B Exposé des motifs
par M. Damien Cottier, rapporteur
1 Introduction
1. Le présent rapport, qui a été
établi en vue d'un débat selon la procédure d'urgence, donne suite
à une demande de la commission des questions juridiques et des droits
de l'homme adressée au Bureau de l’Assemblée parlementaire pour
qu'il accélère l'élaboration du rapport «Questions juridiques et
violations des droits de l’homme liées à l’agression de la Fédération
de Russie contre l’Ukraine».
2. Le 26 avril 2022, la commission des questions juridiques et
des droits de l’homme a mis en place une sous-commission
ad hoc chargée d’effectuer une visite
d’information en Ukraine, afin de recueillir des informations sur
d’éventuels crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis
pendant la guerre d’agression lancée par la Fédération de Russie
contre l’Ukraine. La sous-commission
ad
hoc a effectué sa mission du 27 au 29 juin 2022. La délégation
de la sous-commission était composée de dix membres de la commission,
dont moi-même en ma qualité de président
Note.
À la suite de sa visite et de ses entretiens avec les autorités
ukrainiennes le 28 juin, la sous-commission a décidé d’articuler
ses travaux autour des trois axes prioritaires suivants: 1) l’obligation
de répondre du crime d’agression; 2) l’engagement de poursuites
pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide éventuel;
et 3) la mise en place d’un mécanisme d’indemnisation pour financer
la reconstruction d’après-guerre en Ukraine
Note. J'ai donc décidé de traiter
ces trois axes prioritaires dans le rapport. Il s’agit d’éléments
interdépendants d'un système complet d’établissement de responsabilités
pour les violations du droit international découlant de l'agression
russe contre l'Ukraine. D'autres sujets abordés dans la proposition
de résolution initiale peuvent être examinés dans des rapports parallèles
ou futurs.
3. Au cours de l’élaboration du présent rapport, la commission
a procédé à trois auditions d’experts. Le 6 septembre 2022, nous
avons entendu M. James Goldston, directeur exécutif de Justice Initiative,
Open Society Foundations, et M. Dapo Akande, Professeur de droit
international public à la Blavatnik School of Government, université
d’Oxford
Note.
Le 12 octobre 2022, la commission a tenu une deuxième audition à
laquelle ont participé M. Jonathan Agar, assistant spécial du procureur
de la Cour pénale internationale (CPI), et Mme Tamar
Tomashvili, professeure associée de droit à l’Université libre de
Tbilissi, Géorgie. Enfin, le 12 décembre 2022, nous avons entendu
Mme Iryna Mudra, vice-ministre de la
Justice de l'Ukraine, et M. Burkhard Hess, professeur, directeur
de l'Institut Max Planck Luxembourg pour le droit international,
européen et le droit procédural réglementaire. Je précise également
qu’en ma qualité de président de la commission et de rapporteur,
j’ai rencontré M. Andrii Kostin, procureur général d’Ukraine, lors
de sa première visite au Conseil de l’Europe le 14 octobre 2022.
Je tiens à remercier toutes ces personnes pour leur contribution.
2 Obligation de répondre du crime d’agression
2.1 Le
crime d'agression commis contre l'Ukraine et l'importance des poursuites
judiciaires
4. Le Tribunal de Nuremberg, dans
son arrêt du 30 septembre 1946, a fait la déclaration ci-après,
restée célèbre: «Déclencher une guerre d'agression n'est donc pas
seulement un crime d'ordre international: c'est le crime international
suprême, ne différant des autres crimes de guerre que du fait qu'il
les contient tous.» En d’autres termes, le crime d’agression est
le crime de droit international dont découlent tous les autres.
Le crime d’agression a été codifié à l’article 8 bis du Statut de
la CPI (Amendements de Kampala de 2010
Note), mais
il est aussi reconnu par le droit coutumier international
Note.
5. L'invasion de grande ampleur de l'Ukraine lancée le 24 février
2022 par la Fédération de Russie constitue clairement une «agression»
aux termes de la résolution 3314 (XXIX) de l'Assemblée générale
des Nations Unies adoptées en 1974
Note. Il
s'agit d'un acte qui équivaut à «l'invasion ou l'attaque par les
forces armées d'un État du territoire d'un autre État ou l'occupation
militaire, même temporaire, résultant d'une telle invasion ou d'une
telle attaque». La tentative d'annexion des quatre régions partiellement
occupées de Donetsk, Kherson, Lougansk et Zaporijjia, qui faisait
suite aux prétendus référendums tenus en septembre 2022, pourrait
également être qualifié]e d'acte «[d]’annexion par l’emploi de la
force du territoire ou d’une partie du territoire d’un État membre»
et constitue un exemple de l’escalade continue de l'agression de
la Fédération de Russie. L’agression en cours est en fait le prolongement
de l’agression commencée le 20 février 2014, qui comprenait l’occupation
et l’annexion illégale de la Crimée. Tous ces actes commis à l'encontre
de l'Ukraine, compte tenu de leur caractère, de leur gravité et
de leur ampleur, constituent une violation manifeste de la Charte
des Nations Unies, en particulier de l'article 2, paragraphe 4,
qui interdit la menace ou l'emploi de la force contre l'intégrité
territoriale ou l'indépendance politique de tout État. Ils n'ont
aucune justification crédible au sens du
jus
ad bellum, par exemple l'autodéfense individuelle ou
collective de la Russie au titre de l'article 51 de la Charte des
Nations Unies. Les actes d'agression commis par la Fédération de
Russie contre l'Ukraine franchissent clairement le seuil de la définition
du crime d'agression découlant du droit international coutumier et
de l'article 8
bis du Statut
de la CPI. L'agression est un crime qui persiste jusqu'à ce que
la souveraineté, l'intégrité territoriale et l'indépendance politique
de l'État victime soient rétablies. La responsabilité pénale de ce
crime est imputable à ceux qui ont planifié, préparé, initié ou
exécuté les actes d'agression et qui étaient en mesure de contrôler
ou de diriger l'action politique ou militaire de l'État agresseur
(«rôle de direction»). Elle est censée s’appliquer aux plus hauts
dirigeants politiques et militaires du pays, voire aux membres du
Conseil de sécurité nationale qui, le 21 février 2022, ont approuvé
publiquement la ligne de conduite du Président russe
Note. La question de savoir si les membres
du parlement et des partis politiques russes qui ont voté en faveur
de décisions illégales validant l'agression et la tentative d'annexion
satisfont au critère du «rôle de direction» est plus difficile à
évaluer et doit faire l’objet d’un examen plus approfondi
Note.
6. En outre, la complicité du Bélarus dans l'agression contre
l'Ukraine, largement condamnée par la communauté internationale
Note, pourrait être
assimilée à un crime d'agression imputable aux dirigeants bélarusses.
Selon l’alinéa f) du paragraphe 2 de l'article 8
bis du Statut de la CPI, «le fait
pour un État d’admettre que son territoire, qu’il a mis à la disposition
d’un autre État, soit utilisé par ce dernier pour perpétrer un acte
d’agression contre un État tiers» constitue un acte d'agression
autonome. Là aussi, les plus hauts dirigeants politiques et militaires
qui sont en mesure de contrôler ou de diriger le comportement du
pays devraient être pénalement responsables de leurs décisions.
7. L'importance d’engager des poursuites contre le crime d'agression
réside dans le fait qu'il s'agit d'un «crime générique» qui est
à l’origine des autres crimes (crimes de guerre, crimes contre l'humanité
et génocide éventuel). Aucun de ces crimes n'aurait pu être commis
sans la décision politique des dirigeants russes de mener une guerre
illicite et injustifiée
Note.
Un autre motif de poursuites contre le crime d'agression peut être avancé
lorsque la responsabilité de ce crime s'étend également à tous les
décès, souffrances et destructions résultant de la guerre illicite,
y compris les actes conformes au droit international humanitaire
qui ne sont pas qualifiés de crimes de guerre (par exemple, les
décès de combattants ukrainiens qui sont des cibles légitimes au
regard du droit international humanitaire)
Note.
8. En outre, le crime d'agression, notamment la tentative d'annexion
des régions occupées, est une atteinte à l'ordre juridique international
dans son ensemble. Il s'agit d'une violation flagrante de l'interdiction
du recours à la force et du principe corollaire de l'illicéité de
l'acquisition territoriale résultant de la menace ou de l'emploi de
la force
Note.
Les États ont l'obligation non seulement de ne pas reconnaître comme
légale la situation créée par l'agression et de ne pas apporter
une aide ou une assistance pour la maintenir, mais aussi de coopérer pour
y mettre fin par des moyens légaux
Note. Pour toutes ces raisons,
il est essentiel que l'Ukraine et la communauté internationale trouvent
des voies légales appropriées pour poursuivre et punir ce crime.
9. Enfin, les poursuites contre le crime d'agression peuvent
jouer un rôle important dans la prévention des crimes similaires
qui pourraient être commis à l'avenir, dans le même pays ou dans
d'autres pays. En outre, l’existence même de voies juridiques et
de poursuites pénales bien établies en cas de violation de l'interdiction du
recours à la force pourrait inciter les dirigeants politiques et
militaires à réfléchir à deux fois avant de décider de commettre
un acte d'agression. Ces dispositifs pourraient également renforcer
les arguments et la position de ceux qui, au sein des institutions,
de l'armée, des médias, de la société civile, etc., s'opposent à
une telle ligne de conduite. En revanche, le fait qu’une violation
aussi flagrante du droit international ne soit pas poursuivie pourrait
mettre encore plus en confiance les dirigeants politiques et militaires
qui pensent que l'agression reste une option sans grand risque sur
le plan personnel.
2.2 Combler
un vide juridictionnel: la nécessité de créer un tribunal pénal
international ad hoc pour le crime d'agression contre l'Ukraine
10. La CPI n'a actuellement aucune
compétence pour le crime d'agression contre l'Ukraine. Contrairement aux
trois autres crimes prévus dans le Statut de la CPI (crimes de guerre,
crimes contre l'humanité et génocide), les poursuites pour crime
d'agression ne peuvent pas être engagées s'il est commis par des ressortissants
d’États qui ne sont pas parties au Statut ou sur le territoire d’États
qui ne sont pas parties au Statut
Note. L'Ukraine, la
Russie et le Bélarus ne sont pas parties au Statut de la CPI. Certes,
l'Ukraine a fait deux déclarations (en 2014 et 2015) indiquant qu’elle
se soumet à la compétence de la CPI, mais cette acceptation
ad hoc de la compétence ne peut
viser que les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et
le génocide
Note. Le régime juridictionnel
du crime d'agression convenu à Kampala est le résultat d'un compromis
politique et exclut cette possibilité. La seule autre option prévue
par le Statut de la CPI pour exercer sa compétence serait le renvoi
au procureur de la CPI par le Conseil de sécurité des Nations Unies
agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies
Note.
