritale non désirée et/ou néfaste] ou quitter
[sa] communauté, les deux options sont plutôt terribles»
Note.
4.3 Les
mariages islamiques
23. En vertu de la loi islamique,
un homme peut répudier unilatéralement sa femme (
talaq), avec ou sans son consentement
et sans avoir à fournir de motif valable. Le divorce peut également
être obtenu par consentement mutuel (
khul),
c’est-à-dire à travers «l’offre et l’acceptation» de la dissolution
du mariage. Cette procédure implique souvent une compensation, comme
le remboursement de la dot, le versement d’une autre somme d’argent,
ou le renoncement aux droits de garde ou à une pension alimentaire
pour enfant à charge. Lorsque le mari ne souhaite pas recourir au
talaq ou au
khul,
la femme peut s’adresser à un tribunal islamique ou à un conseil
de la charia pour demander le divorce (
tatliq)
ou l’annulation (
faskh) du
mariage. Le rapport de forces entre les hommes et les femmes est
très inégal: un homme peut répudier librement son épouse alors que
celle-ci est tributaire du bon vouloir de son époux pour obtenir
le divorce par consentement mutuel. Sinon, elle peut se voir contrainte
d’engager une procédure coûteuse pour obtenir un divorce, qui (selon
le courant islamique concerné) peut ne lui être accordé que pour
des motifs limités
Note.
24. Comme indiqué précédemment, lorsque le mariage a été contracté
dans un pays où la charia fait partie intégrante du système juridique,
un divorce laïc obtenu dans un autre pays est susceptible de ne
pas être reconnu dans le pays d’origine et les conjoints y seront
considérés comme étant toujours mariés. Même en dehors de toute
considération transnationale, dans les communautés qui accordent
une grande importance aux pratiques religieuses, un divorce civil
peut ne pas être reconnu comme ayant dissous un mariage religieux
Note. Comme cela a été souligné
lors de ma visite d’information, une femme dont le mariage islamique n’a
pas été dissous et qui a entamé une nouvelle relation peut être
considérée comme coupable d’adultère. Il peut ainsi être dangereux
pour elle de se rendre dans certains pays, par exemple pour aller
voir des membres de la famille. Ce risque a également été mis en
avant, lors du webinaire tenu le 1er juillet 2022,
par Kim Lecoyer, chercheuse et maître de conférences au Centre d’études
sur la famille de l’université des sciences appliquées d’Odisee,
chercheuse postdoctorante au Centre des droits de l’homme de l’université
de Gand et présidente de l’association KARAMAH-EU: Muslim Women
Lawyers for Human Rights («Juristes musulmanes pour les droits humains»).
Elle a présenté à cette occasion les résultats des travaux de la recherche
sociojuridique qu’elle a menée sur la vie familiale des femmes musulmanes
belges, en adoptant une perspective intersectionnelle.
25. Selon une étude indépendante réalisée en 2018 concernant les
conseils de la charia en Angleterre et au Pays de Galles, plus de
90 % des personnes ayant eu recours à ces conseils étaient des femmes
qui souhaitaient obtenir un divorce islamique. Dans de nombreux
cas, il s’agissait de couples ayant conclu uniquement un mariage
religieux. Le mariage n’ayant jamais été enregistré au civil, la
femme ne pouvait pas demander le divorce civil
Note. Les conseils de la charia n’ont
aucun statut juridique ni autorité en droit civil au Royaume-Uni
mais peuvent constituer l’unique recours pour les femmes désireuses
de mettre fin à leur mariage islamique aux yeux de leur communauté
religieuse, et dont l’époux ne coopère pas. D’après cette étude,
certains de ces conseils appliquent des pratiques discriminatoires
(à l’égard des femmes). L’étude ne préconisait toutefois pas d’abolir
ces conseils, qui répondent à un besoin dans certaines communautés musulmanes.
Elle recommandait de prendre un certain nombre de mesures afin d’aligner
le régime des mariages islamiques sur celui des mariages chrétiens
et juifs dans le droit britannique, de sensibiliser les communautés
concernées aux droits des femmes ainsi qu’au droit civil régissant
notamment le mariage et le divorce, et d’encourager un changement
culturel au sein de ces communautés.
4.4 Les
mariages hindous
26. Dans l’hindouisme, le mariage
est considéré comme un sacrement qui transforme les époux sur les plans
tant spirituel et physique que social et qui ne peut par conséquent
être dissous. Toutefois, le divorce est pratiqué dans certaines
communautés hindoues, même si, là encore, les femmes peuvent invoquer
moins de motifs justifiant le divorce ou la séparation que les hommes.
