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Questions juridiques et violations des droits de l'homme liées à l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine

Rapport | Doc. 15689 | 24 janvier 2023

Commission
Commission des questions juridiques et des droits de l'homme
Rapporteur :
M. Damien COTTIER, Suisse, ADLE
Origine
Renvoi en commission: Décision du Bureau, Renvoi 4698 du 23 janvier 2023.. 2023 - Première partie de session

Résumé

L'Assemblée parlementaire devrait indiquer clairement que les actes d’agression commis par la Fédération de Russie contre l’Ukraine correspondent à la définition du crime d’agression en droit international. Les dirigeants politiques et militaires russes qui en sont responsables doivent être identifiés et poursuivis. Étant donné que la Cour pénale internationale (CPI) n’est actuellement pas compétente pour le crime d’agression en cours, l’Assemblée devrait réitérer son appel aux États membres et aux États observateurs à créer un tribunal pénal international spécial pour ce crime, qui devrait être soutenu par le plus grand nombre possible d’États et d’organisations internationales. Les chefs d’État et de gouvernement du Conseil de l’Europe, lors du 4e sommet qui se tiendra à Reykjavik en mai 2023, devraient apporter leur soutien politique à la création d’un tel tribunal.

L’Assemblée devrait par ailleurs condamner les nombreuses atrocités et violations du droit international humanitaire commises en Ukraine par les forces russes ou les groupes armés affiliés. Nombre de ces atrocités peuvent être qualifiées de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Il existe en outre de plus en plus de preuves que la rhétorique officielle russe visant à justifier l’agression présente les caractéristiques d’une incitation publique au génocide. Les États membres devraient soutenir l’enquête en cours ouverte par le procureur de la CPI sur la situation en Ukraine, qui porte sur des allégations de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide. Ils devraient également aider les autorités ukrainiennes dans leurs efforts visant à enquêter sur de tels crimes, en leur offrant des ressources et de l’expertise.

Il ne peut y avoir de responsabilité complète pour les graves violations du droit international découlant de l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine sans réparation intégrale des dommages causés à l’Ukraine et à ses citoyens. L’Assemblée devrait donc appeler à la mise en place d’un mécanisme international d’indemnisation, y compris d’un registre international des dommages. Le Conseil de l’Europe devrait jouer un rôle de premier plan dans la mise en place et la gestion du futur mécanisme.