La Fédération de Russie y opposerait probablement son veto au Conseil
de sécurité de l'ONU. Quoi qu’il en soit, les membres du Conseil
de sécurité des Nations Unies pourraient encore essayer d'adopter
une résolution de renvoi afin de démontrer que toutes les voies
permettant à la CPI d’avoir compétence pour le crime d'agression
ont été épuisées. Il a même été avancé que l'Assemblée générale
des Nations Unies pourrait avoir le pouvoir de déférer la situation
à la CPI au titre de la résolution «L’union pour le maintien de
la paix», si le Conseil de sécurité des Nations Unies ne parvenait
pas à exercer ses responsabilités découlant du chapitre VII en raison
du veto russe
Note. Mais
cette option pourrait être contestée car la possibilité que l'Assemblée
générale des Nations Unies demande une saisine n'est actuellement
pas prévue dans le Statut de la CPI
Note.
11. L'alternative à l’obligation de répondre de ses actes devant
un tribunal international est l’engagement de poursuites devant
des tribunaux nationaux. La Russie et le Bélarus ont codifié le
crime d'agression dans leur législation pénale nationale, mais pour
des raisons évidentes, il n'y a actuellement aucune possibilité
de poursuites. Certains pays ont ouvert des enquêtes sur le crime
d'agression contre l'Ukraine, sur la base du principe de la compétence
universelle ou du principe de protection
Note.
Même si la législation ukrainienne érige en infractions pénales
la planification, la préparation, le déclenchement ou la conduite
d’une guerre d’agression
Note, le
Bureau du procureur général est bien conscient que les immunités
personnelles des chefs d’État et des membres des gouvernements étrangers
(la fameuse troïka: chef d’État, chef de gouvernement et ministre
des Affaires étrangères) sont applicables en vertu du droit international
et constitueraient probablement un obstacle à des poursuites nationales.
Outre les éventuels obstacles juridiques à l’engagement de poursuites
nationales contre le crime d'agression
Note, il existe aussi des raisons
liées à l'impartialité objective et à la légitimité qui semblent
militer en faveur de poursuites internationales au lieu de l’engagement
de poursuites purement nationales par la victime ou les tribunaux
d'un autre État
Note.
12. A cet égard, peu après le lancement de l'offensive armée de
grande envergure contre l'Ukraine en février 2022, un certain nombre
de personnalités des milieux juridique et politique ont proposé
la création d'un tribunal spécial pour la répression du crime d'agression
contre l'Ukraine, par une «coalition de volontaires»
ad hoc et en s'inspirant du précédent
de Nuremberg. Cette proposition prévoit que les États accepteraient
d'accorder à un tel tribunal spécialisé la compétence découlant
des codes pénaux nationaux et du droit international général
Note.
13. L'Assemblée a été la première instance internationale à faire
une proposition similaire. Dans sa
Résolution 2436 (2022) «L’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine:
faire en sorte que les auteurs de graves violations du droit international
humanitaire et d’autres crimes internationaux rendent des comptes» (rapport
de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme,
rapporteur: M. Aleksander Pociej; débat d’urgence), adoptée le 28
avril 2022, l’Assemblée a appelé à l’unanimité tous les États membres
et observateurs du Conseil de l’Europe à mettre en place de toute
urgence un tribunal pénal international
ad
hoc chargé d’enquêter et d’engager des poursuites pour
le crime d’agression qui aurait été commis par les dirigeants politiques
et militaires de la Fédération de Russie. Ce tribunal, qui serait
créé dans le cadre d’un traité multilatéral entre des États qui
partagent les mêmes idées, serait appuyé par l’Assemblée générale
des Nations Unies et bénéficierait du soutien du Conseil de l’Europe,
de l’UE et d’autres organisations internationales
Note.
14. L'appel de l'Assemblée a ensuite été suivi par le Parlement
européen, l'Assemblée parlementaire de l'OSCE et l'Assemblée parlementaire
de l'OTAN
Note. Des parlements nationaux ont
également soutenu l'idée
Note.
15. Le 12 septembre 2022, un événement intitulé «Garantir la cohérence
de la responsabilité de l’agression russe contre l’Ukraine: le tribunal
spécial
ad hoc pour juger
le crime d’agression contre l’Ukraine et la commission d’indemnisation
pour l’Ukraine» a été organisé par la Représentation permanente
de l’Ukraine auprès du Conseil de l’Europe sous les auspices de
la Présidence irlandaise du Comité des Ministres, en présence de
la vice-ministre ukrainienne de la Justice. À cette occasion, la
proposition faite par l’Ukraine d’établir un tribunal spécial
ad
hoc pour juger les auteurs du crime d’agression contre
l’Ukraine a été présentée aux délégations. Selon cette proposition,
le tribunal spécial serait complémentaire de la CPI et n’interférerait pas
avec sa compétence, car il ne serait compétent que pour enquêter
sur le crime d’agression commis par les dirigeants politiques et
militaires de la Russie et en poursuivre les auteurs. Il pourrait
être établi sur la base d’un traité multilatéral entre États ou
sur la base d’un accord passé avec une organisation internationale
(par exemple, l’Union européenne ou le Conseil de l’Europe). La
définition du crime d’agression serait conforme à celle consacrée
à l’article 8
bis du Statut
de Rome de la CPI. La fonction officielle d’un prévenu, qu’il soit
chef d’État ou autre haut responsable, ne l’exonérerait pas de sa
responsabilité pénale individuelle. Le tribunal spécial et les juridictions
nationales (ukrainiennes) compétentes possèderaient une compétence
concurrente, mais le tribunal spécial pourrait affirmer sa primauté,
ce qui signifie qu’il pourrait demander aux juridictions nationales
de renvoyer une affaire devant lui si l’intérêt de la justice l’exige
Note. Le président
Zelensky s’est aussi prononcé en faveur de la création d’un tribunal
spécial pour juger le crime d’agression contre l’Ukraine, lorsqu’il s’est
adressé à l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2022
Note et
à l’Assemblée parlementaire lors de sa session d’octobre 2022
Note.
16. Après avoir examiné les propositions ukrainiennes lors de
sa réunion des 14 et 15 septembre 2022, le Comité des Ministres
a adopté une
décision dans laquelle il «a souligné la nécessité urgente de
mettre en place un système complet de responsabilité pour les violations
graves du droit international liées à l’agression russe contre l’Ukraine,
afin d’éviter l’impunité et de prévenir de nouvelles violations».
Il a par ailleurs «pris note avec intérêt des propositions ukrainiennes
visant à établir un tribunal spécial
ad
hoc pour le crime d’agression contre l’Ukraine et [s’est
félicité] des efforts menés actuellement, en coopération avec l’Ukraine,
pour faire en sorte que les responsables du crime d’agression […]
répondent de leurs actes
Note». Le Comité des
Ministres a appelé les États membres et le Conseil de l’Europe à
rester activement saisis de la question et à poursuivre résolument
l'élaboration d'un système complet pour amener les responsables
à répondre de leurs actes.
17. Cette question a également été traitée par le Groupe de réflexion
de haut niveau du Conseil de l’Europe dans son rapport du 5 octobre
2022, dans lequel il souligne «l’importance d’assurer la mise en
place d’un système complet de responsabilité pour les violations
graves du droit international résultant de l’agression russe contre
l’Ukraine», et demande au Conseil de l’Europe de rester engagé et
de contribuer aux efforts internationaux à cet égard
Note. À mon avis, le 4e Sommet
des chefs d'État et de gouvernement du Conseil de l'Europe qui se
tiendra à Reykjavik en mai 2023 serait une excellente occasion de
donner l'élan politique et le soutien nécessaires à la création
du tribunal spécial
Note.
18. Le 30 novembre 2022, la Commission européenne a expressément
soutenu l'idée de créer un tribunal spécial pour le crime d'agression
contre l'Ukraine, afin de combler le vide juridictionnel existant
et de veiller à ce que tous les auteurs des crimes commis rendent
des comptes. La Commission envisage pour le moment plusieurs options
impliquant le soutien de l'Assemblée générale des Nations Unies:
soit un tribunal international spécial fondé sur un traité multilatéral,
soit un tribunal spécialisé intégré dans un système de justice national
comprenant des juges internationaux (un tribunal hybride)
Note. Ces options doivent encore être précisées
par la Commission, puis examinées par le Conseil de l'Union européenne
Note. Donnant suite à la position de
la Commission européenne, la France a immédiatement annoncé qu'elle
avait commencé à travailler avec ses partenaires européens et ukrainiens
sur la proposition de créer un tribunal spécial sur le crime d'agression
de la Russie contre l'Ukraine
Note. Les Pays-Bas ont à leur tour déclaré
qu'ils seraient prêts à accueillir le tribunal spécial à La Haye
Note. La ministre allemande des Affaires
étrangères a également appelé récemment à la création d'un tribunal
spécial
Note. Le 19 janvier
2023, le Parlement européen a adopté une nouvelle résolution dans
laquelle il appelle à la création d’un tribunal spécial international
pour poursuivre les dirigeants russes et ses alliés pour le crime
d’agression
Note.
19. Au niveau des Nations Unies, un projet de résolution de l'Assemblée
générale des Nations Unies proposant la création d'un tribunal international
sur les crimes d'agression commis contre l'Ukraine a été distribué
par l'Ukraine, mais il n'a pas encore été mis aux voix
Note.
2.3 Difficultés
juridiques et pratiques liées à la création et au fonctionnement
d'un tribunal pénal international spécial pour le crime d'agression
contre l'Ukraine
2.3.1 Fondement
juridique
20. Diverses options sont actuellement
à l'étude en vue de la mise en place d'un tribunal spécial sur le
crime d'agression contre l'Ukraine. La possibilité de créer un tribunal
ad hoc par le Conseil de sécurité
des Nations Unies en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations
Unies (comme ceux créés pour l'ex-Yougoslavie/TPIY et le Rwanda/TPIR)
doit être exclue, étant donné le droit de veto de la Russie au Conseil
de sécurité des Nations Unies. Certains ont fait valoir qu'en raison
du blocage du Conseil de sécurité des Nations Unies par un membre
permanent, l'Assemblée générale des Nations Unies pourrait créer
un tel tribunal agissant dans le cadre du mécanisme
L’union pour le maintien de la paixNote. Or cette proposition
pourrait être contestée et considérée comme une interprétation trop
large des pouvoirs de l'Assemblée générale. En outre, une résolution
adoptée par cette instance ne crée en principe pas d'obligations
internationales contraignantes pour les États. Quoi qu'il en soit,
l'Assemblée générale des Nations Unies pourrait recommander la création
d'un tribunal spécial pour le crime d'agression, par exemple dans
le cadre d’un accord entre l'Ukraine et les Nations Unies.