La conception générale du mariage hindou comme une union indissoluble
ainsi que l’absence de rites de divorce dans certains cas, sont
néanmoins susceptibles de créer des situations de captivité conjugale,
soit parce qu’un couple ayant obtenu le divorce au civil n’est pas considéré
comme étant libéré des liens du mariage religieux, soit parce que
l’idée même de l’indissolubilité du mariage hindou dissuade le couple
de demander le divorce civil
Note.
5 La
captivité conjugale hors de la sphère religieuse
27. Plusieurs des interlocutrices
et interlocuteurs que j’ai rencontrés lors de ma visite d’information
aux Pays-Bas ont tenu à insister sur le fait que la captivité conjugale
peut avoir de nombreuses causes autres que religieuses. À titre
d’exemple, et comme indiqué ci-dessus, les différentes lois applicables
aux mariages selon les pays peuvent empêcher un partenaire d’un
mariage binational, ou qui a déménagé d’un pays à l’autre, de divorcer.
28. La captivité conjugale peut également être due aux coûts sociaux
élevés induits par la séparation ou le divorce, sans aucun rapport
avec la religion. Outre une forte stigmatisation sociale, l’absence
d’autonomie financière, les pressions émotionnelles, la peur ou
la dépendance peuvent être autant d’obstacles au divorce. La pression
familiale s’ajoute souvent à l’isolement et à l’absence de couverture
indépendante par un régime de protection sociale. Au nombre des
autres facteurs figurent également la violence domestique ou les menaces
de violences voire de crimes dits d’«honneur»; la peur pour la sécurité
ou le bien-être des enfants; la crainte de perdre la garde des enfants
ou tout contact avec eux; le manque d’autonomie financière, parfois lié
à un faible niveau d’instruction; la crainte de perdre un permis
de résidence qui dépend du maintien de la relation conjugale; les
barrières linguistiques, qui entravent l’accès à l’information sur
les services d’aide aux victimes; ainsi que des problèmes de santé
ou un handicap
Note.
29. Beaucoup des éléments susmentionnés sont similaires à ceux
qui peuvent contribuer aux mariages forcés et aux crimes dits d’«honneur»
et qui ont été précédemment explorés par l’Assemblée grâce à l’excellent
travail de notre collègue Béatrice Fresko-Rolfo dans ses rapports
intitulés «Les mariages forcés en Europe» (
Doc. 14574) et «Renforcer la lutte contre les crimes dits d’«honneur»
(
Doc. 15347)
Note. Ici aussi, comme
pour les mariages forcés et les crimes dits d’«honneur», lorsqu’un
des conjoints refuse de mettre fin à un mariage, c’est la plupart
du temps une façon pour lui de garder le contrôle. Souvent, on observe
des antécédents de violence domestique importants; enfermer son
ou sa conjoint·e dans le mariage est rarement le premier acte abusif
du partenaire concerné
Note.
6 Impact
sur les droits humains des victimes
30. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe
2), la captivité conjugale constitue une atteinte à l’autonomie personnelle
du ou de la conjoint·e piégé·e, qui est un principe fondamental
des droits humains. Elle entraîne des conséquences dramatiques pour
ces personnes, mais également pour leurs enfants. Leur famille peut également
subir des pressions, que ce soit dans le pays de résidence ou à
l’étranger, pour convaincre la femme «désobéissante» de se conformer
aux attentes de la communauté ou de la famille de son mari. La situation
peut aussi avoir des effets désastreux sur les enfants, qui grandissent
dans un environnement peu sûr et instable. Une personne qui tente
de mettre fin à cette situation peut se retrouver seule et isolée
de sa propre communauté, et faire l’objet de violences et menaces
graves. Elle peut notamment être confrontée au risque de violences
liées à «l’honneur», ce qui peut constituer un obstacle majeur lorsqu’il
s’agit d’échapper à un mariage néfaste et de demander le divorce.
La peur, le stress et les répercussions sociales de la captivité conjugale
poussent certaines femmes à commettre des tentatives de suicide,
à l’issue parfois fatale
Note.
31. Par conséquent, la captivité conjugale soulève de nombreuses
questions au regard des articles 5 (droit à la liberté et à la sûreté),
8 (droit au respect de la vie privée et familiale), 12 (droit au
mariage) et 14 (interdiction de discrimination) de la Convention
européenne des droits de l’homme, ainsi que des droits codifiés
dans la Charte sociale européenne (révisée) et le Pacte international
relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations
Unies.
7 La
captivité conjugale et la Convention d’Istanbul
32. La Convention d’Istanbul ne
comporte pas de disposition spécifique qui interdise expressément
la captivité conjugale. Cependant, comme précisé au paragraphe 10
ci-dessus, plusieurs de ses articles peuvent s’appliquer à de tels
cas. Je tiens à remercier Francesca Montagna, administratrice au
sein du Secrétariat du Groupe d’experts sur la lutte contre la violence
à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO), qui a examiné
ces questions avec nous, lors du webinaire organisé le 1er juillet 2022.