A Projet de résolutionNote

1. L'Assemblée réaffirme que l'attaque armée et l'invasion de grande ampleur de l'Ukraine lancées par la Fédération de Russie le 24 février 2022 sont une «agression» au sens de la Résolution 3314 (XXIX) de l'Assemblée générale des Nations Unies adoptée en 1974 et constituent clairement une violation de la Charte des Nations Unies. La tentative d'annexion des régions ukrainiennes de Donetsk, Kherson, Lougansk et Zaporijjia, faisant suite aux «référendums» illégaux organisés par la Fédération de Russie dans ces régions en septembre 2022, représente une nouvelle escalade de l'agression contre l'Ukraine. Elle viole clairement le principe du droit international selon lequel aucune acquisition territoriale résultant de l'emploi de la force ne sera reconnue comme légale. La Fédération de Russie sera considérée comme poursuivant son agression tant que la souveraineté, l'intégrité territoriale, l'unité et l'indépendance politique de l'Ukraine à l'intérieur de ses frontières internationalement reconnues ne seront pas pleinement rétablies. L'Assemblée rappelle que l'agression en cours est le prolongement de l'agression commencée le 20 février 2014, qui comprenait l'invasion, l'occupation et l'annexion illégale de la Crimée par la Fédération de Russie.
2. L'Assemblée note que l'agression commise par la Fédération de Russie a constitué une violation grave du Statut du Conseil de l'Europe (STE no 1), ce qui a justifié la décision sans précédent prise par le Comité des Ministres d'exclure la Fédération de Russie de l'Organisation, en accord avec la position unanime exprimée par l'Assemblée dans son Avis 300 (2022).
3. L'Assemblée note également que le Bélarus a participé à l'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine, dans la mesure où il lui a permis d'utiliser son territoire pour perpétrer des actes d'agression contre l’Ukraine. Son rôle et sa complicité doivent être condamnés par la communauté internationale et ses dirigeants doivent rendre des comptes à ce sujet.
4. L'Assemblée considère que les actes d'agression non provoqués commis par la Fédération de Russie et le Bélarus, compte tenu de leur caractère, de leur ampleur et de leur gravité, constituent des violations manifestes de la Charte des Nations Unies, en particulier de l'interdiction du recours à la force énoncée au paragraphe 4 de l'article 2. Ils n'ont aucune justification juridique crédible au sens du jus ad bellum, notamment la légitime défense. Ces actes relèvent donc de la définition du crime d'agression telle qu'elle est énoncée à l'article 8 bis du Statut de la Cour pénale internationale (CPI) et dans le droit international coutumier. Les dirigeants politiques et militaires russes et bélarusses qui ont planifié, préparé, initié ou exécuté ces actes, et qui étaient en mesure de contrôler ou de diriger l'action politique ou militaire de l'État, devraient être identifiés et poursuivis. Sans leur décision de mener cette guerre d'agression contre l'Ukraine, les atrocités qui en découlent (crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide éventuel), ainsi que toutes les destructions, les décès et les dommages occasionnés par la guerre, y compris par les actes licites de guerre, ne se seraient pas produits. Le Comité des droits de l'homme des Nations Unies a déclaré à cet égard que les États qui se livrent à des actes d'agression au sens du droit international, qui ont pour effet d’infliger la mort, violent ipso facto le droit à la vie garanti par l'article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
5. L'Assemblée note que la CPI n'a actuellement pas compétence pour le crime d'agression commis contre l'Ukraine, étant donné que ni la Fédération de Russie, ni le Bélarus, ni l'Ukraine ne sont parties au Statut de la CPI et que le Conseil de sécurité des Nations Unies n'a pas renvoyé la situation au procureur de la CPI. L'exercice, vraisemblablement abusif, du droit de veto par la Fédération de Russie au Conseil de sécurité des Nations Unies rend une telle saisine hautement improbable dans les circonstances actuelles. L'Assemblée note en outre qu'il n'existe pas d'autre tribunal pénal international compétent pour poursuivre et punir le crime d'agression commis contre l'Ukraine. Les poursuites nationales, en Ukraine et dans d'autres pays, engagées sur le fondement des principes de territorialité ou de compétence universelle, se heurtent à de nombreuses difficultés juridiques et pratiques, notamment en raison de la perception de l'impartialité, de la légitimité et des immunités.
6. L'Assemblée réitère donc son appel unanime aux États membres et aux États observateurs du Conseil de l'Europe pour qu'ils instituent un tribunal pénal international spécial pour le crime d'agression contre l'Ukraine, qui devrait être approuvé et soutenu par le plus grand nombre possible d'États et d'organisations internationales, et en particulier par l'Assemblée générale des Nations Unies. La proposition de créer un tribunal spécial pour le crime d'agression contre l'Ukraine a jusqu'à présent reçu le soutien de plusieurs parlements et gouvernements nationaux, du Parlement européen, de la Commission européenne, de l'Assemblée parlementaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe et de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord. Le Comité des Ministres s'est félicité des initiatives prises actuellement, en coopération avec l'Ukraine, pour que les auteurs du crime d'agression répondent de leurs actes. L'Assemblée estime que les chefs d'État et de gouvernement du Conseil de l'Europe, lors de leur 4e Sommet à Reykjavik en mai 2023, devraient apporter leur soutien politique à la création d'un tel tribunal, et fournir l’expertise et le soutien technique du Conseil de l’Europe au processus de sa création, en étroite coordination avec les autres organisations internationales et États intéressés. L’Assemblée considère que le Conseil de l’Europe devrait jouer un rôle de premier plan dans la création du tribunal spécial, participer aux consultations et négociations pertinentes, et fournir un appui expert et technique concret au processus de création du tribunal spécial.
7. L'Assemblée appuie fermement la création d'un tribunal spécial qui présenterait les caractéristiques suivantes:
7.1 Sa compétence serait limitée au crime d'agression commis contre l'Ukraine et s'étendrait ratione temporis à l'agression commencée par la Fédération de Russie en février 2014. Elle inclurait le rôle et la complicité des dirigeants du Bélarus dans la guerre d'agression contre l'Ukraine.
7.2 Son statut contiendrait une définition du crime d'agression conforme à l'article 8 bis du Statut de la CPI et au droit international coutumier.
7.3 Son statut indiquerait précisément que les immunités personnelles ne s'appliqueront pas aux représentants de l'État en exercice, conformément à la pratique d'autres tribunaux pénaux internationaux, et que les immunités de fonction ne seront en tout état de cause pas applicables au crime d'agression. La qualité officielle de chef d'État ou de gouvernement, de membre du gouvernement ou du parlement, de représentant élu ou de représentant du gouvernement ne devrait en aucun cas exonérer l'accusé de sa responsabilité pénale pour le crime d'agression ni justifier une peine atténuée. Ce principe devrait s'appliquer aux ressortissants des États qui ne sont pas parties au traité ou à l'accord constitutif, en particulier à ceux de l’État agresseur et de son complice.
7.4 Son statut comporterait une liste des droits à un procès équitable de l'accusé, ainsi qu'une mention du principe de légalité et du principe en vertu duquel nul ne peut être jugé ou condamné deux fois pour les mêmes faits (non bis in idem), conformément au droit international des droits de l'homme et à la Convention européenne des droits de l'homme (STE no 5), selon l’interprétation retenue par la Cour européenne des droits de l’homme.
7.5 Son rôle viendrait en complément de la compétence de la CPI et ne limiterait ni ne nuirait en rien à l'exercice par cette dernière de sa compétence pour les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le génocide éventuel commis dans le cadre de l'agression en cours et de sa compétence en général. Il conviendrait que la CPI et le tribunal spécial s’entendent sur des questions pratiques et juridiques telles que la mise en commun des preuves, la garde des suspects, l’élaboration de programmes communs de protection des témoins et l'ordre des procès des personnes poursuivies par les deux juridictions.
7.6 Son siège devrait être établi à La Haye, en vue d'assurer la complémentarité et la coopération avec la CPI et d’autres cours et institutions internationales.
7.7 Les États et les organisations internationales qui soutiennent le tribunal spécial devraient lui fournir les ressources humaines et financières suffisantes en veillant à ce qu'il soit pleinement indépendant et fonctionne efficacement tout en tenant compte, dans sa structure, du fait qu'il ne sera certainement pas en mesure de fonctionner immédiatement ou de manière permanente à pleine capacité.
8. En attendant la création d'un tribunal spécial sur le crime d'agression contre l'Ukraine, l'Assemblée appelle les États membres et le Conseil de l’Europe à soutenir et à fournir une assistance spécialisée et technique concrète au processus de mise en place d'un Bureau du procureur international intérimaire chargé d'enquêter sur le crime d'agression, en étroite coopération avec le Bureau du procureur général d'Ukraine. Il importe que les États membres coopèrent étroitement avec cette instance et veillent à ce que leur législation interne garantisse une coopération judiciaire étroite avec elle. Un tel bureau pourrait être établi hors d'Ukraine, idéalement à La Haye.
9. Parallèlement à la création d'un tribunal spécial, l'Assemblée appelle les États membres et les États observateurs qui n'ont pas encore ratifié le Statut de la CPI ou les amendements de Kampala à le faire dans les meilleurs délais. Ils devraient également prendre les mesures nécessaires pour modifier le régime juridictionnel du Statut de la CPI, soit en autorisant les renvois à la CPI par l'Assemblée générale des Nations Unies lorsque le Conseil de sécurité des Nations Unies est bloqué, soit en supprimant les limites existantes de la compétence à l'égard du crime d'agression, afin de le rendre cohérent avec les autres crimes relevant de sa compétence. Ces changements renforceraient la cohérence, la légitimité et l'universalité d'ensemble de la justice pénale internationale, en particulier pour le crime d'agression. La proposition de créer un tribunal spécial pour répondre à l'agression criminelle en cours contre l'Ukraine et la réforme à long terme du Statut de la CPI permettant à la Cour de poursuivre et de punir les agressions (futures) similaires ne s'excluent pas mutuellement et devraient être poursuivies en parallèle.
10. L'Assemblée est indignée par les nombreuses informations faisant état d'atrocités, de violations flagrantes des droits de l’homme et de violations du droit humanitaire international commises par les forces russes ou les groupes armés affiliés, et en particulier le rôle épouvantable du groupe Wagner, au cours des hostilités ou dans les zones qu'ils occupent temporairement pendant la guerre d'agression en cours. Il s'agit d'attaques aveugles contre des civils et des biens de caractère civil, notamment des hôpitaux, des écoles, des centrales nucléaires, des infrastructures énergétiques et hydrauliques et des sites du patrimoine culturel, en violation des principes de distinction, de proportionnalité et de précaution. Il s'agit également d'exécutions sommaires de civils, d'assassinats ciblés, de tortures et de mauvais traitements infligés à des civils et à des prisonniers de guerre, de disparitions forcées, d'enlèvements, de viols et d'autres formes de violences sexuelles, de détentions illégales de civils, de transferts forcés et de déportations de citoyens ukrainiens, y compris d'enfants, vers la Fédération de Russie ou des zones occupées par la Fédération de Russie, d'utilisation d'armes explosives dans des zones peuplées, de pillages, de «passeportisation» et de conscription imposées de force à des ressortissants ukrainiens, de procès et de condamnations à mort de prisonniers de guerre. Tout porte à croire que nombre de ces violations constituent des infractions graves aux Conventions de Genève et des crimes de guerre et que certaines peuvent même être qualifiées de crimes contre l'humanité, dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique contre la population civile en Ukraine.
11. L'Assemblée condamne fermement ces crimes et réitère son appel à la communauté internationale pour qu'elle envoie un message clair indiquant que les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité devront répondre de leurs actes et que l'impunité pour de tels crimes est inacceptable. Cela s'applique également aux auteurs subalternes des crimes commis et à ceux qui en portent la responsabilité de commandement. Tant la Fédération de Russie que l'Ukraine ont la responsabilité première, en vertu du droit international, d'enquêter sur ces crimes et de poursuivre leurs auteurs en justice.