21. Les principales options viables sont les suivantes: a) un
tribunal international fondé sur un traité international multilatéral
conclu par des États, y compris l'Ukraine, (à l’exemple du tribunal
de Nuremberg) et b) un tribunal spécial créé par un accord entre
l'Ukraine et une organisation internationale, par exemple les Nations
Unies ou le Conseil de l’Europe. Dans la première option, ce tribunal
pourrait également être approuvé et soutenu (sur les plans logistique,
technique et financier) par autant d’organisations internationales
que possible. Dans la deuxième option, le statut du tribunal convenu
pourrait également être ouvert à la signature et à la ratification
des États et d'autres organisations internationales et régionales.
En ce qui concerne sa nature (internationale/hybride), il existe
différents degrés et options possibles d'intégration du tribunal
dans le système ukrainien, sachant qu’il existe un large éventail
de précédents tels que les chambres spécialisées du Kosovo*, le
Tribunal spécial pour la Sierra Leone et les chambres extraordinaires
au sein des tribunaux cambodgiens
NoteNote. L'intégration
d'un tribunal hybride dans le système ukrainien semble soulever
certaines questions, car l'article 125, paragraphe 6, de la Constitution
ukrainienne interdit la création de tribunaux extraordinaires et
spéciaux et le paragraphe 3 de l'article 127 prévoit que seul un
citoyen ukrainien peut être nommé juge. Les représentants ukrainiens
ont clairement indiqué qu'il serait très difficile de modifier la Constitution
en temps de guerre. Si un tribunal hybride (composé de juges ukrainiens
et internationaux ou uniquement de juges internationaux qui appliquent
la législation ukrainienne) peut éventuellement être créé en dehors
du système ukrainien, je pense que l'option d’un tribunal pleinement
international serait préférable, également pour les raisons que
j'expliquerai ci-après concernant les immunités personnelles
Note.
22. Quoi qu'il en soit, en l'état actuel des choses, l'Assemblée
devrait laisser ouverte la question du fondement juridique (traité
multilatéral ou accord avec une organisation internationale, voire
une combinaison des deux). Bien que le Conseil de l'Europe puisse
juridiquement offrir un espace aux deux options, par exemple parvenir
à un accord avec l'Ukraine ou fournir le cadre institutionnel pour
la négociation d'un traité multilatéral
Note (peut-être sous la
forme d'un accord partiel élargi ouvert aux États non membres du
Conseil de l'Europe), la forme juridique finale de l'instrument
devrait être décidée de manière pragmatique, en cherchant à associer
le plus grand nombre possible d'États, idéalement représentatifs
des différentes régions du monde.
2.3.2 Compétence
23. Certains ont fait valoir que
les États ne peuvent pas simplement transférer leur compétence universelle ou
territoriale pour le crime d'agression à un tribunal international
nouvellement créé
Note. Cependant,
d'autres auteurs ont rejeté la théorie de la «délégation» de compétence
aux tribunaux internationaux au motif qu’elle ne tient pas compte
de la personnalité juridique internationale des organisations internationales
et des tribunaux indépendants des États fondateurs
Note. Lorsqu'ils créent
des tribunaux pénaux internationaux chargés d'exercer leur compétence
à l'égard de certains crimes et d'appliquer le droit international,
les États ne sont pas nécessairement limités par leur propre droit
interne et leurs propres règles de compétence.
24. Le tribunal spécial ne devrait être compétent que pour le
crime d'agression. Il ne devrait pas aller au-delà afin de ne pas
interférer avec la compétence de la CPI sur d'autres crimes internationaux.
Le futur statut du tribunal spécial devrait inclure la définition
du crime d'agression codifiée à l'article
8
bis du Statut de la CPI, qui est considéré comme une
expression du droit international coutumier, voire, de préférence,
contenir une référence directe au Statut de Rome, qui assurerait
la complémentarité et la coopération avec la CPI
Note.
25. En ce qui concerne la compétence temporelle, la question se
pose de savoir si elle devrait commencer en février 2014 par la
tentative d'annexion illégale de la Crimée, suivie de l'occupation
de certaines parties des régions de Donetsk et de Lougansk, ou en
février 2022 par l'invasion à grande échelle de l'Ukraine. Bien
que les résolutions de l'Assemblée générale des Nations Unies n'aient
pas mentionné les événements de 2014 lorsqu’elles ont condamné l'agression,
il apparaît évident que la tentative d'annexion de la Crimée franchit également
le seuil élevé de la définition du crime d'agression. L'Assemblée
a en effet considéré l'agression actuelle comme un prolongement
de la guerre d'agression menée depuis le 20 février 2014
Note. Le fait que la compétence
de la CPI à l'égard du crime d'agression n'ait été activée que le
17 juillet 2018 ne devrait pas constituer un obstacle, car le crime
d'agression existait déjà auparavant en droit international coutumier.
2.3.3 Immunités
26. Un consensus semble se dégager
sur le fait que les immunités personnelles de ce que l'on appelle
la troïka (chefs d'État, chefs de gouvernement et ministres des
affaires étrangères en exercice)
Note ne
sont pas applicables aux cours ou tribunaux pénaux internationaux
en vertu du droit international coutumier
Note.
La raison d'être des immunités personnelles des tribunaux étrangers
réside dans le principe de l'égalité souveraine des États, selon
lequel un État souverain ne peut pas se prononcer sur la conduite
d'un autre État. Un tel principe n'a aucune pertinence pour les
tribunaux internationaux. En outre, la position selon laquelle l'immunité fonctionnelle
ou l'immunité
ratione materiae (c'est-à-dire
pour les actes commis en qualité officielle) de la juridiction pénale
ne s'applique pas aux crimes internationaux, y compris le crime
d'agression, est également défendue par certains
Note.
27. Néanmoins, la question demeure de savoir si le nouveau tribunal
spécial serait suffisamment «international» pour éviter l'applicabilité
des immunités personnelles. Selon certains auteurs, la cour ou le tribunal
international·e devrait être suffisamment détaché·e des juridictions
nationales et tenir suffisamment compte de la volonté de la communauté
internationale de réprimer collectivement les crimes contre le droit international
coutumier
Note. Si les points de vue diffèrent
sur la question de savoir si ce projet pourrait être réalisé par
un accord avec l'ONU (à l'instar du Tribunal spécial de la Sierra
Leone), ou avec la participation d'un groupe
ad
hoc d'États ou d'une organisation régionale
Note, il me
semble que la question des immunités pourrait être mieux traitée
(et résolue) dans un traité ou un accord portant création d’un tribunal
pleinement international (et non hybride), de préférence avec l'approbation
de différentes organisations internationales (ONU, Conseil de l'Europe,
Union européenne, etc.). Une telle approbation permettrait de montrer
que le tribunal tient compte de la volonté de la communauté internationale
dans son ensemble. En tout état de cause, le statut du tribunal devrait
expressément contenir une disposition similaire à l'article 27 du
Statut de la CPI, énonçant que la qualité officielle de l'accusé
ne doit en aucun cas l'exonérer de sa responsabilité pénale ou atténuer
la peine. Cela s'appliquerait évidemment aux ressortissants de pays
non parties au traité (c’est-à-dire les États agresseurs), comme
c'est le cas actuellement dans le cadre du régime juridictionnel
de la CPI pour les situations renvoyées par le Conseil de sécurité
des Nations Unies (par exemple, le président soudanais Al Bashir)
ou les crimes autres que l'agression (par exemple, les crimes contre
l'humanité commis par un ressortissant russe sur le territoire d'un
État partie ou d'un État ayant accepté la compétence de la CPI).
2.3.4 Coopération
des États agresseurs et efficacité
28. D’aucuns considèrent qu'un
tribunal international spécial ne serait pas en mesure d'obtenir
la coopération des États agresseurs et la présence des accusés.
À cet égard, il existe des différences importantes avec les tribunaux
internationaux spéciaux ou internationalisés qui ont été créés après
la fin des conflits concernés (Nuremberg et Tokyo, Sierra Leone,
Cambodge et Kosovo). Cependant, l'émission d'actes d'accusation
et de mandats d'arrêt contre des dirigeants russes limiterait déjà
gravement leur liberté de circulation et conduirait à un isolement
politique accru. Ils pourraient également agir à titre dissuasif
contre d'autres crimes
Note. Les actes d'accusation
et les mandats d'arrêt auraient également une valeur singulière
pour les victimes
Note. La coopération avec le tribunal
ad hoc, notamment la reddition de
dirigeants politiques ou militaires, pourrait également faire partie
d'un futur accord de paix avec la Russie, ou du moins être envisageable
en cas de changement de régime.
2.3.5 Droits
de l'accusé
29. Le statut du futur tribunal
devrait contenir une liste des droits de l'accusé à un procès équitable
et à une procédure régulière, conformément aux droits garantis par
la Convention européenne des droits de l'homme (STE n° 5) et le
Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Les
procès
par contumace devraient être
évités, conformément à la pratique d'autres tribunaux pénaux internationaux,
y compris la CPI
Note.
Ils soulèveraient en effet des questions de droits de l'homme et
de légitimité. Le statut devrait également garantir le principe
non bis in idem, ainsi que le principe
de légalité. En ce qui concerne le principe de légalité, la définition
du crime d'agression devrait tenir compte de l'état du droit international
coutumier (par exemple, conformément à l'article 8
bis du Statut de la CPI), afin d'éviter
toute contestation d'une application rétroactive ou imprévisible
au détriment de l'accusé
Note.
2.3.6 Complémentarité
avec la CPI et conséquences à long terme pour la justice pénale
internationale
30. Les différentes propositions
concernant le tribunal spécial pour le crime d'agression ont suscité
des inquiétudes quant à la possibilité qu'un tel tribunal entre
en concurrence avec la CPI ou compromette sa légitimité. Il convient
de souligner que la compétence du tribunal spécial serait limitée
au crime d'agression commis contre l'Ukraine et que la compétence
de la CPI à l'égard des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité
et du génocide en Ukraine ne serait en aucune façon affectée. Une
juridiction matérielle étroite aurait des avantages budgétaires
(par rapport aux enquêtes sur les crimes de guerre), mais le financement
du tribunal spécial ne devrait en aucun cas entraîner un détournement
des ressources de la CPI. En outre, les deux tribunaux devraient
négocier un accord de coopération visant des questions telles que
la non-ouverture d’enquêtes concurrentes, l’émission de mandats
d'arrêt, la garde de suspects, la mise en commun des preuves, la
séquence des procès, etc.
Note. Si le nouveau
tribunal spécial avait son siège à La Haye, cela faciliterait évidemment
cette coordination et cette complémentarité avec la CPI. Une référence
directe au Statut de Rome de la CPI dans son statut aurait le même
effet.
31. Plus important encore, la création d'un tribunal spécial devrait
s’accompagner du renforcement du système de justice pénale internationale
pour l'avenir. Afin de répondre aux problèmes de sélectivité que soulève
un tel tribunal spécial sur l'agression contre l'Ukraine, les États
favorables à cette initiative (y compris l'Ukraine) devraient au
minimum ratifier le Statut de la CPI et les amendements de Kampala
NoteNote. En outre, ils devraient
redoubler d’efforts pour modifier le régime juridictionnel de la
CPI pour le crime d'agression et le rendre plus universellement
applicable, soit en supprimant ses limitations existantes (article
15
bis du Statut), soit en
introduisant la possibilité générale de renvois de l'Assemblée générale
au procureur de la CPI en cas de blocage du Conseil de sécurité
Note.