Son analyse m’a considérablement aidée à comprendre ces questions.
Bien sûr, les points de vue exprimés ci-dessous n’engagent que moi,
et ne doivent pas être interprétés comme reflétant la position officielle
du secrétariat du GREVIO.
33. Premier point crucial, l’article 37 de la Convention, relatif
aux mariages forcés, précise que tous les États parties doivent
ériger en infractions pénales «le fait, lorsqu’il est commis intentionnellement,
de forcer un adulte ou un enfant à contracter un mariage» et «le
fait, lorsqu’il est commis intentionnellement, de tromper un adulte ou
un enfant afin de l’emmener sur le territoire d’une Partie ou d’un
État autre que celui où il réside avec l’intention de le forcer
à contracter un mariage». Ces définitions se concentrent sur la
contrainte pendant la période précédant le mariage et au moment
où la personne contracte le mariage. Elles n’exigent pas des États parties
qu’ils incriminent toutes les formes de captivité conjugale en tant
que telles et l’article 37 ne peut s’appliquer qu’à certains cas.
Il s’agit notamment de la captivité conjugale qui résulte d’une
situation continue de mariage forcé (mariage auquel le ou la conjoint·e
concerné·e n’a jamais consenti). De plus, l’article s’applique à
la phase préparatoire et à la conclusion du mariage, et non à la
situation continue de captivité conjugale en tant que telle.
34. D’autres dispositions de la Convention d’Istanbul peuvent
présenter un intérêt dans une plus large variété de cas, et s’avérer
très importantes pour protéger les victimes de captivité conjugale
de l’obligation de poursuivre une relation néfaste. Les cas de violence
psychologique ou physique peuvent par exemple être couverts, respectivement,
par les articles 33 et 35 de la Convention. De même, le fait qu’un
mari adopte, à plusieurs reprises, un comportement menaçant à l’égard
de sa femme dans le cadre d’une situation de captivité conjugale
pourrait relever de l’article 34, relatif au harcèlement.
35. L’article 42 de la Convention d’Istanbul consacré à la justification
inacceptable des infractions pénales, y compris les crimes commis
au nom du prétendu «honneur», demande aux États de s’assurer que,
dans les procédures pénales, il n’est pas possible d’avancer des
allégations selon lesquelles la victime aurait transgressé des normes
ou coutumes culturelles, religieuses, sociales ou traditionnelles
relatives à un comportement approprié pour justifier des actes de
violence à l’égard des femmes ou de violence domestique. Cette disposition
s’applique également aux crimes dits d’«honneur» commis à l’encontre
de femmes ayant cherché à échapper à une situation de captivité
conjugale.
36. L’article 59 de la Convention d’Istanbul revêt une importance
particulière dans les situations de captivité conjugale impliquant
des mariages transnationaux, car il garantit aux victimes de violence
à l’égard des femmes ou de violence domestique le droit de demander
un permis de résidence autonome en cas de dissolution de leur relation
ou de leur mariage. Cette disposition est essentielle, comme nous
le verrons plus en détail au chapitre 8.4 ci-après, et met en exergue
l’importance pour tous les États parties de ratifier la Convention
d’Istanbul sans formuler de réserves à son égard.
37. Plus généralement, les dispositions de la Convention relatives
au soutien, à la prévention et à la protection pourraient s’appliquer
à toute situation de captivité conjugale faisant intervenir des
formes de violence à l’égard des femmes ou de violence domestique
couvertes par la Convention. Les mesures préventives peuvent s’avérer
particulièrement importantes, notamment lorsqu’elles sont mises
en œuvre dans le cadre de l’éducation, comme le prévoit l’article 14
de la Convention.
8 Solutions
à la captivité conjugale
38. Lorsque j’ai commencé à travailler
à l’élaboration du présent rapport, la portée et l’ampleur des questions
et des droits humains en jeu m’ont amenée à me demander s’il était
réaliste de prétendre pouvoir trouver des solutions à la captivité
conjugale, ou si les problèmes étaient si vastes et profonds qu’ils
étaient insurmontables. Cependant, mes recherches et, en particulier,
les contributions apportées à mes travaux par de nombreux interlocuteurs
et interlocutrices passionnants, ont montré que de nombreuses solutions juridiques
et pratiques sont déjà à notre portée – nous devons simplement être
conscients des problématiques en cause et attentifs à la possibilité
d’appliquer ces solutions. L’objectif visé doit être de faire en
sorte que toute personne en situation de captivité conjugale puisse
y mettre un terme, de manière simple et en toute sécurité.