12. L'Assemblée note qu'il est de plus en plus évident que le discours officiel russe utilisé pour justifier l'invasion et l'agression à grande échelle contre l'Ukraine et défendre le processus de «désukrainisation» présente des caractéristiques d'incitation publique au génocide ou révèle une intention génocidaire de détruire le groupe national ukrainien en tant que tel ou au moins une partie de celui-ci. Elle rappelle que la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, à laquelle l'Ukraine et la Fédération de Russie sont parties, interdit l'incitation directe et publique à commettre le génocide et la tentative de génocide. Elle note également avec la plus grande préoccupation que certains des actes commis par les forces russes contre les civils ukrainiens pourraient relever de l'article II de la Convention, notamment les meurtres et le transfert forcé d'enfants d'un groupe à un autre groupe.
13. L'Assemblée rappelle que tous les États parties à la Convention sur le génocide ont le devoir de punir le génocide. Selon l'interprétation de la Cour internationale de justice, ils ont également l'obligation de prévenir le génocide et l'obligation correspondante d'agir, qui survient au moment où l'État a connaissance, ou devrait normalement avoir connaissance, de l'existence d'un risque sérieux de commission d'un génocide.
14. L'Assemblée note qu'il existe déjà des mécanismes internationaux et nationaux qui visent à amener les responsables à répondre de leurs actes et permettent d'enquêter sur les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le génocide éventuel commis pendant la guerre en cours, de les poursuivre et, le cas échéant, de les punir. Il s'agit notamment de la CPI, qui est compétente pour ces crimes qui auraient été commis sur le territoire ukrainien, du système de justice pénale de l'Ukraine et des systèmes de justice pénale d'États tiers qui sont compétents sur la base du principe de compétence universelle ou des principes de personnalité active ou passive. L'Assemblée se félicite du renvoi de la situation actuelle en Ukraine au procureur de la CPI par 43 États parties au Statut de la CPI. Elle soutient fermement les enquêtes ouvertes par le procureur de la CPI, le Bureau du procureur général de l'Ukraine et des pays tiers et se félicite de la création d'une équipe commune d'enquête pour coordonner les initiatives prises en la matière.
15. L’Assemblée appelle les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe:
15.1 à soutenir pleinement l'enquête lancée par le procureur de la CPI sur la situation en Ukraine, en mettant en commun tous les éléments de preuve en leur possession et en fournissant de manière durable des ressources humaines et financières adéquates à la CPI pour lui permettre de faire face à la charge de travail accrue et sans précédent à laquelle elle est confrontée;
15.2 à aider les autorités ukrainiennes et, en particulier, le Bureau du procureur général dans leurs efforts en cours pour enquêter sur les allégations de crimes internationaux commis en Ukraine, en renforçant leurs capacités, en fournissant des ressources et des compétences, notamment celles d’experts médico-légaux, et, le cas échéant, en recueillant, en conservant et en mettant en commun les éléments de preuve provenant de victimes et de témoins éventuels qui ont fui l'Ukraine, conformément aux normes relatives aux droits de l'homme, afin de garantir leur recevabilité dans les procédures pénales;
15.3 à fournir un soutien spécialisé aux autorités ukrainiennes dans leurs activités d’enquête sur les violences sexuelles liées au conflit, que les victimes bien souvent ne signalent pas systématiquement;
15.4 à utiliser le principe de compétence universelle ou d'autres principes (personnalité active ou passive) pour enquêter sur les allégations de crimes internationaux commis en Ukraine et engager des poursuites;
15.5 à rejoindre ou à coopérer avec l'équipe commune d'enquête mise en place par l'Ukraine et certains États membres de l'Union européenne sous les auspices d'Eurojust, avec la participation du procureur de la CPI, dans le but d'échanger des preuves et des informations dans le cadre des enquêtes en cours sur les crimes présumés commis en Ukraine;
15.6 à faire usage, dans toute la mesure du possible, des instruments du Conseil de l'Europe et d’autres instruments internationaux relatifs à l'entraide judiciaire, aux fins de la collecte, du transfert et de l'utilisation de preuves en rapport avec des crimes présumés commis en Ukraine et, si besoin est, à envisager de les étendre;
15.7 à soutenir les travaux des organisations non gouvernementales ukrainiennes et internationales, ainsi que des défenseurs des droits de l'homme et des journalistes sur le terrain, visant à collecter des preuves et documenter des allégations de crimes internationaux ou à fournir différents types d'assistance aux victimes et aux témoins;
15.8 à renforcer la coordination et la cohérence entre tous les mécanismes d’établissement des responsabilités et les acteurs concernés, en vue d'éviter les doubles emplois et d'en améliorer l'efficacité;
15.9 à ratifier le Statut de Rome de la CPI et ses amendements, notamment les amendements de Kampala, s'ils ne l'ont pas encore fait.
16. L'Assemblée appelle les autorités ukrainiennes à respecter strictement les obligations qui leur incombent au titre du droit international humanitaire et à mener des enquêtes approfondies sur tous les crimes de guerre et violations du droit international humanitaire qui auraient été commis par les forces et les combattants russes et ukrainiens, quelle que soit l'allégeance faite par l'auteur ou la victime. Tous les procès devant les tribunaux ukrainiens doivent être menés dans le respect du droit des suspects à un procès équitable, conformément au droit international des droits de l'homme et au droit international humanitaire. A cette fin, l’Assemblée encourage les autorités ukrainiennes à coopérer avec des observateurs internationaux des procès et à envisager d’inviter des juristes internationaux à participer aux prochains procès. Les condamnations qui en résultent doivent être compatibles avec le principe de légalité consacré par l'article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui ne peut faire l'objet d'une dérogation en temps de guerre.
17. L'Assemblée se félicite de l'adoption, le 14 novembre 2022, par l'Assemblée générale des Nations Unies, de la résolution intitulée «Agression contre l’Ukraine: recours et réparation», qui reconnaît que la Fédération de Russie doit assumer les conséquences juridiques de tous ses faits internationalement illicites commis en Ukraine ou contre l'Ukraine, y compris en réparant les préjudices et les pertes causés par de tels actes. Ladite résolution reconnaît en outre la nécessité de mettre en place un mécanisme international pour la réparation des dommages, pertes ou préjudices connexes et recommande aux États membres de créer, en coopération avec l'Ukraine, un registre international des dommages.
18. A cet égard, l'Assemblée réitère son appel lancé à tous les États membres du Conseil de l'Europe pour qu'ils mettent en place un mécanisme international d'indemnisation, comprenant un registre international des dommages, en coopération avec les autorités ukrainiennes. L'Assemblée souligne l'avantage comparatif du Conseil de l'Europe dû à l'expérience acquise par la Cour européenne des droits de l'homme et le Comité des Ministres dans l'évaluation et l'exécution des demandes de satisfaction équitable pour des violations graves des droits de l’homme et considère que l'Organisation devrait jouer un rôle de premier plan dans la mise en place et la gestion du futur mécanisme. Un tel mécanisme présenterait les caractéristiques suivantes:
18.1 Il serait établi par un traité ou un accord multilatéral, ouvert à tous les États partageant les mêmes idées, avec le soutien de l'Organisation des Nations Unies, du Conseil de l'Europe, de l'Union européenne et d'autres organisations internationales.
18.2 Il comprendrait, dans un premier temps, un registre des dommages, qui servirait à recenser les éléments de preuve et les demandes concernant les dommages, les pertes ou les préjudices causés à toutes les personnes physiques et morales en Ukraine, ainsi qu'à l'État ukrainien, par des violations du droit international découlant de l'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine.
18.3 Il comprendrait, à un stade ultérieur, une commission internationale d'indemnisation, chargée d'examiner et d’évaluer les demandes présentées et recensées par le registre, ainsi qu'un fonds d’indemnisation servant à verser des indemnisations aux auteurs des demandes ayant abouti. Le traité ou l'accord fondateur réglementerait des questions telles que le financement du fonds d'indemnisation, l'exécution des indemnisations accordées et la manière dont les décisions prises par d'autres organes et tribunaux internationaux en matière de réparation et d'indemnisation dans le cadre de l'agression russe, comme les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, pourraient être exécutées par le biais de ce mécanisme.
19. En outre, tout en réaffirmant ses précédentes recommandations adressées à la Fédération de Russie depuis le lancement de son agression contre l’Ukraine, l’Assemblée appelle la Fédération de Russie:
19.1 à cesser son agression contre l’Ukraine immédiatement et sans condition;
19.2 à retirer complètement et sans condition ses forces d'occupation, y compris ses propres forces militaires et ses auxiliaires, du territoire ukrainien internationalement reconnu;
19.3 à respecter strictement les obligations qui lui incombent au titre du droit international, notamment la Charte des Nations Unies, du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire;
19.4 à mettre immédiatement fin aux attaques contre les civils et les biens civils, y compris les attaques massives indiscriminées, à garantir le plein respect des principes de distinction, de proportionnalité et de précaution, et à autoriser le Comité international de la Croix-Rouge à avoir pleinement accès aux prisonniers de guerre pour leur rendre visite;
19.5 à cesser immédiatement les déportations et les transferts forcés de civils ukrainiens, notamment d'enfants, vers la Fédération de Russie et les territoires occupés par la Fédération de Russie, à permettre leur retour en toute sécurité et, dans le cas des enfants, à veiller à ce qu'ils soient rapidement réunis avec leurs familles;
19.6 à enquêter efficacement sur toutes les allégations de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité et de génocide éventuel commis par les forces russes et les groupes armés affiliés, et à veiller à ce que tous les auteurs de tels actes et ceux qui en sont responsables soient dûment poursuivis et punis;
19.7 à coopérer aux enquêtes et aux procédures mises en place par la CPI et la Cour internationale de Justice (CIJ) et à se conformer à leurs décisions, notamment l'ordonnance de la CIJ du 16 mars 2022 indiquant que la Fédération de Russie devrait suspendre immédiatement les opérations militaires qu'elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l'Ukraine;
19.8 à coopérer avec la commission d'enquête des Nations Unies sur l'Ukraine et à se conformer à ses recommandations;
19.9 à coopérer aux procédures engagées devant la Cour européenne des droits de l'homme pour les actes ou omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention, sous réserve qu'ils aient été commis avant le 16 septembre 2022, en particulier dans le cadre de l'affaire interétatique Ukraine c. Russie (X) concernant des allégations de violations massives et graves des droits de l'homme commises par la Fédération de Russie en Ukraine depuis le 24 février 2022, et dans le cadre de toute requête individuelle connexe contre la Fédération de Russie, et à se conformer aux mesures provisoires indiquées par la Cour en vertu de l'article 39 de son règlement à l’occasion de ces procédures.
20. L'Assemblée invite en outre:
20.1 la Cour européenne des droits de l'homme à prioriser davantage l'examen des requêtes interétatiques et individuelles contre la Fédération de Russie découlant de la guerre d'agression en cours;
20.2 les membres du Conseil de sécurité des Nations Unies à envisager de mettre aux voix, sans y faire obstruction, une résolution du Conseil de sécurité demandant le renvoi de la situation en Ukraine au procureur de la CPI au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies;
20.3 l'Assemblée générale des Nations Unies à soutenir et à approuver la création d'un tribunal pénal international spécial pour le crime d'agression contre l'Ukraine et d'un mécanisme international d'indemnisation pour les préjudices, dommages et pertes subis par l'État ukrainien, ainsi que par les personnes physiques et morales en Ukraine, en raison de la guerre d'agression russe;
20.4 l'Union européenne à coordonner étroitement ses initiatives avec le Conseil de l'Europe pour mettre en place un système complet d’établissement de responsabilités pour l'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine, comprenant le crime d'agression, les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité, le génocide éventuel et la réparation des dommages.
21. L'Assemblée appelle le Bélarus et le régime en place à s'abstenir de toute nouvelle participation à l'agression, notamment en permettant que son territoire soit utilisé par la Fédération de Russie pour perpétrer des actes d'agression contre l'Ukraine, et à se conformer à ses obligations en vertu du droit international.
22. L'Assemblée devrait continuer de suivre l'évolution de la situation de l'agression de la Fédération de Russie contre l'Ukraine et ses aspects juridiques et relatifs aux droits de l'homme. Lorsque les hostilités seront terminées, l'Assemblée devrait envisager de tenir l'une de ses parties de sessions à Kiev, en signe de solidarité avec l'Ukraine.