Ils devraient également être prêts à accepter que le régime de responsabilité
pour le crime d'agression devant la CPI soit plus équitable et universel,
notamment vis-à-vis des membres permanents du Conseil de sécurité
des Nations Unies. Un tel engagement permettrait de répondre aux
préoccupations de sélectivité soulevées à l'encontre du tribunal
spécial pour l'Ukraine et contribuerait à la cohérence globale de
la justice pénale internationale.
32. Les deux options (modification du Statut de la CPI et création
d'un tribunal spécial) devraient être envisagées en parallèle, étant
donné que la modification du Statut de la CPI peut prendre du temps
et être assez complexe
Note. En attendant l'extension
de la compétence permanente de la CPI au crime d'agression, la création
d'un tribunal spécial chargé de juger le crime d'agression en cours
contre l'Ukraine semble être la meilleure option possible.
3 Obligation
de répondre des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et
d’un éventuel génocide
3.1 Allégations
de crimes
3.1.1 Crimes
de guerre et crimes contre l’humanité
33. Depuis le début de la guerre
d’agression, l’Assemblée a exprimé à maintes reprises l’horreur
que lui inspirent les signalements de graves violations du droit
international humanitaire (DIH) commises par la Fédération de Russie
et les troupes russes en Ukraine, notamment: les attaques de cibles
civiles; l’utilisation aveugle de l’artillerie, de missiles et de
bombes dans des zones densément peuplées; les attaques de couloirs humanitaires;
les prises d’otages et les enlèvements; l’utilisation du viol et
de la torture comme armes de guerre; la torture, les mauvais traitements
et les condamnations à mort des prisonniers de guerre; et la déportation
forcée d’Ukrainiens, y compris d’enfants, des territoires temporairement
occupés. Elle a notamment évoqué les atrocités particulières perpétrées
dans des villes et des villages sous le contrôle temporaire des
troupes russes (par exemple Boutcha et les environs de Kiev), les
attaques de missiles visant des villes ukrainiennes (par exemple
le 10 octobre 2022) ou les condamnations à mort prononcées à l’encontre de
trois soldats des forces armées ukrainiennes d’origine étrangère
Note.
34. Lors de la mission réalisée le 28 juin 2022 par notre
sous-commission ad hoc en
Ukraine, nous avons été choqués par ce que nous avons
vu et entendu à Boutcha et Irpine, deux villes qui sont restées
brièvement sous contrôle russe au début de l’invasion massive de
l’Ukraine. La sous-commission a pris note d’indices concrets confirmant
que Boutcha a été le théâtre de meurtres de sang-froid de civils
à grande échelle. À Irpine, nous avons constaté la destruction massive
de bâtiments résidentiels et d’infrastructures civiles. Les dommages
ont été manifestement causés par l’utilisation d’armes lourdes par
les forces russes, ce qui apparaît comme une violation flagrante
du droit international humanitaire
Note.
35. Dans son «Mémorandum sur les conséquences de la guerre en
Ukraine en matière de droits humains» publié le 8 juillet 2022,
la
Commissaire aux droits de l’homme
du Conseil de l’Europe a déclaré avoir été confrontée
à des schémas incontestables de violations du droit à la vie, notamment
des exécutions arbitraires et des disparitions forcées; des violations
du droit à la propriété, dont la destruction massive d’infrastructures civiles;
des cas de torture et de mauvais traitements, en particulier de
violence fondée sur le genre et de violence sexuelle en temps de
guerre; et de violations du droit à la liberté et à la sécurité,
dont des enlèvements et des détentions arbitraires ou au secret.
Les schémas identifiables de certains types de violations du DIH,
y compris des attaques généralisées ou systématiques, «pointent
vers une possible qualification de nombre de ces violations en crimes
de guerre et/ou crimes contre l’humanité»
Note. Plus récemment, la Commissaire
aux droits de l’homme s’est dit particulièrement préoccupée par
les transferts forcés d’enfants ukrainiens vers la Russie et a rappelé
que le transfert forcé de personnes protégées vers le territoire
de la puissance occupante était interdit par la Quatrième Convention
de Genève, de même que le changement du statut personnel des enfants,
y compris la nationalité, par une force d’occupation
Note.
36. De nombreux rapports internationaux ont documenté les crimes
de guerre et les crimes contre l’humanité qui semblent avoir été
commis par les forces russes pendant la guerre d’agression en cours.
Par exemple, le deuxième rapport du
mécanisme
de Moscou de l’OSCE «Rapport
sur les violations du droit international humanitaire et des droits
de l’homme, sur les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis
en Ukraine du 1er avril au 25 juin 2022»,
publié le 14 juillet 2022, a conclu que des attaques aveugles avaient
été lancées contre des populations civiles et des biens de caractère
civil (habitations, hôpitaux, écoles, crèches, centrales nucléaires,
sites du patrimoine culturel, lieux de cultes, etc.) dans de nombreuses
villes et villages; leur ampleur et leur fréquence constituent «des
preuves crédibles que les hostilités ont été menées par les forces
armées russes au mépris de leur obligation première de respecter
les principes essentiels de distinction, de proportionnalité et
de précaution qui constituent le fondement du droit international humanitaire».
Les événements survenus dans les villes de Boutcha (exécutions sommaires
de civils présentant des marques de torture
Note) et d’Irpine ont
été considérés comme des exemples emblématiques de violations graves
du DIH au titre des Conventions de Genève, qui constituent des crimes
de guerre. En ce qui concerne les prisonniers de guerre, le rapport
mentionne le cas de trois membres des forces armées ukrainiennes –
deux Britanniques et un Marocain – qui ont été considérés comme
des mercenaires et condamnés à mort à l’issue d’une parodie de procès
par la Cour suprême de la soi-disant République populaire de Donetsk.
Ces soldats auraient dû bénéficier du statut de prisonnier de guerre
en vertu de la troisième Convention de Genève et ne pas être condamnés
pour le simple fait d’avoir participé au conflit. D’autres signalements
de violations du DIH portaient sur le traitement des détenus (processus
de «filtration» des civils
Note, torture), l’administration
du territoire occupé («passeportisation»), les disparitions forcées
(y compris le transfert d’enfants vers la Russie pour adoption),
le respect de la propriété privée (pillage), les déportations ou
le transfert forcé de civils vers le territoire de la puissance
occupante
Note,
la conscription de ressortissants ukrainiens (y compris les Criméens),
le blocage de l’aide humanitaire, l’utilisation de non-combattants
comme boucliers humains et l’usage d’armes à sous-munitions et d’autre
nature dans les zones habitées. Beaucoup de ces violations du DIH
pourraient constituer des crimes de guerre au sens du Statut de
la CPI et donner lieu à une responsabilité pénale individuelle
Note. La mission
a également conclu que certains types d’actes violents contraires
au droit international des droits de l’homme, tels que les exécutions
ciblées, les disparitions forcées ou les enlèvements de civils,
étaient susceptibles d’être assimilés à une «attaque généralisée
ou systématique lancée contre une population civile», et que tout
acte violent unique de ce type, commis dans le cadre d’une telle
attaque et en connaissance de celle-ci, constituait un crime contre
l’humanité
Note.
37. La
Commission d’enquête internationale
indépendante sur l’Ukraine, mise en place par le Conseil des
droits de l’homme des Nations Unies, a également conclu que des
crimes de guerre, des violations des droits de l’homme et du DIH
avaient été commis en Ukraine, principalement par les forces armées
russes. Dans son rapport consacré aux événements survenus fin février
et en mars 2022 dans les quatre régions de Kiev, Tchernihiv, Kharkiv
et Soumy, publié le 18 octobre 2022, la Commission a recensé les
violations suivantes: attaques aveugles menées au moyen d’engins
explosifs (armes à sous-munitions, roquettes non guidées et frappes
aériennes) dans des zones peuplées; attaques contre des civils qui
tentaient de fuir; cas répétés d’exécutions sommaires, de détentions
illégales, d’actes de torture, de mauvais traitements, de viols et
d’autres violences sexuelles dans les zones provisoirement occupées
par les forces armées russes; transferts forcés et déportations
vers la Russie; ainsi que des violations des droits des enfants
Note.
La Commission a également recueilli des informations sur deux cas
dans lesquels les forces armées ukrainiennes auraient blessé par
balles et torturé des soldats russes capturés, ce qui pourrait constituer
un crime de guerre
Note.
38. Le
Haut-Commissariat des Nations
Unies aux droits de l’homme (HCDH) a récemment publié
un rapport qui décrit en détail la façon dont les troupes russes
ont tué des civils dans les villes et villages ukrainiens des régions
de Kiev, Tchernihiv et Soumy entre le 24 février et le 6 avril 2022.
À Boutcha, le HCDH, par l’intermédiaire de la mission de surveillance
des droits de l’homme en Ukraine, a confirmé le meurtre de 73 civils
et est en train de corroborer 105 autres meurtres allégués. Au total,
la mission a enregistré la mort violente de 441 civils dans les
trois régions au cours des seules six premières semaines de l’invasion
russe. Les meurtres se répartissent en deux catégories: les exécutions
sommaires, en détention ou sur place, et les attaques meurtrières
contre des civils pendant leur déplacement à pied, à vélo ou en
voiture. Le rapport révèle également que les hommes et les garçons
sont très majoritairement visés, puisqu’ils représentent 88 % de l’ensemble
des victimes d’exécutions sommaires. Selon le rapport, «les circonstances
des exécutions sommaires donnent de fortes raisons de penser que
ces meurtres peuvent être assimilés au crime de guerre d’homicide
intentionnel, une infraction grave aux Conventions de Genève»
Note.
Dans son dernier compte rendu sur la situation en Ukraine (1er août-30 octobre
2022), la mission de surveillance des Nations Unies a également
signalé des attaques de plus en plus fréquentes contre des infrastructures
énergétiques et hydrauliques, qui entraînent d’importantes pénuries
d’électricité et d’eau dans tout le pays; la destruction d’objets
à caractère éducatif et médical; des meurtres de civils (par exemple,
447 corps ont été exhumés près d’Izium), des cas de violence sexuelle
liée au conflit (86 cas documentés depuis le 24 février), des transferts forcés
d’enfants vers la Russie ou les territoires occupés par la Russie,
le «processus de filtration» de personnes; des actes de torture
et des mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre; des
détentions arbitraires et des disparitions forcées de civils; ainsi
que l’application du droit russe et l’octroi de la citoyenneté russe
aux citoyens ukrainiens dans les quatre régions prétendument annexées.