8.1 Prévention
39. La meilleure solution à la
captivité conjugale est bien évidemment la prévention. Bon nombre
des interlocuteurs et interlocutrices que j’ai rencontrés aux Pays-Bas
ont mis en avant l’importance de sensibiliser la société aux risques
de captivité conjugale, et d’éduquer les femmes (en particulier
les jeunes femmes) quant à leurs droits dans ce domaine. À cet effet,
il peut s’avérer extrêmement difficile d’atteindre les femmes vivant dans
des communautés isolées, y compris au sein de la «ceinture de la
Bible». Des difficultés similaires peuvent se poser vis-à-vis des
femmes migrantes, surtout lorsqu’elles sont arrivées aux Pays-Bas
par le biais du mariage, en ayant peu ou pas connaissance de leurs
droits et en devant surmonter des barrières linguistiques et parfois
culturelles.
40. Comme l’a souligné Meltem Weiland, directrice du Centre national
de coordination de la lutte contre les enlèvements et les mariages
forcés à Vienne, lors de notre webinaire du 1er juillet 2022,
les familles fournissent souvent des informations inexactes ou mal
traduites aux femmes qui partent se marier dans un autre pays. Avant
de quitter leur pays d’origine, les femmes migrantes doivent recevoir
des informations (indépendamment de celles que peut leur communiquer
leur famille) dans leur langue maternelle, concernant le pays où
elles vont vivre, en particulier sur les droits fondamentaux et
ceux liés au travail. Cette démarche contribuerait à prévenir la
captivité conjugale. Par ailleurs, j’estime que les services consulaires
devraient être sensibilisés à cette question et fournir ce type
d’informations aux conjoints qui s’installent dans leur pays.
8.2 Pressions
positives exercées par les pairs au sein des communautés (religieuses)
41. Comme nous l’avons vu précédemment,
les pressions exercées pour se conformer aux normes religieuses,
aux traditions ou aux coutumes peuvent constituer un facteur important
d’enfermement des femmes dans des situations conjugales néfastes.
Par conséquent, faire évoluer les mentalités au sein des communautés
peut s’avérer un outil puissant pour venir à bout de la captivité
conjugale. Faire clairement savoir que la religion, la tradition
ou la coutume ne peuvent en aucun cas servir d’excuse à la commission
d’actes de violence à l’encontre de personnes, et que ces faits
sont fermement condamnés par la communauté concernée, peut également
être un élément très persuasif pour mettre fin à la captivité conjugale.
42. Les communautés juives orthodoxes de nombreux pays, en particulier
celles qui comptent également de puissants mouvements féministes,
ont réfléchi aux moyens de persuader les époux qui refusent de remettre le
guet de revenir sur leur position sans avoir à recourir à des procédures
judiciaires. Des campagnes visant à dénoncer publiquement les personnes
qui abusent de leur pouvoir de refuser le guet ont été menées dans certains
cas afin d’inciter les pairs de la communauté religieuse à faire
pression sur le mari concerné pour qu’il donne le guet. Ces campagnes
qui étaient conduites autrefois en publiant des petites annonces
ou en manifestant devant le domicile de l’époux, sont davantage
mises en œuvre aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Ces derniers
peuvent constituer un moyen particulièrement efficace dans les cas
où la pression communautaire ne peut être exercée en personne, par
exemple parce que les conjoints ne fréquentent plus la même communauté
religieuse ou ne vivent plus dans la même ville ou le même pays,
ou encore lorsque le mari est emprisonné (parfois en raison de violences
domestiques commises à l’égard de sa femme). Bien entendu, ce type
d’humiliation publique, que ce soit en ligne ou hors ligne, ne doit
jamais dégénérer en pratique abusive.
43. La loi religieuse peut en soi offrir des voies de recours
efficaces. Toujours au sein des communautés juives, le Beit Din
(tribunal rabbinique) de Londres, notamment, a exploré ces dernières
années diverses possibilités d’action, dont le refus d’accorder
les honneurs rituels au sein de la synagogue à un mari qui ne veut
pas donner le guet, ou la suppression des rites funéraires. Face
aux conséquences ainsi encourues au sein de sa propre communauté
religieuse, il est probable que l’époux remettra le guet. Dans les
juridictions israéliennes, un mari récalcitrant peut en outre se
voir confisquer son permis de conduire ou même être incarcéré
Note.
8.3 Recourir
au système juridique pour contrer les formes religieuses de la captivité
conjugale
44. Comme en témoignent les exemples
ci-dessous, les sanctions civiles et pénales peuvent également constituer
des moyens d’action puissants pour mettre fin aux situations de
captivité conjugale. J’estime qu’il serait utile d’explorer davantage
ces pistes et que les États devraient veiller à les rendre facilement
accessibles aux victimes de captivité conjugale.
8.3.1 Le
divorce sans faute
45. Le fait que les dispositions
juridiques régissant le divorce puissent en soi constituer un obstacle
lorsqu’il s’agit de mettre fin à un mariage néfaste, surtout quand
elles sont inutilement complexes ou coûteuses, me préoccupe particulièrement.