B Exposé des motifs par M. Damien Cottier, rapporteur

1 Introduction

1. Le présent rapport, qui a été établi en vue d'un débat selon la procédure d'urgence, donne suite à une demande de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme adressée au Bureau de l’Assemblée parlementaire pour qu'il accélère l'élaboration du rapport «Questions juridiques et violations des droits de l’homme liées à l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine».
2. Le 26 avril 2022, la commission des questions juridiques et des droits de l’homme a mis en place une sous-commission ad hoc chargée d’effectuer une visite d’information en Ukraine, afin de recueillir des informations sur d’éventuels crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis pendant la guerre d’agression lancée par la Fédération de Russie contre l’Ukraine. La sous-commission ad hoc a effectué sa mission du 27 au 29 juin 2022. La délégation de la sous-commission était composée de dix membres de la commission, dont moi-même en ma qualité de présidentNote. À la suite de sa visite et de ses entretiens avec les autorités ukrainiennes le 28 juin, la sous-commission a décidé d’articuler ses travaux autour des trois axes prioritaires suivants: 1) l’obligation de répondre du crime d’agression; 2) l’engagement de poursuites pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide éventuel; et 3) la mise en place d’un mécanisme d’indemnisation pour financer la reconstruction d’après-guerre en UkraineNote. J'ai donc décidé de traiter ces trois axes prioritaires dans le rapport. Il s’agit d’éléments interdépendants d'un système complet d’établissement de responsabilités pour les violations du droit international découlant de l'agression russe contre l'Ukraine. D'autres sujets abordés dans la proposition de résolution initiale peuvent être examinés dans des rapports parallèles ou futurs.
3. Au cours de l’élaboration du présent rapport, la commission a procédé à trois auditions d’experts. Le 6 septembre 2022, nous avons entendu M. James Goldston, directeur exécutif de Justice Initiative, Open Society Foundations, et M. Dapo Akande, Professeur de droit international public à la Blavatnik School of Government, université d’OxfordNote. Le 12 octobre 2022, la commission a tenu une deuxième audition à laquelle ont participé M. Jonathan Agar, assistant spécial du procureur de la Cour pénale internationale (CPI), et Mme Tamar Tomashvili, professeure associée de droit à l’Université libre de Tbilissi, Géorgie. Enfin, le 12 décembre 2022, nous avons entendu Mme Iryna Mudra, vice-ministre de la Justice de l'Ukraine, et M. Burkhard Hess, professeur, directeur de l'Institut Max Planck Luxembourg pour le droit international, européen et le droit procédural réglementaire. Je précise également qu’en ma qualité de président de la commission et de rapporteur, j’ai rencontré M. Andrii Kostin, procureur général d’Ukraine, lors de sa première visite au Conseil de l’Europe le 14 octobre 2022. Je tiens à remercier toutes ces personnes pour leur contribution.