La grande majorité de ces violations du droit international humanitaire
et du droit international des droits de l’homme peuvent être attribuées
aux forces armées russes et aux groupes armés affiliés. La mission
de surveillance des droits de l’homme en Ukraine a également signalé
certaines violations graves commises par les forces armées ukrainiennes,
telles que des actes de torture ou des mauvais traitements, mais
à une échelle bien moindre
Note.
39. Des
organisations non gouvernementales
internationales et ukrainiennes ont également constaté un
large éventail de violations du DIH et de possibles crimes de guerre
et crimes contre l’humanité dans le contexte du conflit en cours
NoteNoteNoteNoteNoteNoteNoteNoteNote.
40. Enfin, il convient de rappeler que tous les prisonniers de
guerre ont le droit de recevoir des visites régulières de délégués
du Comité international de la Croix-Rouge
(CICR) en vertu de la troisième Convention de Genève.
Ces visites permettent généralement aux délégués du CICR de vérifier
les conditions de détention des prisonniers et le traitement auquel
ils sont soumis, de donner des nouvelles à leurs familles et de
leur fournir des objets personnels tels que des couvertures, des
vêtements chauds, des produits d’hygiène ou des livres. Les autorités
russes ont récemment autorisé certaines visites, ce qui constitue
un progrès important, mais le CICR doit pouvoir accéder librement
à tous les prisonniers de guerre, de manière répétée et en privé,
quel que soit leur lieu de détention. Ne pas autoriser ces visites
à tous les prisonniers constitue une violation du DIH.
41. Je tiens à rendre hommage au courage et à l’engagement de
tous les acteurs nationaux et internationaux, qu’il s’agisse d’organisations
gouvernementales, intergouvernementales ou non gouvernementales,
qui contribuent à évaluer et à consigner les atrocités ou qui s’efforcent
d’apporter une aide humanitaire aux populations touchées dans des
circonstances aussi difficiles.
3.1.2 Génocide
42. Des allégations selon lesquelles
la Russie commettrait un génocide en Ukraine ont également été formulées,
principalement par des dirigeants politiques et des parlements nationaux
Note. Si certaines déclarations
semblent utiliser ce terme de façon rhétorique ou dans un sens plus
politique, d’autres semblent se fonder sur la définition juridique
du génocide en droit international. Par exemple, un rapport de l’Institut
New Lines et le Centre Raoul Wallenberg pour les droits de l’homme
publié en mai 2022 estime qu’il existe des motifs raisonnables de
conclure que la Russie est responsable (a) d’une incitation directe
et publique à commettre un génocide en violation de l’article III (c)
de la Convention sur le génocide de 1948; et (b) d’un ensemble d’atrocités
dont on peut déduire l’intention de détruire en partie le groupe
national ukrainien, en violation de l’article II de la Convention
sur le génocide
Note.
Ce rapport établit l’existence d’un risque sérieux de génocide,
qui déclenche l’obligation juridique faite à tous les États de prévenir
le génocide, en vertu de l’article I de la Convention sur le génocide
Note.
43. En ce qui concerne l’accusation d’incitation au génocide,
le rapport susmentionné s’appuie sur la propagande officielle russe
qui nie l’existence d’un groupe national ukrainien, la campagne
de «dénazification»
Note,
la constitution d’une menace existentielle que représente l’Ukraine
pour la Russie et le conditionnement de la population russe en faveur
de la commission ou de l’acceptation des atrocités
Note.
Les personnes qui diffusent les messages d’incitation relèveraient
de la responsabilité de l’État, puisqu’elles appartiennent toutes
à un organe de l’État
de jure ou
de facto, qu’il s’agisse du chef
de l’État, de hauts responsables de la Douma ou d’organes médiatiques
appartenant au Kremlin ou agissant sous son contrôle.
44. Le rapport poursuit en affirmant que l’intention génocidaire
(«intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national,
ethnique, racial ou religieux, comme tel»
Note),
la
mens rea qui distingue
le génocide des autres crimes internationaux, peut être attribuée
à un État par la preuve de l’existence d’un plan général ou peut
être déduite d’un schéma systématique d’atrocités visant le groupe
protégé. Les cinq actes génocidaires visés à l’article II peuvent
également indiquer une intention génocidaire lorsqu’ils sont considérés
dans leur ensemble. Le rapport fournit de nombreux exemples d’atrocités
commises par les forces armées russes contre des civils, qui pourraient
être qualifiées d’actes génocidaires en violation de l’article II
(par exemple, massacres, infliction délibérée de conditions d’existence
mettant en danger la vie, transfert forcé d’enfants, viols et violences
sexuelles
Note). Selon le rapport, l’intention
génocidaire peut être déduite d’un schéma d’atrocités visant les
Ukrainiens
Note.
45. Cette analyse a été critiquée par certains auteurs qui estiment
qu’elle ne reflète pas pleinement la jurisprudence de la Cour internationale
de justice (CIJ) sur la qualification de génocide
Note. Il appartiendra évidemment aux tribunaux
internationaux et autres juridictions compétentes de se prononcer
sur la responsabilité de la Fédération de Russie en vertu de la
Convention sur le génocide (au cas où l’Ukraine ou d’autres États
engageraient une nouvelle procédure contre la Russie devant la CIJ
en vertu de la Convention) et/ou sur l’éventuelle responsabilité
pénale des responsables russes pour un tel crime dans chaque affaire (étant
donné la compétence actuelle de la CPI à l’égard de la situation
ukrainienne). Mais il semble de plus en plus évident que la rhétorique
russe
Note utilisée pour justifier
l’invasion à grande échelle de l’Ukraine contient des éléments caractéristiques
de l’incitation publique à commettre un génocide. En outre, certaines
des atrocités commises de manière répétée par les forces russes
dans différentes régions d’Ukraine peuvent éventuellement indiquer
une intention de détruire le groupe national ukrainien, au moins
en partie
Note.
Il convient également de noter que l’article III (d) de la Convention
sur le génocide interdit la
tentative de
génocide, qu’elle considère comme un acte autonome qui doit être
puni. Si les parlements et les gouvernements des États parties à
la Convention sur le génocide établissent l’existence d’un risque
sérieux qu’un génocide soit commis, actuellement ou dans le futur,
cela devrait activer l’obligation conventionnelle faite à ces États
de «mettre en œuvre tous les moyens qui sont raisonnablement à leur
disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide»,
conformément à l’article I de la Convention
Note.
Ce devoir de prévention devrait au moins impliquer la prise de mesures
individuelles et collectives pour amener les forces russes qui ont
commis des atrocités à répondre de leurs actes et dissuader ainsi
la commission de nouveaux crimes, par exemple en engageant des poursuites
au niveau national ou en soutenant la compétence de la CPI.
3.2 Les mécanismes de responsabilité existants
et la nécessité d’une coordination efficace
46. Le 2 mars 2022, le
procureur de la CPI, M. Karim Khan,
a annoncé l’ouverture d’une enquête sur la situation en Ukraine,
sur la base de renvois effectués par 39 États parties au Statut
de la CPI (dont 34 États membres du Conseil de l’Europe)
Note. L’enquête englobe
toutes les allégations passées et présentes de crimes de guerre,
de crimes contre l’humanité ou de génocide commis par toute partie
au conflit sur quelque partie du territoire ukrainien que ce soit
à partir du 21 novembre 2013
Note. Le procureur
de la CPI s’est rendu à trois reprises en Ukraine et a déployé une
équipe d’enquête sur le terrain
Note.
Il a également prévu d’ouvrir un bureau sur le terrain à Kiev en
2023. Il a envoyé plusieurs communications à la Fédération de Russie,
mais n’a reçu aucune réponse.
47. M. Jonathan Agar, assistant spécial du procureur de la CPI,
qui a participé à une audition devant notre commission, a expliqué
que, dans son discours prononcé devant le Conseil de sécurité des
Nations Unies le 22 septembre 2022, le procureur de la CPI avait
indiqué que les allégations de déportations et de transfert de civils
ukrainiens, y compris d’enfants, vers la Russie, étaient l’une des
priorités de son enquête. Sur le plan de la coopération avec d’autres
acteurs habilités à demander des comptes, M. Agar a souligné «l’excellente coopération»
et «les relations solides» avec le procureur général ukrainien,
la participation du procureur de la CPI à l’équipe commune d’enquête
mise en place par plusieurs pays sous les auspices d’Eurojust
Note, ainsi que la collaboration avec
les ONG
Note. A cet égard, il convient de noter
que la législation ukrainienne a été modifiée en 2022 pour faciliter
le travail du procureur de la CPI sur le terrain (l’audition des
victimes, par exemple). Bien que les États parties au Statut de
la CPI et l’Union européenne aient apporté leur aide par le biais
d’agents nationaux détachés et de contributions financières volontaires
Note, les contributions volontaires
ne peuvent se substituer à un financement régulier et durable de
la CPI, qui doit faire face à une charge de travail sans précédent.
L’Assemblée des États parties au Statut de la CPI a récemment approuvé
une augmentation limitée du budget ordinaire de la CPI pour 2023
NoteNote.
48. Nous ne devons pas oublier que la compétence de la CPI est
complémentaire de celle des États, ce qui signifie qu’elle n’engage
des poursuites que lorsque les États n’ont pas la volonté ou ne
sont pas dans la capacité d’enquêter ou de mener des poursuites
eux-mêmes
Note.
À cet égard, tant la Russie que l’Ukraine, en tant que parties aux
Conventions de Genève et au Protocole additionnel I, ont l’obligation
d’enquêter de manière effective sur les allégations de crimes de
guerre
Note. Cela s’applique aussi aux soldats
et aux commandants de chaque partie.
49. Le Code pénal ukrainien érige
en infraction pénale la violation des lois et des usages de la guerre (article 438),
y compris l’utilisation de méthodes de guerre interdites par les
instruments internationaux, ou toute autre violation des règles
de la guerre reconnues par les instruments internationaux dont le
Parlement ukrainien a admis la force obligatoire, et le fait de
donner l’ordre de commettre de tels actes. Il criminalise également
le génocide (article 442) en tant qu’acte commis dans l’intention
de détruire, totalement ou partiellement, tout groupe national,
ethnique, racial ou religieux en exterminant ses membres ou en portant
de graves atteintes à leur intégrité physique, en soumettant le
groupe à des conditions de vie visant à sa destruction physique
totale ou partielle, en prenant des mesures destinées à empêcher
les naissances ou en transférant de force des enfants du groupe
à un autre groupe. Ces dispositions permettent à l’Ukraine de poursuivre
une personne pour des crimes qui peuvent être qualifiés de crimes
de guerre et de génocide en vertu du droit international. Toutefois,
comme le Code pénal ne prévoit pas le crime contre l’humanité, le Bureau du procureur général n’est
pas compétent pour connaître de ce crime. Mme Tamar
Tomashvili (professeure associée de droit à l’Université libre de
Tbilissi) nous a expliqué que les autorités ukrainiennes pourraient
confier à la CPI l’enquête sur des crimes assimilables à des crimes
contre l’humanité au regard du droit international (par exemple,
les déportations forcées) pour défaut de compétence en droit national.