Par conséquent, j’estime crucial que le divorce sans faute – c’est-à-dire
sans avoir à apporter la preuve d’une conduite répréhensible de
l’une des parties au mariage – soit prévu et facilement accessible
dans chaque pays. Cela comprend le fait de garantir l’accès à l’aide
juridictionnelle à toutes les victimes de captivité conjugale qui
en ont besoin, qu’elles bénéficient ou non du statut de résident·e.
46. Une autre question qui mériterait une réflexion plus approfondie
à l’avenir est celle de savoir si nos systèmes juridiques devraient
reconnaître un droit fondamental au divorce (c’est-à-dire le droit
de ne pas rester dans un mariage auquel au moins une des parties
ne consent plus), et quelles seraient les conséquences juridiques
de la reconnaissance d’un tel droit.
8.3.2 Utiliser
le droit des contrats pour prévenir la captivité conjugale
47. Au sein de la communauté juive
orthodoxe, notamment aux États-Unis d’Amérique, certaines ONG travaillent
en collaboration avec des rabbin·e·s pour encourager la conclusion
de contrats prénuptiaux, afin d’éviter toute situation ultérieure
de captivité conjugale. Aux termes de ces accords, le futur mari
consent librement de verser une indemnité financière substantielle
à sa femme pour chaque jour de refus à remettre le guet, si le couple
venait à divorcer par la suite en application du droit civil. Ces
contrats sont exécutoires devant une juridiction civile, ce qui
incite fortement les maris à ne pas tarder à donner le guet. Il
convient de noter que la loi juive exige que le guet soit remis
de plein gré par l’époux. Par conséquent, il est essentiel de s’assurer que
la conclusion ou l’exécution de ces contrats ne comporte aucun élément
de contrainte (susceptible de les invalider en droit des contrats
également)
Note.
8.3.3 Associer
le divorce civil à l’obligation de coopérer au divorce religieux
48. Comme l’a déclaré le ministre
néerlandais de la Protection juridique, «Toute personne doit être
libre de divorcer et de poursuivre sa vie de son côté. Cela vaut
aussi bien pour un mariage civil que pour un mariage religieux,
que ce dernier s’ajoute ou non à un mariage civil. Il ne devrait
pas être possible pour un·e conjoint·e de restreindre la liberté
de son partenaire à cet égard»
Note.
49. Aux Pays-Bas, un projet de loi a été proposé en 2019 afin
de permettre de regrouper au sein d’une même procédure les démarches
visant à finaliser à la fois un divorce civil et la dissolution
d’un mariage religieux. Cela signifie qu’une partie enfermée dans
un mariage n’aura plus à engager une action distincte pour obtenir
une décision de justice obligeant l’autre partie à coopérer à la
dissolution d’un mariage religieux. Le projet de loi codifie également
l’obligation pour les parties à un mariage religieux de coopérer
à un divorce religieux
Note.
50. Lors de ma visite d’information aux Pays-Bas, j’ai eu l’occasion
de discuter de l’avancement de ce texte avec une représentante du
ministère de la Justice et de la Sécurité. Un amendement introduit
à la chambre basse du parlement, visant à engager la responsabilité
pénale des deux conjoints dans les cas où un mariage religieux serait
contracté sans avoir préalablement conclu un mariage civil, a créé
des difficultés. L’objectif était de faire en sorte que tous les
conjoint·e·s se marient civilement et puissent donc bénéficier des
dispositions régissant le divorce civil. Toutefois, l’amendement
aurait pour effet de rendre impossible pour l’une ou l’autre des
parties de dénoncer une telle situation sous peine de s’exposer
à des poursuites pénales. Le Sénat s’efforce de résoudre ces problèmes.
8.3.4 Faire
valoir les dispositions pénales interdisant les violences psychologiques
pour mettre fin aux situations de captivité conjugale: l’exemple
du refus de donner le guet
51. Lorsque la captivité conjugale
s’inscrit dans un contexte plus large de maltraitance ou de violence domestique,
un époux peut avoir recours à diverses (autres) formes de contrainte
ou de contrôle sur sa femme. Par exemple, il peut exercer une emprise
financière sur son épouse, la couper de ses ami·e·s ou de sa famille, ébranler
délibérément sa confiance en elle, ou se livrer à d’autres formes
de violences psychologiques ou physiques. De tels comportements
peuvent relever du champ d’application des dispositions interdisant
la violence psychologique ou la violence physique, que les États
parties à la Convention d’Istanbul sont tenus d’introduire conformément
à ses articles 33 et 35.