2 Obligation de répondre du crime d’agression

2.1 Le crime d'agression commis contre l'Ukraine et l'importance des poursuites judiciaires

4. Le Tribunal de Nuremberg, dans son arrêt du 30 septembre 1946, a fait la déclaration ci-après, restée célèbre: «Déclencher une guerre d'agression n'est donc pas seulement un crime d'ordre international: c'est le crime international suprême, ne différant des autres crimes de guerre que du fait qu'il les contient tous.» En d’autres termes, le crime d’agression est le crime de droit international dont découlent tous les autres. Le crime d’agression a été codifié à l’article 8 bis du Statut de la CPI (Amendements de Kampala de 2010Note), mais il est aussi reconnu par le droit coutumier internationalNote.
5. L'invasion de grande ampleur de l'Ukraine lancée le 24 février 2022 par la Fédération de Russie constitue clairement une «agression» aux termes de la résolution 3314 (XXIX) de l'Assemblée générale des Nations Unies adoptées en 1974Note. Il s'agit d'un acte qui équivaut à «l'invasion ou l'attaque par les forces armées d'un État du territoire d'un autre État ou l'occupation militaire, même temporaire, résultant d'une telle invasion ou d'une telle attaque». La tentative d'annexion des quatre régions partiellement occupées de Donetsk, Kherson, Lougansk et Zaporijjia, qui faisait suite aux prétendus référendums tenus en septembre 2022, pourrait également être qualifié]e d'acte «[d]’annexion par l’emploi de la force du territoire ou d’une partie du territoire d’un État membre» et constitue un exemple de l’escalade continue de l'agression de la Fédération de Russie. L’agression en cours est en fait le prolongement de l’agression commencée le 20 février 2014, qui comprenait l’occupation et l’annexion illégale de la Crimée. Tous ces actes commis à l'encontre de l'Ukraine, compte tenu de leur caractère, de leur gravité et de leur ampleur, constituent une violation manifeste de la Charte des Nations Unies, en particulier de l'article 2, paragraphe 4, qui interdit la menace ou l'emploi de la force contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de tout État. Ils n'ont aucune justification crédible au sens du jus ad bellum, par exemple l'autodéfense individuelle ou collective de la Russie au titre de l'article 51 de la Charte des Nations Unies. Les actes d'agression commis par la Fédération de Russie contre l'Ukraine franchissent clairement le seuil de la définition du crime d'agression découlant du droit international coutumier et de l'article 8 bis du Statut de la CPI. L'agression est un crime qui persiste jusqu'à ce que la souveraineté, l'intégrité territoriale et l'indépendance politique de l'État victime soient rétablies. La responsabilité pénale de ce crime est imputable à ceux qui ont planifié, préparé, initié ou exécuté les actes d'agression et qui étaient en mesure de contrôler ou de diriger l'action politique ou militaire de l'État agresseur («rôle de direction»). Elle est censée s’appliquer aux plus hauts dirigeants politiques et militaires du pays, voire aux membres du Conseil de sécurité nationale qui, le 21 février 2022, ont approuvé publiquement la ligne de conduite du Président russeNote. La question de savoir si les membres du parlement et des partis politiques russes qui ont voté en faveur de décisions illégales validant l'agression et la tentative d'annexion satisfont au critère du «rôle de direction» est plus difficile à évaluer et doit faire l’objet d’un examen plus approfondiNote.
6. En outre, la complicité du Bélarus dans l'agression contre l'Ukraine, largement condamnée par la communauté internationaleNote, pourrait être assimilée à un crime d'agression imputable aux dirigeants bélarusses. Selon l’alinéa f) du paragraphe 2 de l'article 8 bis du Statut de la CPI, «le fait pour un État d’admettre que son territoire, qu’il a mis à la disposition d’un autre État, soit utilisé par ce dernier pour perpétrer un acte d’agression contre un État tiers» constitue un acte d'agression autonome. Là aussi, les plus hauts dirigeants politiques et militaires qui sont en mesure de contrôler ou de diriger le comportement du pays devraient être pénalement responsables de leurs décisions.
7. L'importance d’engager des poursuites contre le crime d'agression réside dans le fait qu'il s'agit d'un «crime générique» qui est à l’origine des autres crimes (crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide éventuel). Aucun de ces crimes n'aurait pu être commis sans la décision politique des dirigeants russes de mener une guerre illicite et injustifiéeNote. Un autre motif de poursuites contre le crime d'agression peut être avancé lorsque la responsabilité de ce crime s'étend également à tous les décès, souffrances et destructions résultant de la guerre illicite, y compris les actes conformes au droit international humanitaire qui ne sont pas qualifiés de crimes de guerre (par exemple, les décès de combattants ukrainiens qui sont des cibles légitimes au regard du droit international humanitaire)Note.
8. En outre, le crime d'agression, notamment la tentative d'annexion des régions occupées, est une atteinte à l'ordre juridique international dans son ensemble. Il s'agit d'une violation flagrante de l'interdiction du recours à la force et du principe corollaire de l'illicéité de l'acquisition territoriale résultant de la menace ou de l'emploi de la forceNote. Les États ont l'obligation non seulement de ne pas reconnaître comme légale la situation créée par l'agression et de ne pas apporter une aide ou une assistance pour la maintenir, mais aussi de coopérer pour y mettre fin par des moyens légauxNote. Pour toutes ces raisons, il est essentiel que l'Ukraine et la communauté internationale trouvent des voies légales appropriées pour poursuivre et punir ce crime.
9. Enfin, les poursuites contre le crime d'agression peuvent jouer un rôle important dans la prévention des crimes similaires qui pourraient être commis à l'avenir, dans le même pays ou dans d'autres pays. En outre, l’existence même de voies juridiques et de poursuites pénales bien établies en cas de violation de l'interdiction du recours à la force pourrait inciter les dirigeants politiques et militaires à réfléchir à deux fois avant de décider de commettre un acte d'agression. Ces dispositifs pourraient également renforcer les arguments et la position de ceux qui, au sein des institutions, de l'armée, des médias, de la société civile, etc., s'opposent à une telle ligne de conduite. En revanche, le fait qu’une violation aussi flagrante du droit international ne soit pas poursuivie pourrait mettre encore plus en confiance les dirigeants politiques et militaires qui pensent que l'agression reste une option sans grand risque sur le plan personnel.