50. Au 4 janvier 2023, le Bureau du procureur général avait enregistré
60 734 cas de violations des lois et usages de la guerre
Note. Au 21 novembre 2022, 217 suspects
avaient été avisés, 61 personnes mises en examen et 12 personnes
déjà condamnées
Note. Au cours de son audition devant
notre commission, Mme Tomashvili nous
a indiqué que la politique délibérée de déportation forcée d’enfants
ukrainiens et la mise en place de processus d’adoption en Russie
pouvaient aussi faire l’objet d’une enquête pour génocide (transfert
forcé d’enfants d’un groupe à un autre)
Note. En outre, elle a souligné les nombreuses
difficultés auxquelles les enquêtes nationales en Ukraine pourraient
être confrontées, notamment le besoin d’une expertise spécifique,
compte tenu de la nature des crimes; la politique de hiérarchisation
des affaires; le renforcement des capacités de toutes les parties
prenantes, y compris les juges et les avocats de la défense; la
conception d’outils informatiques; les difficultés d’accès aux éléments
de preuve dans les zones de guerre ou les territoires sous occupation
temporaire; l’accès aux informations des services de renseignement
de l’Ukraine et des partenaires alliés et leur utilisation dans
les procédures pénales pour étayer les accusations de responsabilité
de commandement.
51. Par ailleurs, nous avons été informés du fait que la procédure
d’instruction et le procès des soldats et des représentants de l’État
russes pouvaient avoir lieu par contumace. Lors de ma rencontre
en octobre 2022 avec le procureur général, M. Kostin, nous avons
discuté de la question de savoir si ces pratiques pouvaient précisément
entraver l’entraide judiciaire et les demandes d’extradition adressées
par l’Ukraine à des pays tiers. Il est de la plus haute importance
que les poursuites et les procès menés en Ukraine respectent les principaux
aspects du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de
la Convention européenne des droits de l’homme, y compris les principes
établis par la Cour européenne des droits de l’homme relatifs aux
procès par contumace. Dans le cadre de son projet «Système de justice
pénale conforme aux droits de l’homme en Ukraine», le Conseil de
l’Europe a apporté son expertise aux autorités ukrainiennes dans
ce domaine
Note.
52. Au cours de la visite de la sous-commission à Kiev, nous avons
constaté que les victimes avaient des difficultés à signaler les
cas de viols et d’autres formes de violence sexuelle. Selon les
informations reçues, une trentaine de procédures étaient en cours
à ce moment-là
Note. Une unité chargée de
la violence sexuelle liée aux conflits a récemment été créée au
sein du Bureau du procureur général et une stratégie axée sur les victimes
a été élaborée. La question se pose du soutien international accordé
aux autorités ukrainiennes sur cette question importante, en particulier
de la part des États membres qui peuvent mettre leur expertise à disposition
dans ce domaine et de la part du Conseil de l’Europe
Note.
53. Une autre question préoccupante est celle de savoir dans quelle
mesure les autorités ukrainiennes enquêtent sur les éventuels crimes
de guerre commis par des combattants ukrainiens. L’ancien procureur général
a assuré les membres de la sous-commission que des enquêtes étaient
en cours et qu’un département spécial s’occupait de ces crimes.
M. Kostin a déclaré que les crimes commis par les forces ukrainiennes relevaient
de la compétence des procureurs militaires. À l’heure actuelle,
il ne semble pas y avoir d’informations officielles sur le volume
des enquêtes – qu’elles soient en cours ou terminées – fondées sur
des accusations portées contre des combattants ukrainiens pour des
violations du DIH depuis le 24 février 2022. Il est important que
les deux parties au conflit étendent leurs enquêtes aux suspects
de leur propre camp.
54. En ce qui concerne la Russie, son Code pénal punit également
les crimes de guerre (article 356) et précise que les membres des
unités militaires russes sont pénalement responsables de leurs crimes
commis sur le territoire d’États étrangers (article 12(2)). Cependant,
malgré le nombre croissant d’allégations de crimes de guerre contre
les troupes russes, il n’existe aucune information indiquant que
les autorités russes ont mené des enquêtes ou engagé des poursuites
sur ce terrain.
55. Il existe d’autres enquêtes et investigations en dehors de
celles menées par le procureur de la CPI et le procureur général
d’Ukraine. Dès la fin du mois de mars 2022, une
équipe commune d’enquête (ECE)
a été mise en place par la Pologne, la Lituanie et l’Ukraine sous
les auspices d’Eurojust dans le but d’échanger des preuves et des
informations en lien avec les enquêtes en cours sur les principaux
crimes internationaux qui auraient été commis en Ukraine. Elle permet
également aux enquêteurs d’opérer dans les pays partenaires, avec
le consentement de l’État concerné. Le procureur de la CPI a rejoint
l’ECE
Note, de même que l’Estonie, la Lettonie,
la République slovaque et la Roumanie
Note. À ce propos, le règlement d’Eurojust
a été modifié pour envisager la création d’une base de données consacrée
à la conservation des preuves des principaux crimes de droit international
et pour donner à Eurojust un nouveau mandat d’analyse de ces preuves,
l’objectif étant d’établir des liens, de repérer les lacunes des
enquêtes et de conseiller les procureurs
Note. Dans le même temps,
plusieurs pays tiers ont ouvert
des enquêtes sur des crimes commis sur le territoire ukrainien en
vertu du principe de compétence universelle ou des principes de
personnalité active ou passive
Note. Selon Mme Tomashvili,
18 États ont ouvert des enquêtes nationales. De son point de vue,
les membres de l’ECE et les États tiers devraient recueillir des
preuves auprès des réfugiés ukrainiens qui, en leur qualité de victimes ou
de témoins potentiels de ces crimes, pourraient aider l’Ukraine
dans ses enquêtes de terrain. Une coordination internationale est
indispensable pour éviter que les preuves ou les témoignages recueillis
dans un pays soient omis dans une procédure engagée dans un autre
pays, soit par ignorance, soit en raison de procédures d’entraide
judiciaire longues et complexes.
56. Enfin, il convient de mentionner le rôle de la Commission d’enquête internationale indépendante
sur l’Ukraine, créée par le Conseil des droits de l’homme
des Nations Unies le 4 mars 2022. Son vaste mandat recouvre les
enquêtes sur toutes les allégations de violations et d’abus des
droits de l’homme et de violations du DIH, ainsi que sur les crimes
connexes, commis dans le contexte de l’agression de la Fédération
de Russie contre l’Ukraine. Cette commission peut identifier, dans
la mesure du possible, les individus et les entités responsables
de ces abus et violations, dans la perspective de toute procédure
judiciaire future. Elle présentera un rapport écrit complet en mars
2023. Elle a déjà recueilli des preuves concernant plusieurs crimes et
a annoncé qu’elle ferait des recommandations concernant les formes
de responsabilité qui complètent la responsabilité pénale, notamment
des mesures telles que la réparation.
57. Compte tenu du nombre important d’acteurs habilités à demander
des comptes qui sont impliqués en Ukraine, il existe un besoin évident
de coordination pour améliorer l’efficacité et éviter les doublons.
Les dernières informations concernant l’ECE et la coopération entre
le procureur de la CPI et le procureur général d’Ukraine semblent
aller dans le bon sens. La proposition d’établir des tribunaux hybrides
pour les crimes de guerre commis en Ukraine, qui viendrait ajouter
un niveau d’établissement de responsabilités supplémentaire à ceux
qui existent déjà, ne semble pas avoir de valeur ajoutée dans le
contexte actuel. Néanmoins, il serait souhaitable de renforcer l’aide
internationale. Les États et les organisations internationales devraient
soutenir les autorités ukrainiennes en leur offrant davantage de
ressources et d’expertise et en favorisant le renforcement des capacités.
Le Conseil de l’Europe continuera à fournir un appui spécialisé
aux autorités ukrainiennes dans leurs enquêtes et poursuites concernant
les violations des droits de l’homme liées à la guerre, dans le
cadre du nouveau plan d’action du Conseil de l’Europe pour l’Ukraine,
intitulé «Résilience, redressement et reconstruction» (2023-2026).
Des mesures devraient également être prises pour assurer une meilleure
coordination et une plus grande cohérence entre tous les acteurs
internationaux, régionaux et nationaux habilités à demander des
comptes. À cet égard, on ne peut que se féliciter de la création
par l’UE, le Royaume-Uni et les États-Unis d’un groupe consultatif
sur les atrocités criminelles en Ukraine
Note et de la mise en place d’un Groupe
de dialogue sur l’établissement des responsabilités pour les crimes
commis en Ukraine, à la suite de la conférence sur la responsabilité
des crimes commis en Ukraine qui s’est tenue en juillet 2022
Note, et encourager d’autres initiatives
du même type.
4 Responsabilité des États pour les
violations des droits de l’homme et autres violations du droit international
58. Si les dirigeants, les auteurs
de crimes et les commandants russes peuvent être tenus pénalement responsables
à titre individuel des différents crimes mentionnés ci-dessus, la
Fédération de Russie en tant qu’État devrait également être tenue
de rendre des comptes pour toutes les violations du droit international commises
par ses organes ou par des entités privées dont les actes sont imputables
à l’État. Le système complet de responsabilité implique également
d’établir la responsabilité internationale de la Fédération de Russie
pour toutes les violations du droit international (y compris le
DIH et le droit international des droits de l’homme) qui découlent
de l’agression de l’Ukraine, qui peut être déterminée par des tribunaux
internationaux et d’autres mécanismes internationaux. À l’heure
actuelle, il existe à cet égard au moins deux procédures judiciaires
internationales interétatiques qui sont déterminantes. L’une se
déroule devant la Cour européenne des droits de l’homme (
Ukraine c. Russie (X), no 11055/22)
et concerne des allégations de violations massives et flagrantes
des droits de l’homme commises par la Fédération de Russie dans
le contexte de la guerre en cours sur le territoire de l’Ukraine
depuis le 24 février 2022. Rappelons que la Cour reste compétente
pour connaître des requêtes introduites contre la Russie à propos
des actes ou omissions assimilables à des violations de la Convention
européenne des droits de l’homme survenus jusqu’au 16 septembre
2022. Il convient de se féliciter de ce que 23 États membres du
Conseil de l’Europe ont demandé l’autorisation d’agir en qualité
de tiers intervenant dans l’affaire interétatique qui concerne les
événements survenus depuis le 24 février, en signe de soutien à
l’Ukraine
Note. Dans le cadre de cette procédure,
la Cour a indiqué au gouvernement de la Fédération de Russie un
certain nombre de mesures provisoires, qui ont malheureusement été
ignorées. La Cour a également reçu un certain nombre de demandes
de mesures provisoires et de requêtes soumises par des personnes
touchées par la guerre en cours
Note.