52. Au Royaume-Uni, des avocat·e·s et des militant·e·s qui cherchent
à lutter contre les refus opiniâtres de remettre le guet, ont récemment
commencé à repérer des affaires se prêtant à des recours stratégiques
et à engager des poursuites privées en vertu des dispositions du
droit pénal interdisant tout comportement de contrôle ou de coercition
dans une relation intime ou familiale. Depuis 2015, ce type de comportement
est expressément interdit en vertu de l’article 76 de la loi sur
les crimes graves de 2015 (modifié ensuite par l’article 68 de la
loi sur les violences domestiques de 2021). Je voudrais attirer
l’attention, à ce stade, sur les éléments suivants qu’il peut être
utile de garder à l’esprit dans d’autres juridictions ou dans d’autres
cas où la captivité conjugale est imputable au comportement de l’un
des conjoints:
- lorsqu’elle
engage des poursuites privées, la victime doit elle-même respecter
toutes les exigences en matière de preuves qui seraient imposées
au ministère public si c’était celui-ci qui engageait les poursuites,
mais bénéficie d’un bien meilleur contrôle sur le déroulement de
l’affaire;
- l’engagement de poursuites privées peut être coûteux,
ce qui peut constituer un obstacle pour les victimes. Toutefois,
si le juge estime qu’il était raisonnable pour la plaignante d’engager
des poursuites, il peut ordonner que les frais y afférents soient
pris en charge par l’État;
- selon la législation britannique susmentionnée, quatre
éléments doivent être réunis pour constituer une infraction de comportement
de contrôle ou de coercition dans une relation intime ou familiale: premièrement,
le comportement en cause doit être répété ou continu; deuxièmement,
l’auteur et la victime doivent être intimement liés; troisièmement,
le comportement doit avoir une incidence grave sur la victime; et
quatrièmement, l’auteur doit savoir ou être censé savoir que son
comportement aura une incidence graveNote.
53. À ce jour, quatre actions de ce type ont été intentées au
Royaume-Uni. Dans les deux premiers cas, l’époux a consenti à accorder
le guet avant l’ouverture du procès pénal, ce qui a amené sa femme
à abandonner les poursuites. Dans le troisième cas, le mari a plaidé
coupable des accusations de comportement de coercition et de contrôle
juste avant le début du procès pénal, mais n’a pas donné le guet
dans le même temps. L’audience de détermination de la peine a été
fixée à une date ultérieure, sachant que l’époux encoure jusqu’à
12 mois d’emprisonnement ferme. Les représentants de l’épouse ont
estimé que, si le mari remettait le guet avant le prononcé de la
peine, cela devrait être considéré comme une circonstance atténuante
pouvant justifier une peine avec sursis plutôt qu’une incarcération
immédiate. Dans le quatrième cas, le défendeur contestait l’existence
d’une relation intime avec sa femme, car ils ne vivaient plus ensemble.
Il a cherché à faire valoir que cela rendait inapplicable le libellé
initial de l’article 76 de la loi sur les crimes graves. Le procès
devait commencer en avril 2022
Note.
Les quatre affaires susmentionnées reposent sur les dispositions
spécifiques de la législation britannique interdisant les comportements
de contrôle ou de coercition dans le cadre d’une relation intime
ou familiale. Toutefois, elles sont susceptibles de fournir des
indications utiles quant aux stratégies qui pourraient également
être mises en œuvre dans d’autres juridictions.
8.4 Soutien
aux victimes
54. Il importe de mettre en place
un large éventail de mesures de soutien pour que les victimes de
captivité conjugale puissent s’extraire de cette situation. À cet
effet, je tiens à rendre hommage aux nombreuses organisations, que
j’ai rencontrées durant ma visite d’information ou avec lesquelles
je me suis entretenue en ligne lors de notre webinaire, et qui apportent
déjà un soutien important aux femmes en situation de captivité conjugale,
de mariage forcé ou d’abandon.
55. Avant toute chose, les informations relatives aux droits et
aux lieux où chercher de l’aide sont cruciales. Ces informations
doivent être facilement accessibles et disponibles dans plusieurs
langues. Le dépliant «Information sur les mariages religieux: mariage,
divorce et captivité conjugale», publié en mars 2021 par le ministère
néerlandais de la Justice et de la Sécurité, constitue à cet égard
un exemple intéressant
Note.
56. Comme l’a souligné Meltem Weiland lors de notre webinaire,
des informations transparentes et claires quant aux services d’aide
disponibles doivent être facilement accessibles aux femmes migrantes,
dans leur langue maternelle, afin qu’elles puissent aisément les
comprendre et en faire usage. L’atteinte de cet objectif peut s’avérer
difficile, car le contrôle exercé par la communauté entrave souvent
l’accès des femmes à l’information sur leurs droits et contribue
à les isoler. Plusieurs des interlocutrices et interlocuteurs rencontrés lors
de ma visite d’information aux Pays-Bas ont également pointé du
doigt ces difficultés. Ils réfléchissaient à des moyens d’utiliser
d’autres activités destinées aux femmes migrantes (telles que des
cours de langue ou des activités organisées par des associations)
en tant que canal de diffusion de ces informations.