2.2 Combler un vide juridictionnel: la nécessité de créer un tribunal pénal international ad hoc pour le crime d'agression contre l'Ukraine

10. La CPI n'a actuellement aucune compétence pour le crime d'agression contre l'Ukraine. Contrairement aux trois autres crimes prévus dans le Statut de la CPI (crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide), les poursuites pour crime d'agression ne peuvent pas être engagées s'il est commis par des ressortissants d’États qui ne sont pas parties au Statut ou sur le territoire d’États qui ne sont pas parties au StatutNote. L'Ukraine, la Russie et le Bélarus ne sont pas parties au Statut de la CPI. Certes, l'Ukraine a fait deux déclarations (en 2014 et 2015) indiquant qu’elle se soumet à la compétence de la CPI, mais cette acceptation ad hoc de la compétence ne peut viser que les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et le génocideNote. Le régime juridictionnel du crime d'agression convenu à Kampala est le résultat d'un compromis politique et exclut cette possibilité. La seule autre option prévue par le Statut de la CPI pour exercer sa compétence serait le renvoi au procureur de la CPI par le Conseil de sécurité des Nations Unies agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations UniesNote. La Fédération de Russie y opposerait probablement son veto au Conseil de sécurité de l'ONU. Quoi qu’il en soit, les membres du Conseil de sécurité des Nations Unies pourraient encore essayer d'adopter une résolution de renvoi afin de démontrer que toutes les voies permettant à la CPI d’avoir compétence pour le crime d'agression ont été épuisées. Il a même été avancé que l'Assemblée générale des Nations Unies pourrait avoir le pouvoir de déférer la situation à la CPI au titre de la résolution «L’union pour le maintien de la paix», si le Conseil de sécurité des Nations Unies ne parvenait pas à exercer ses responsabilités découlant du chapitre VII en raison du veto russeNote. Mais cette option pourrait être contestée car la possibilité que l'Assemblée générale des Nations Unies demande une saisine n'est actuellement pas prévue dans le Statut de la CPINote.
11. L'alternative à l’obligation de répondre de ses actes devant un tribunal international est l’engagement de poursuites devant des tribunaux nationaux. La Russie et le Bélarus ont codifié le crime d'agression dans leur législation pénale nationale, mais pour des raisons évidentes, il n'y a actuellement aucune possibilité de poursuites. Certains pays ont ouvert des enquêtes sur le crime d'agression contre l'Ukraine, sur la base du principe de la compétence universelle ou du principe de protectionNote. Même si la législation ukrainienne érige en infractions pénales la planification, la préparation, le déclenchement ou la conduite d’une guerre d’agressionNote, le Bureau du procureur général est bien conscient que les immunités personnelles des chefs d’État et des membres des gouvernements étrangers (la fameuse troïka: chef d’État, chef de gouvernement et ministre des Affaires étrangères) sont applicables en vertu du droit international et constitueraient probablement un obstacle à des poursuites nationales. Outre les éventuels obstacles juridiques à l’engagement de poursuites nationales contre le crime d'agressionNote, il existe aussi des raisons liées à l'impartialité objective et à la légitimité qui semblent militer en faveur de poursuites internationales au lieu de l’engagement de poursuites purement nationales par la victime ou les tribunaux d'un autre ÉtatNote.
12. A cet égard, peu après le lancement de l'offensive armée de grande envergure contre l'Ukraine en février 2022, un certain nombre de personnalités des milieux juridique et politique ont proposé la création d'un tribunal spécial pour la répression du crime d'agression contre l'Ukraine, par une «coalition de volontaires» ad hoc et en s'inspirant du précédent de Nuremberg. Cette proposition prévoit que les États accepteraient d'accorder à un tel tribunal spécialisé la compétence découlant des codes pénaux nationaux et du droit international généralNote.
13. L'Assemblée a été la première instance internationale à faire une proposition similaire. Dans sa Résolution 2436 (2022) «L’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine: faire en sorte que les auteurs de graves violations du droit international humanitaire et d’autres crimes internationaux rendent des comptes» (rapport de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, rapporteur: M. Aleksander Pociej; débat d’urgence), adoptée le 28 avril 2022, l’Assemblée a appelé à l’unanimité tous les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe à mettre en place de toute urgence un tribunal pénal international ad hoc chargé d’enquêter et d’engager des poursuites pour le crime d’agression qui aurait été commis par les dirigeants politiques et militaires de la Fédération de Russie. Ce tribunal, qui serait créé dans le cadre d’un traité multilatéral entre des États qui partagent les mêmes idées, serait appuyé par l’Assemblée générale des Nations Unies et bénéficierait du soutien du Conseil de l’Europe, de l’UE et d’autres organisations internationalesNote.
14. L'appel de l'Assemblée a ensuite été suivi par le Parlement européen, l'Assemblée parlementaire de l'OSCE et l'Assemblée parlementaire de l'OTANNote. Des parlements nationaux ont également soutenu l'idéeNote.
15. Le 12 septembre 2022, un événement intitulé «Garantir la cohérence de la responsabilité de l’agression russe contre l’Ukraine: le tribunal spécial ad hoc pour juger le crime d’agression contre l’Ukraine et la commission d’indemnisation pour l’Ukraine» a été organisé par la Représentation permanente de l’Ukraine auprès du Conseil de l’Europe sous les auspices de la Présidence irlandaise du Comité des Ministres, en présence de la vice-ministre ukrainienne de la Justice. À cette occasion, la proposition faite par l’Ukraine d’établir un tribunal spécial ad hoc pour juger les auteurs du crime d’agression contre l’Ukraine a été présentée aux délégations. Selon cette proposition, le tribunal spécial serait complémentaire de la CPI et n’interférerait pas avec sa compétence, car il ne serait compétent que pour enquêter sur le crime d’agression commis par les dirigeants politiques et militaires de la Russie et en poursuivre les auteurs. Il pourrait être établi sur la base d’un traité multilatéral entre États ou sur la base d’un accord passé avec une organisation internationale (par exemple, l’Union européenne ou le Conseil de l’Europe). La définition du crime d’agression serait conforme à celle consacrée à l’article 8 bis du Statut de Rome de la CPI. La fonction officielle d’un prévenu, qu’il soit chef d’État ou autre haut responsable, ne l’exonérerait pas de sa responsabilité pénale individuelle. Le tribunal spécial et les juridictions nationales (ukrainiennes) compétentes possèderaient une compétence concurrente, mais le tribunal spécial pourrait affirmer sa primauté, ce qui signifie qu’il pourrait demander aux juridictions nationales de renvoyer une affaire devant lui si l’intérêt de la justice l’exigeNote. Le président Zelensky s’est aussi prononcé en faveur de la création d’un tribunal spécial pour juger le crime d’agression contre l’Ukraine, lorsqu’il s’est adressé à l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2022Note et à l’Assemblée parlementaire lors de sa session d’octobre 2022Note.
16. Après avoir examiné les propositions ukrainiennes lors de sa réunion des 14 et 15 septembre 2022, le Comité des Ministres a adopté une décision dans laquelle il «a souligné la nécessité urgente de mettre en place un système complet de responsabilité pour les violations graves du droit international liées à l’agression russe contre l’Ukraine, afin d’éviter l’impunité et de prévenir de nouvelles violations». Il a par ailleurs «pris note avec intérêt des propositions ukrainiennes visant à établir un tribunal spécial ad hoc pour le crime d’agression contre l’Ukraine et [s’est félicité] des efforts menés actuellement, en coopération avec l’Ukraine, pour faire en sorte que les responsables du crime d’agression […] répondent de leurs actesNote». Le Comité des Ministres a appelé les États membres et le Conseil de l’Europe à rester activement saisis de la question et à poursuivre résolument l'élaboration d'un système complet pour amener les responsables à répondre de leurs actes.
17. Cette question a également été traitée par le Groupe de réflexion de haut niveau du Conseil de l’Europe dans son rapport du 5 octobre 2022, dans lequel il souligne «l’importance d’assurer la mise en place d’un système complet de responsabilité pour les violations graves du droit international résultant de l’agression russe contre l’Ukraine», et demande au Conseil de l’Europe de rester engagé et de contribuer aux efforts internationaux à cet égardNote. À mon avis, le 4e Sommet des chefs d'État et de gouvernement du Conseil de l'Europe qui se tiendra à Reykjavik en mai 2023 serait une excellente occasion de donner l'élan politique et le soutien nécessaires à la création du tribunal spécialNote.
18. Le 30 novembre 2022, la Commission européenne a expressément soutenu l'idée de créer un tribunal spécial pour le crime d'agression contre l'Ukraine, afin de combler le vide juridictionnel existant et de veiller à ce que tous les auteurs des crimes commis rendent des comptes. La Commission envisage pour le moment plusieurs options impliquant le soutien de l'Assemblée générale des Nations Unies: soit un tribunal international spécial fondé sur un traité multilatéral, soit un tribunal spécialisé intégré dans un système de justice national comprenant des juges internationaux (un tribunal hybride)Note. Ces options doivent encore être précisées par la Commission, puis examinées par le Conseil de l'Union européenneNote. Donnant suite à la position de la Commission européenne, la France a immédiatement annoncé qu'elle avait commencé à travailler avec ses partenaires européens et ukrainiens sur la proposition de créer un tribunal spécial sur le crime d'agression de la Russie contre l'UkraineNote. Les Pays-Bas ont à leur tour déclaré qu'ils seraient prêts à accueillir le tribunal spécial à La HayeNote. La ministre allemande des Affaires étrangères a également appelé récemment à la création d'un tribunal spécialNote. Le 19 janvier 2023, le Parlement européen a adopté une nouvelle résolution dans laquelle il appelle à la création d’un tribunal spécial international pour poursuivre les dirigeants russes et ses alliés pour le crime d’agressionNote.
19. Au niveau des Nations Unies, un projet de résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies proposant la création d'un tribunal international sur les crimes d'agression commis contre l'Ukraine a été distribué par l'Ukraine, mais il n'a pas encore été mis aux voixNote.