59. L’autre procédure judiciaire a été ouverte auprès de la CIJ
au sujet d’un différend portant sur l’interprétation, l’application
et l’exécution de la Convention de 1948 pour la prévention et la
répression du crime de génocide. La requête déposée par l’Ukraine
vise à démontrer que les allégations russes selon lesquelles l’Ukraine
serait responsable d’un génocide dans les régions de Louhansk et
de Donetsk sont sans fondement, et par conséquent que l’intervention
militaire entreprise par la Fédération de Russie sur la base de ces
allégations n’a aucun fondement juridique
Note.
Dans le cadre de cette procédure, la CIJ a indiqué des mesures conservatoires
et demandé à la Fédération de Russie de suspendre immédiatement
les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022
sur le territoire de l’Ukraine. Sans préjuger du fond du différend,
la CIJ a déclaré qu’elle n’était en possession d’aucun élément de
preuve permettant d’étayer l’allégation de la Fédération de Russie
selon laquelle un génocide aurait été commis
Note.
60. Il faudra probablement de nombreuses années pour que les deux
juridictions internationales se prononcent sur l’ampleur de la responsabilité
internationale de la Fédération de Russie pour toutes ces violations
et rendent des arrêts sur les éventuelles mesures de réparation
et de satisfaction équitable. En ce qui concerne la procédure de
la Cour européenne des droits de l’homme, il sera difficile pour
la Cour de traiter ces affaires sans la participation et la coopération
de l’État défendeur, qui a cessé de répondre à la Cour. Mais cet
obstacle et le risque que la Russie n’exécute pas les futurs arrêts
de la Cour ne devraient pas empêcher celle-ci de documenter et de
déterminer la responsabilité de l’État agresseur dans les violations
des droits de l’homme ni de rendre justice à l’État ukrainien et
à ses citoyens. En ce qui concerne les violations des droits de
l’homme commises après le 16 septembre 2022 dans les zones sous
le contrôle de facto de la
Fédération de Russie, le Conseil de l’Europe devrait envisager la
mise en place d’autres mécanismes permettant de surveiller la situation
des droits de l’homme dans les territoires occupés, qui se trouvent
à l’intérieur des frontières internationalement reconnues de l’Ukraine
et font donc partie de l’espace juridique de la Convention. Parallèlement,
le Conseil de l’Europe devrait soutenir l’action des autres mécanismes
internationaux de protection des droits de l’homme (Nations Unies,
OSCE) encore accessibles aux habitants de ces zones. L’Assemblée
devrait étudier ces questions dans ses futurs rapports afin d’éviter
la formation de «trous noirs» dans ces territoires et contribuer
à la réflexion en cours sur le rôle du Conseil de l’Europe dans
les «zones de conflit».
5 Indemnisation des dommages causés
par l’agression et les violations connexes du droit international
commises par la Fédération de Russie
5.1 Propositions pour l’établissement
d’un mécanisme international d’indemnisation
61. La justice et l’établissement
complet des responsabilités pour l’agression et ses conséquences
ne peuvent pas être atteints sans une réparation intégrale des dommages
causés à l’Ukraine et à ses citoyens. Lors de la visite de notre
sous-commission à Kiev, les autorités ukrainiennes nous ont présenté
une proposition de mécanisme d’indemnisation des dommages causés
par l’agression, inspirée du précédent constitué par la Commission
d’indemnisation des Nations Unies pour l’Iraq et le Koweït (UNCC)
Note. En septembre 2022, elles ont présenté
au Comité des Ministres une proposition détaillée, dont la première
étape consiste à créer un registre des dommages pour consigner les
informations sur les demandes d’indemnisation et constituer un recueil
de preuves des dommages causés. Le Comité des Ministres
a
accueilli avec intérêt la proposition ukrainienne et a rappelé que la Fédération
de Russie portait la responsabilité de l’acte d’agression, et qu’elle était
donc dans l’obligation, en vertu du droit international, d’assurer
la réparation intégrale des dommages, pertes ou préjudices, matériels
ou moraux, causés par les violations du droit international par
la Russie. En octobre 2022, l’Assemblée a appelé les États membres
à établir un mécanisme international complet d’indemnisation assorti
d’un registre international des dommages, en coopération avec les
autorités ukrainiennes et dans le cadre d’un système complet de
responsabilité pour les violations du droit international résultant
de l’agression
Note.
62. Du côté des Nations Unies, l’Assemblée générale a adopté le
14 novembre 2022 la résolution présentée par l’Ukraine et une cinquantaine
de pays, intitulée «Agression contre l’Ukraine: recours et réparation»
Note. L’Assemblée
générale des Nations Unies a reconnu la nécessité de créer un mécanisme
international de réparation des dommages, pertes ou préjudices résultant
des faits internationalement illicites commis par la Fédération
de Russie. Elle a recommandé la création par les États membres,
en coopération avec l’Ukraine, d’un registre international des dommages,
pertes ou préjudices causés à toutes les personnes physiques et morales
concernées, ainsi qu’à l’État ukrainien. Ce registre ne ferait pas
partie du système des Nations Unies, mais serait créé par les États
membres. Si le mode de création de ce mécanisme est nouveau (par
le biais d’un accord entre États), l’utilisation d’un tel registre
n’est pas sans précédent; elle s’inspire de l’exemple du registre créé
par l’Assemblée générale des Nations Unies pour les dommages causés
par la construction du mur dans le territoire palestinien occupé
Note.
63. Lors d’une audition organisée le 12 décembre 2022 à Paris,
Mme Iryna Mudra, vice-ministre ukrainienne de
la Justice, a présenté à notre commission la proposition ukrainienne
de mécanisme d’indemnisation
Note. Elle a expliqué que le mécanisme
d’indemnisation prévoyait la création: a) d’une commission d’indemnisation chargée
d’examiner les demandes d’indemnisation; b) d’un fonds d’indemnisation,
à partir duquel les indemnités seront versées; et c) d’une procédure
efficace d’exécution des décisions de la commission. Cette proposition
s’inscrit dans une démarche progressive ou par étapes, avec la création
à court terme d’un registre international des dommages qui établira
l’infrastructure nécessaire à un futur mécanisme d’indemnisation
et aura pour mandat d’enregistrer les demandes, de consigner les
éléments de preuve des pertes, des lésions et des dommages, d’évaluer
la recevabilité à première vue des demandes (territorialité, temporalité,
causalité) et, enfin, de consigner les demandes recevables dans
le registre. Le registre sera indépendant de l’Assemblée générale
des Nations Unies; il sera établi et fonctionnera au sein d’une
organisation internationale. Il aura son siège dans une ville européenne.
À ce stade, il n’est pas conçu comme une commission d’examen des demandes
dotée d’un pouvoir décisionnel, même s’il est envisagé d’élargir
ultérieurement le mandat de cet organe international pour inclure
cette fonction.
64. Pour ce qui est de son fondement juridique, le registre sera
une organisation internationale fondée par un traité multilatéral
international, ouvert à tous les États et à toutes les organisations
régionales. Il sera financé par les contributions volontaires des
États participants et des institutions internationales. La future
commission sera chargée d’examiner et d’évaluer les demandes présentées
par les personnes physiques et morales, les organismes rattachés
à l’État et l’État ukrainien. Il est intéressant de noter que, selon
cette proposition, les réparations pécuniaires ordonnées par les
arrêts exécutoires rendus par les juridictions internationales,
y compris la CIJ et la Cour européenne des droits de l’homme, devraient
également être payées par le biais de ce mécanisme d’indemnisation.
C’est l’une des raisons pour lesquelles les autorités ukrainiennes
estiment que le Conseil de l’Europe pourrait jouer un rôle de premier
plan dans la mise en place d’un tel mécanisme et encourager ses
États membres à y adhérer. Mme Mudra
a ajouté que le Conseil de l’Europe pourrait apporter son expertise
au registre, voire servir de plateforme pour son fonctionnement,
si le soutien financier s’avérait suffisant.
65. À mon sens, le Conseil de l’Europe devrait au minimum soutenir
la mise en place de ce mécanisme d’indemnisation, y compris du registre
des dommages, en appelant ses États membres à y adhérer et à devenir parties
à l’accord fondateur. Il pourrait également devenir lui-même partie
à l’accord ou fournir une expertise juridique et technique. Mais
il pourrait encore aller plus loin et jouer un rôle de premier plan.
Compte tenu de l’expérience du Conseil de l’Europe – en particulier
de la Cour et du Service de l’exécution des arrêts – en matière
de traitement des demandes de satisfaction équitable et de suivi
du versement des indemnisations découlant de violations flagrantes
et graves des droits de l’homme, l’organisation serait bien placée
pour héberger le registre des dommages ou lui offrir son architecture
institutionnelle, pour autant que les États lui accordent les ressources
nécessaires. En même temps, puisque la future commission d’indemnisation
aurait pour mandat de statuer sur les demandes d’indemnisation pour
les dommages subis du fait de l’agression russe (c’est-à-dire à
partir du 24 février 2022), elle ne serait pas limitée – contrairement
à la Cour – aux dommages résultant de violations des droits de l’homme
commises jusqu’au 16 septembre 2022, date à laquelle la Convention
a cessé de s’appliquer à l’égard de la Russie. Son vaste mandat
engloberait tous les dommages résultant des violations du droit
international commises par la Fédération de Russie, notamment son
agression, ainsi que toute violation du droit international humanitaire
et du droit international des droits de l’homme. Cette commission
permettrait ainsi de combler une lacune importante en garantissant l’établissement
des responsabilités et la réparation intégrale du préjudice subi
par les victimes ukrainiennes et l’Ukraine.
66. Certaines questions devront être abordées lors de l’établissement
du mécanisme d’indemnisation proposé. Par exemple, l’articulation
entre ce mécanisme et les procédures nationales en Ukraine, ainsi
qu’avec les différents tribunaux ou organes internationaux compétents
pour traiter des différents aspects de l’agression (CIJ, Cour européenne
des droits de l’homme, CPI, ou le futur tribunal spécial pour le
crime d’agression contre l’Ukraine). L’autre question est de savoir
si les demandes individuelles devraient être prioritaires par rapport aux
demandes déposées par l’État ukrainien, ou si les demandes pourront
être jugées sur une base individuelle ou dans le cadre d’une «action
collective»
Note.
5.2 Exécution des décisions d’indemnisation
et du paiement: trouver les sources de financement
67. Une fois que la commission
d’indemnisation proposée commencera à traiter et à évaluer les demandes, les
indemnités allouées devront être versées aux auteurs des demandes
qui ont obtenu gain de cause. Mme Mudra
nous a précisé qu’elle n’aborderait pas à ce stade la question du
financement du fonds d’indemnisation, car ses autorités souhaitaient
pour l’instant se concentrer sur la collecte et le traitement des demandes.