57. Les affaires de captivité conjugale peuvent soulever des questions
juridiques très complexes, notamment lorsqu’elles nécessitent de
connaître les systèmes juridiques d’autres pays. Des conseils juridiques
facilement accessibles sont donc également cruciaux.
58. Les victimes de captivité conjugale qui sont exposées à des
violences physiques de la part de leur conjoint, ainsi que leurs
enfants, ont besoin d’un refuge. Celui-ci doit leur être proposé
dans un lieu qui n’est pas connu de leur époux ou d’autres membres
de la famille potentiellement violents, en particulier lorsqu’il existe
un risque de violences liées au prétendu «honneur».
59. Les personnes en situation de captivité conjugale peuvent
également être financièrement dépendantes de leur conjoint pour
diverses raisons: par exemple, parce que le mari a convaincu ou
contraint son épouse de quitter son emploi pour s’occuper du foyer
ou élever les enfants; parce que la femme n’a jamais travaillé dans son
pays de résidence, ou encore parce qu’elle n’a pas un revenu suffisant
lui permettant d’être financièrement autonome. Dans de tels cas,
des cours de langue, une formation, une reconversion et/ou un soutien
financier peuvent s’avérer nécessaires pendant une longue période.
60. Lors de notre webinaire, Meltem Weiland a précisé que si elles
en avaient la possibilité, les femmes se construiraient une vie
indépendante et un avenir. Cependant, l’absence de réglementation
dans ce domaine génère une violence structurelle à l’égard des femmes.
Elle a souligné que les femmes ont besoin que le système leur accorde
la sécurité financière et l’indépendance, notamment des permis de
résidence autonomes, afin de leur assurer une vie sans violence.
Dans le cas contraire, elles resteront dans des mariages non désirés
et souvent néfastes, par manque de ressources ou par peur de perdre
leurs enfants ou leur lieu de résidence.
61. Kim Lecoyer a mis en avant la nécessité d’adopter des approches
ascendantes des droits humains, en tenant compte des méthodes intersectionnelles
et spécifiques au contexte. Ces approches permettent de mettre au
point des solutions internormatives concrètes, garantissant le plein
respect des droits humains tout en prenant en considération la place
centrale qu’occupe la religion dans la vie de nombreuses personnes.
62. Dans ce contexte, Kim Lecoyer a également souligné qu’il est
essentiel de faire tomber le «mur de séparation» entre les différentes
disciplines. La mise en relation des différents réseaux d’expert·e·s
s’impose, en vue de faciliter l’accès au divorce religieux et de
former les différents acteurs concernés (professionnel·le·s, juridiques,
religieux). Le droit et la religion ne sont pas opposés par définition;
le travail en collaboration permet de renforcer la confiance, tout
en contribuant à l’identification de solutions plus efficaces.
63. Enfin, comme l’a précisé Jens van Tricht, fondateur et directeur
général d’Emancipator et coordinateur de l’Alliance MenEngage, à
Amsterdam, la captivité conjugale doit être examinée à la lumière
de la violence fondée sur le genre sur un plan général. Il est essentiel
de mobiliser les hommes et les garçons autour des questions d’égalité
entre les femmes et les hommes et de justice de genre, car ils doivent
être une composante de la solution. Ces points sont étudiés plus
en détail par notre collègue Petra Stienen dans le cadre d’un rapport
intitulé «Le rôle des hommes et des garçons dans la lutte contre
la violence fondée sur le genre»
Note.
9 Conclusions
64. La captivité conjugale peut
toucher n’importe qui. Cette situation résulte parfois de l’application
de dispositions légales différentes d’un système juridique à l’autre.
Elle peut aussi être due à des règles plus restrictives à l’égard
du divorce religieux que du divorce civil. Mais très souvent, la
captivité conjugale implique un comportement manipulateur ou coercitif
de la part d’un des conjoints qui refuse de libérer l’autre du lien marital
ou d’une situation conjugale à laquelle il ne consent plus. Dans
la grande majorité des cas – parce que certains régimes juridiques
et de nombreux systèmes religieux instaurent un rapport de force
inégal, en faveur du mari, et parce que la captivité conjugale est
également une manifestation de la violence fondée sur le genre –
la personne piégée est l’épouse.
65. Les personnes en situation de captivité conjugale sont confrontées
à toute une série de violations des droits humains. Elles perdent
leur autonomie, ne disposent souvent d’aucune indépendance financière,
n’ont pas la liberté de se remarier et ne sont pas toujours en mesure
de se déplacer librement. Elles sont souvent isolées, soumises à
des comportements de contrôle et font l’objet d’autres formes de
violence psychologique de la part de leur conjoint·e, tandis que
les femmes, en particulier, peuvent être exposées à des violences physiques
de la part de leur mari et de sa famille, voire même de leur propre
famille.