2.3 Difficultés juridiques et pratiques liées à la création et au fonctionnement d'un tribunal pénal international spécial pour le crime d'agression contre l'Ukraine

2.3.1 Fondement juridique

20. Diverses options sont actuellement à l'étude en vue de la mise en place d'un tribunal spécial sur le crime d'agression contre l'Ukraine. La possibilité de créer un tribunal ad hoc par le Conseil de sécurité des Nations Unies en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies (comme ceux créés pour l'ex-Yougoslavie/TPIY et le Rwanda/TPIR) doit être exclue, étant donné le droit de veto de la Russie au Conseil de sécurité des Nations Unies. Certains ont fait valoir qu'en raison du blocage du Conseil de sécurité des Nations Unies par un membre permanent, l'Assemblée générale des Nations Unies pourrait créer un tel tribunal agissant dans le cadre du mécanisme L’union pour le maintien de la paixNote. Or cette proposition pourrait être contestée et considérée comme une interprétation trop large des pouvoirs de l'Assemblée générale. En outre, une résolution adoptée par cette instance ne crée en principe pas d'obligations internationales contraignantes pour les États. Quoi qu'il en soit, l'Assemblée générale des Nations Unies pourrait recommander la création d'un tribunal spécial pour le crime d'agression, par exemple dans le cadre d’un accord entre l'Ukraine et les Nations Unies.
21. Les principales options viables sont les suivantes: a) un tribunal international fondé sur un traité international multilatéral conclu par des États, y compris l'Ukraine, (à l’exemple du tribunal de Nuremberg) et b) un tribunal spécial créé par un accord entre l'Ukraine et une organisation internationale, par exemple les Nations Unies ou le Conseil de l’Europe. Dans la première option, ce tribunal pourrait également être approuvé et soutenu (sur les plans logistique, technique et financier) par autant d’organisations internationales que possible. Dans la deuxième option, le statut du tribunal convenu pourrait également être ouvert à la signature et à la ratification des États et d'autres organisations internationales et régionales. En ce qui concerne sa nature (internationale/hybride), il existe différents degrés et options possibles d'intégration du tribunal dans le système ukrainien, sachant qu’il existe un large éventail de précédents tels que les chambres spécialisées du Kosovo*, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone et les chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiensNoteNote. L'intégration d'un tribunal hybride dans le système ukrainien semble soulever certaines questions, car l'article 125, paragraphe 6, de la Constitution ukrainienne interdit la création de tribunaux extraordinaires et spéciaux et le paragraphe 3 de l'article 127 prévoit que seul un citoyen ukrainien peut être nommé juge. Les représentants ukrainiens ont clairement indiqué qu'il serait très difficile de modifier la Constitution en temps de guerre. Si un tribunal hybride (composé de juges ukrainiens et internationaux ou uniquement de juges internationaux qui appliquent la législation ukrainienne) peut éventuellement être créé en dehors du système ukrainien, je pense que l'option d’un tribunal pleinement international serait préférable, également pour les raisons que j'expliquerai ci-après concernant les immunités personnellesNote.
22. Quoi qu'il en soit, en l'état actuel des choses, l'Assemblée devrait laisser ouverte la question du fondement juridique (traité multilatéral ou accord avec une organisation internationale, voire une combinaison des deux). Bien que le Conseil de l'Europe puisse juridiquement offrir un espace aux deux options, par exemple parvenir à un accord avec l'Ukraine ou fournir le cadre institutionnel pour la négociation d'un traité multilatéralNote (peut-être sous la forme d'un accord partiel élargi ouvert aux États non membres du Conseil de l'Europe), la forme juridique finale de l'instrument devrait être décidée de manière pragmatique, en cherchant à associer le plus grand nombre possible d'États, idéalement représentatifs des différentes régions du monde.