Elle a toutefois indiqué que plusieurs moyens d’action juridiques
étaient à l’étude, outre la saisie des avoirs russes gelés, notamment:
les instruments financiers proposés par les parties au futur accord
et les institutions financières internationales; l’utilisation des
revenus tirés des contrats d’exportation de pétrole et de gaz de
la Fédération de Russie (à l’instar du système Iraq-Koweït); et
la mise en place d’une procédure simplifiée d’exécution des décisions
d’indemnisation par les juridictions des États participants, avec
la possibilité de lever l’immunité souveraine de la Russie.
68. Le professeur Burkhard Hess a également formulé plusieurs
propositions pour utiliser les avoirs appartenant à la Fédération
de Russie et à certains de ses citoyens (ceux que l’on appelle les
«oligarques» ou qui ont des liens avec l’État) qui ont été saisis,
voire gelés, à des fins d’indemnisation. L’idéal serait bien sûr d’organiser
cette forme d’indemnisation avec le consentement des autorités russes
par le biais d’un accord de paix, d’un accord sur un mécanisme d’indemnisation
ou d’un traité. M. Hess a indiqué qu’il pourrait être difficile de
surmonter les différents obstacles juridiques en l’absence du consentement
de la Russie, mais il a évoqué de manière générale la possibilité
de justifier l’expropriation et le transfert d’avoirs sous forme
de contre-mesures prises par les États qui s’opposent à la guerre
d’agression
Note. Concernant les avoirs de la Banque centrale
russe, il a mentionné un arrêt récent de la Cour suprême suédoise
qui a admis une exception à l’immunité d’exécution de l’État dans
le cas où les avoirs sont utilisés pour des investissements et donc
à but lucratif
Note.
S’agissant des avoirs privés des citoyens russes («oligarques»),
M. Hess rappelle que, dans certains cas, la Cour européenne des
droits de l’homme a admis la confiscation sans condamnation d’avoirs acquis
dans des circonstances douteuses par des personnes soupçonnées de
criminalité organisée ou de corruption, confiscation qu’elle jugeait
compatible avec la Convention à condition que les principes de légalité, d’intérêt
public et de proportionnalité soient respectés, ainsi que les garanties
procédurales
Note.
Il s’agit d’un exercice difficile et dont la marge de manœuvre juridique
est étroite, qui exige d’établir, en vertu de la législation de
la plupart des États membres, de solides éléments de preuve des
malversations, notamment pour assurer la protection de l’article 1
du Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de
l’homme (ETS n° 9). Et cela soulève en tout état de cause la question
de l’utilisation de ces avoirs, qui devraient normalement être rendus
à la population victime de leur utilisation illicite.
69. L’Assemblée a jusqu’à présent souscrit à la confiscation des
avoirs illicites sans condamnation et au renversement de la charge
de la preuve dans le contexte spécifique de la lutte contre la criminalité
organisée et la corruption, sous réserve de l’existence de garanties
appropriées
Note. S’agissant du cas particulier
des avoirs des citoyens et des entreprises publiques russes frappés
de sanctions ciblées pour leur responsabilité dans la guerre d’agression
lancée contre l’Ukraine, bien que l’Assemblée ait appelé les États
membres à les utiliser dès que leur confiscation sera définitive
pour indemniser l’Ukraine et ses citoyens pour tout dommage causé
par la guerre d’agression lancée par la Fédération de Russie, cette
décision a été prise dans un contexte différent, car le rapport
portait essentiellement sur l’utilisation des avoirs illicites dans
la lutte contre le crime organisé et la corruption
Note. Cette
possibilité soulève des questions juridiques importantes et délicates
qui devraient évidemment être résolues dans le respect des voies
de recours nationales et des garanties de la Convention européenne
des droits de l’homme.
70. La Commission européenne étudie aussi les différents moyens
juridiques d’utiliser les avoirs gelés des réserves de la Banque
centrale russe et des citoyens russes («oligarques») pour indemniser
l’Ukraine des dommages subis. À court terme, elle envisage de créer
une structure pour gérer ces fonds et les investir, dans le but
d’utiliser ensuite les intérêts en faveur de l’Ukraine. À long terme,
une fois les sanctions levées, ces fonds pourraient être utilisés
comme garantie pour s’assurer que la Russie indemnise intégralement
les dommages causés
Note. Sur le plan juridique, la solution
qui consiste à utiliser les avoirs gelés comme garantie, en commençant
par ceux qui appartiennent à des institutions d’État comme la Banque
centrale, me semble plus prometteuse que la possibilité de les saisir
et de les utiliser pour reconstruire l’Ukraine en dehors de tout
accord avec la Fédération de Russie.
71. Dans ce contexte, les États membres doivent également tenir
compte du fait que la saisie et l’utilisation de ces avoirs en l’absence
d’un cadre juridique très solide affaibliraient la confiance dans
le système financier des pays européens et, plus généralement, occidentaux,
et donc leur solidité. En outre, leurs institutions, leurs citoyens
et leurs entreprises risqueraient de voir leurs propres biens saisis
et utilisés à mauvais escient dans des pays comme la Fédération
de Russie, ou peut-être dans d’autres pays, à des fins politiques.
72. Différentes possibilités juridiques devront être étudiées
pour assurer l’exécution et le paiement des indemnisations, tout
en respectant les droits individuels garantis par la Convention
européenne des droits de l’homme et le droit international des droits
de l’homme. Un éventuel futur traité ou accord multilatéral établissant
un mécanisme d’indemnisation et/ou un futur accord de paix devra
réglementer, entre autres, ces questions dans le détail.
6 Conclusions
73. L’attaque armée injustifiée
et l’invasion à grande échelle de l’Ukraine lancée par la Fédération
de Russie le 24 février 2022 constituent une agression et une violation
manifeste de la Charte des Nations Unies. Cette agression représente
une violation grave par la Fédération de Russie du Statut du Conseil
de l’Europe, ce qui a justifié la décision sans précédent prise
par le Comité des Ministres d’exclure la Fédération de Russie du Conseil
de l’Europe le 16 mars 2022, conformément à la position exprimée
par l’Assemblée.
74. L’Assemblée a déjà adopté un certain nombre de textes sur
les différents aspects politiques et juridiques de l’agression de
la Fédération de Russie contre l’Ukraine. Elle doit maintenant indiquer
clairement que les actes d’agression commis par les dirigeants de
la Fédération de Russie correspondent à la définition du crime d’agression
en droit international. Les dirigeants politiques et militaires
russes qui ont planifié, préparé, initié ou exécuté ces actes doivent
être identifiés et poursuivis pour ce crime. Sans leur décision
de mener cette guerre d’agression, les atrocités qui en découlent
(crimes de guerre et autres crimes), ainsi que les destructions
et les morts qu’elle occasionne, n’auraient pas eu lieu. Cette position
devrait également s’appliquer aux dirigeants bélarusses qui ont
permis à la Fédération de Russie d’utiliser leur territoire pour perpétrer
l’agression. Étant donné que la CPI n’est actuellement pas compétente
pour le crime d’agression commis contre l’Ukraine, l’Assemblée devrait
réitérer son appel unanime aux États membres et aux États observateurs
du Conseil de l’Europe à créer un tribunal pénal international spécial
pour ce crime, qui devrait être soutenu et approuvé par le plus
grand nombre possible d’États et d’organisations internationales,
et en particulier par l’Assemblée générale des Nations Unies. À
l’occasion de leur 4e sommet à Reykjavik
en mai 2023, les chefs d’État et de gouvernement du Conseil de l’Europe
devraient apporter leur soutien politique à la création d’un tel
tribunal. La compétence de ce tribunal devrait être limitée au crime
d’agression commis contre l’Ukraine, et ne devrait en aucun cas
restreindre ou nuire à la compétence de la CPI sur les autres crimes
commis dans le cadre de l’agression en cours.
75. Dans le même temps, les États membres qui ne l’ont pas déjà
fait devraient ratifier le Statut de Rome de la CPI et ses amendements
de Kampala sur le crime d’agression. En outre, et parallèlement
à la création d’un tribunal spécial pour l’agression en cours, ils
devraient prendre les mesures nécessaires pour modifier le régime
de compétence du Statut de la CPI sur le crime d’agression, afin
de le rendre plus universellement applicable.
76. L’Assemblée devrait par ailleurs condamner les nombreuses
atrocités et violations du droit international humanitaire commises
en Ukraine par les forces russes ou les groupes armés affiliés au
cours des hostilités ou dans les zones qu’ils occupent temporairement.
Nombre de ces atrocités (attaques aveugles contre des civils, exécutions
sommaires de civils, torture et mauvais traitements, disparitions
forcées, violences sexuelles, transfert forcé et déportation de
citoyens ukrainiens, etc.) peuvent être qualifiées de crimes de
guerre ou de crimes contre l’humanité. Il existe en outre de plus
en plus de preuves que la rhétorique officielle russe visant à justifier
l’agression présente les caractéristiques d’une incitation publique
au génocide ou révèle une intention de détruire le groupe national
ukrainien en tant que tel, ou au moins une partie de celui-ci, conformément
à la définition du génocide donnée par la Convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide de 1948. Tous les États parties
à cette convention ont le devoir de prévenir et de punir le génocide.
Les États membres devraient soutenir l’enquête en cours ouverte
par le procureur de la CPI sur la situation en Ukraine, qui porte
sur des allégations de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité
ou de génocide. Ils devraient également aider les autorités ukrainiennes
et, en particulier, le Bureau du procureur général, dans leurs efforts
visant à enquêter sur les crimes internationaux commis en Ukraine,
en leur offrant des ressources, une expertise et un renforcement
des capacités. Tout en tirant pleinement parti du principe de compétence
universelle et des mécanismes d’entraide judiciaire existants, ils
devraient assurer une coordination et une cohérence accrues entre
tous les acteurs habilités à demander des comptes.
77. Enfin, il ne peut y avoir de responsabilité complète pour
les graves violations du droit international découlant de l’agression
de la Fédération de Russie contre l’Ukraine sans réparation intégrale
des dommages causés à l’Ukraine et à ses citoyens. L’Assemblée devrait
donc appeler à la mise en place d’un mécanisme international d’indemnisation,
y compris d’un registre international des dommages pour consigner
les preuves et les demandes concernant les dommages, les pertes
ou les préjudices causés à toutes les personnes physiques et morales
en Ukraine, ainsi qu’à l’État ukrainien, par les violations du droit
international découlant de l’agression russe. Le Conseil de l’Europe
devrait jouer un rôle de premier plan dans la mise en place et la gestion
du futur mécanisme. Ce mécanisme pourrait aussi permettre d’exécuter
les décisions rendues par les juridictions internationales – telles
que les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme – sur
la réparation des dommages causés par l’agression actuelle.
78. Le Conseil de l’Europe dans son ensemble et ses États membres
devraient contribuer à garantir, aux côtés d’autres organisations
internationales, que la Fédération de Russie, ses dirigeants et
ses agents soient tenus de répondre des graves violations du droit
international commises en Ukraine dans le cadre de l’agression en
cours.