66. Il incombe clairement aux États d’agir pour mettre un terme
à ces violations des droits humains. Un grand nombre des mesures
prises dans le cadre d’efforts plus vastes visant à lutter contre
la violence fondée sur le genre peuvent également apporter des solutions
à la captivité conjugale. Cela étant, d’autres actions plus ciblées
peuvent s’avérer nécessaires.
67. Je souhaite souligner en particulier les éléments et recommandations
qui suivent. Tout d’abord, même si elle n’interdit pas expressément
la captivité conjugale, les États doivent ratifier la Convention
d’Istanbul. Un grand nombre de ses dispositions s’appliquent incontestablement
aux cas de captivité conjugale et peuvent constituer un cadre solide
pour lutter contre les violations des droits humains concernées.
68. Compte tenu de la vulnérabilité particulière des femmes migrantes
en situation de captivité conjugale, qui ne peuvent quitter un mariage
néfaste en raison du risque de perdre leur statut de résidente,
les États ne devraient pas formuler de réserves à l’article 59 de
la Convention d’Istanbul, et ceux qui l’ont fait devraient les retirer.
69. Les États devraient également veiller à ce que la possibilité
de demander le divorce sans faute soit accessible à toutes et à
tous, et à ce que les procédures de divorce soient accessibles à
tout un chacun.
70. Par ailleurs, les États devraient examiner les moyens de mettre
à profit leur système juridique pour assortir le divorce civil d’une
obligation de coopérer dans le cadre d’une procédure de divorce
religieux, sans exposer les conjoint·e·s piégés à des poursuites
pénales dès lors qu’ils cherchent à faire usage de ces dispositions.
71. Il est de toute évidence possible de recourir au droit des
contrats existant, notamment par le biais de la conclusion de contrats
prénuptiaux, pour prévenir les situations de captivité conjugale.
Cela s’impose tout particulièrement lorsque la loi religieuse permet
à un époux d’empêcher une procédure de divorce religieux ou d’y
faire obstacle. Les États pourraient certainement soutenir davantage
l’action des communautés religieuses qui cherchent à encourager
de tels accords préalablement au mariage.
72. Les dispositions du droit pénal interdisant les violences
psychologiques, notamment celles applicables à un comportement de
coercition ou de contrôle, peuvent également apporter des solutions.
Les professionnel·le·s du droit devraient être formés afin de savoir
détecter de telles situations et utiliser efficacement ces dispositions.
73. Il convient également de trouver des solutions dans le domaine
du droit international privé afin d’éviter les situations transnationales
de captivité conjugale dues à des incohérences entre les différentes
législations. Les États devraient redoubler d’efforts et intensifier
leur diplomatie en la matière. Ils devraient également veiller à
ce que les femmes qui émigrent dans leur pays pour accompagner leur
mari ou pour se marier soient pleinement informées, avant de quitter
leur pays d’origine et dans leur propre langue, de leurs droits
dans le pays de destination et de la manière d’obtenir de l’aide
en cas de besoin.
74. En ce qui concerne les mesures de prévention et de protection
générales, les autorités doivent œuvrer de concert avec les communautés
religieuses pour mettre fin aux attitudes religieuses et aux pratiques coutumières
qui favorisent la captivité conjugale. Elles doivent pour ce faire
adopter une approche ascendante et internormative, et associer les
réseaux d’expert·e·s pluridisciplinaires ainsi que les militant·e·s
qui travaillent déjà au sein de ces communautés à la lutte contre
la captivité conjugale.
75. Il est également essentiel que l’ensemble des mesures de soutien
prévues par la Convention d’Istanbul soit mis à la disposition des
femmes cherchant à échapper à des situations de captivité conjugale,
qui ont besoin d’un refuge sur le champ, mais aussi de sécurité
financière et d’indépendance, et notamment d’un permis de résidence
autonome.
76. Enfin, le travail de sensibilisation est essentiel car les
femmes en situation de captivité conjugale sont souvent isolées
et ignorent leurs droits. Les États devraient mener des actions
de sensibilisation sur la captivité conjugale et soutenir activement
les organisations qui s’efforcent d’aller au-devant des femmes qui
y sont confrontées.
77. Comme je l’ai souligné dans ce rapport, nous devons mettre
fin à la captivité conjugale et aux violations graves des droits
humains qui, trop souvent, en découlent. Grâce à une meilleure connaissance
des questions en jeu et des nombreuses lignes d’action fructueuses
qui sont déjà en train d’être explorées, ainsi qu’à la conjugaison
des efforts visant à développer davantage ces actions et à les mettre
en place dans l’ensemble de nos États membres, je suis convaincue
que des solutions à la captivité conjugale sont à notre portée.