2.3.2 Compétence

23. Certains ont fait valoir que les États ne peuvent pas simplement transférer leur compétence universelle ou territoriale pour le crime d'agression à un tribunal international nouvellement crééNote. Cependant, d'autres auteurs ont rejeté la théorie de la «délégation» de compétence aux tribunaux internationaux au motif qu’elle ne tient pas compte de la personnalité juridique internationale des organisations internationales et des tribunaux indépendants des États fondateursNote. Lorsqu'ils créent des tribunaux pénaux internationaux chargés d'exercer leur compétence à l'égard de certains crimes et d'appliquer le droit international, les États ne sont pas nécessairement limités par leur propre droit interne et leurs propres règles de compétence.
24. Le tribunal spécial ne devrait être compétent que pour le crime d'agression. Il ne devrait pas aller au-delà afin de ne pas interférer avec la compétence de la CPI sur d'autres crimes internationaux. Le futur statut du tribunal spécial devrait inclure la définition du crime d'agression codifiée à l'article 8 bis du Statut de la CPI, qui est considéré comme une expression du droit international coutumier, voire, de préférence, contenir une référence directe au Statut de Rome, qui assurerait la complémentarité et la coopération avec la CPINote.
25. En ce qui concerne la compétence temporelle, la question se pose de savoir si elle devrait commencer en février 2014 par la tentative d'annexion illégale de la Crimée, suivie de l'occupation de certaines parties des régions de Donetsk et de Lougansk, ou en février 2022 par l'invasion à grande échelle de l'Ukraine. Bien que les résolutions de l'Assemblée générale des Nations Unies n'aient pas mentionné les événements de 2014 lorsqu’elles ont condamné l'agression, il apparaît évident que la tentative d'annexion de la Crimée franchit également le seuil élevé de la définition du crime d'agression. L'Assemblée a en effet considéré l'agression actuelle comme un prolongement de la guerre d'agression menée depuis le 20 février 2014Note. Le fait que la compétence de la CPI à l'égard du crime d'agression n'ait été activée que le 17 juillet 2018 ne devrait pas constituer un obstacle, car le crime d'agression existait déjà auparavant en droit international coutumier.

2.3.3 Immunités

26. Un consensus semble se dégager sur le fait que les immunités personnelles de ce que l'on appelle la troïka (chefs d'État, chefs de gouvernement et ministres des affaires étrangères en exercice)Note ne sont pas applicables aux cours ou tribunaux pénaux internationaux en vertu du droit international coutumierNote. La raison d'être des immunités personnelles des tribunaux étrangers réside dans le principe de l'égalité souveraine des États, selon lequel un État souverain ne peut pas se prononcer sur la conduite d'un autre État. Un tel principe n'a aucune pertinence pour les tribunaux internationaux. En outre, la position selon laquelle l'immunité fonctionnelle ou l'immunité ratione materiae (c'est-à-dire pour les actes commis en qualité officielle) de la juridiction pénale ne s'applique pas aux crimes internationaux, y compris le crime d'agression, est également défendue par certainsNote.
27. Néanmoins, la question demeure de savoir si le nouveau tribunal spécial serait suffisamment «international» pour éviter l'applicabilité des immunités personnelles. Selon certains auteurs, la cour ou le tribunal international·e devrait être suffisamment détaché·e des juridictions nationales et tenir suffisamment compte de la volonté de la communauté internationale de réprimer collectivement les crimes contre le droit international coutumierNote. Si les points de vue diffèrent sur la question de savoir si ce projet pourrait être réalisé par un accord avec l'ONU (à l'instar du Tribunal spécial de la Sierra Leone), ou avec la participation d'un groupe ad hoc d'États ou d'une organisation régionaleNote, il me semble que la question des immunités pourrait être mieux traitée (et résolue) dans un traité ou un accord portant création d’un tribunal pleinement international (et non hybride), de préférence avec l'approbation de différentes organisations internationales (ONU, Conseil de l'Europe, Union européenne, etc.). Une telle approbation permettrait de montrer que le tribunal tient compte de la volonté de la communauté internationale dans son ensemble. En tout état de cause, le statut du tribunal devrait expressément contenir une disposition similaire à l'article 27 du Statut de la CPI, énonçant que la qualité officielle de l'accusé ne doit en aucun cas l'exonérer de sa responsabilité pénale ou atténuer la peine. Cela s'appliquerait évidemment aux ressortissants de pays non parties au traité (c’est-à-dire les États agresseurs), comme c'est le cas actuellement dans le cadre du régime juridictionnel de la CPI pour les situations renvoyées par le Conseil de sécurité des Nations Unies (par exemple, le président soudanais Al Bashir) ou les crimes autres que l'agression (par exemple, les crimes contre l'humanité commis par un ressortissant russe sur le territoire d'un État partie ou d'un État ayant accepté la compétence de la CPI).

2.3.4 Coopération des États agresseurs et efficacité

28. D’aucuns considèrent qu'un tribunal international spécial ne serait pas en mesure d'obtenir la coopération des États agresseurs et la présence des accusés. À cet égard, il existe des différences importantes avec les tribunaux internationaux spéciaux ou internationalisés qui ont été créés après la fin des conflits concernés (Nuremberg et Tokyo, Sierra Leone, Cambodge et Kosovo). Cependant, l'émission d'actes d'accusation et de mandats d'arrêt contre des dirigeants russes limiterait déjà gravement leur liberté de circulation et conduirait à un isolement politique accru. Ils pourraient également agir à titre dissuasif contre d'autres crimesNote. Les actes d'accusation et les mandats d'arrêt auraient également une valeur singulière pour les victimesNote. La coopération avec le tribunal ad hoc, notamment la reddition de dirigeants politiques ou militaires, pourrait également faire partie d'un futur accord de paix avec la Russie, ou du moins être envisageable en cas de changement de régime.

2.3.5 Droits de l'accusé

29. Le statut du futur tribunal devrait contenir une liste des droits de l'accusé à un procès équitable et à une procédure régulière, conformément aux droits garantis par la Convention européenne des droits de l'homme (STE n° 5) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Les procès par contumace devraient être évités, conformément à la pratique d'autres tribunaux pénaux internationaux, y compris la CPINote. Ils soulèveraient en effet des questions de droits de l'homme et de légitimité. Le statut devrait également garantir le principe non bis in idem, ainsi que le principe de légalité. En ce qui concerne le principe de légalité, la définition du crime d'agression devrait tenir compte de l'état du droit international coutumier (par exemple, conformément à l'article 8 bis du Statut de la CPI), afin d'éviter toute contestation d'une application rétroactive ou imprévisible au détriment de l'accuséNote.

2.3.6 Complémentarité avec la CPI et conséquences à long terme pour la justice pénale internationale

30. Les différentes propositions concernant le tribunal spécial pour le crime d'agression ont suscité des inquiétudes quant à la possibilité qu'un tel tribunal entre en concurrence avec la CPI ou compromette sa légitimité. Il convient de souligner que la compétence du tribunal spécial serait limitée au crime d'agression commis contre l'Ukraine et que la compétence de la CPI à l'égard des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité et du génocide en Ukraine ne serait en aucune façon affectée. Une juridiction matérielle étroite aurait des avantages budgétaires (par rapport aux enquêtes sur les crimes de guerre), mais le financement du tribunal spécial ne devrait en aucun cas entraîner un détournement des ressources de la CPI. En outre, les deux tribunaux devraient négocier un accord de coopération visant des questions telles que la non-ouverture d’enquêtes concurrentes, l’émission de mandats d'arrêt, la garde de suspects, la mise en commun des preuves, la séquence des procès, etc.Note. Si le nouveau tribunal spécial avait son siège à La Haye, cela faciliterait évidemment cette coordination et cette complémentarité avec la CPI. Une référence directe au Statut de Rome de la CPI dans son statut aurait le même effet.
31. Plus important encore, la création d'un tribunal spécial devrait s’accompagner du renforcement du système de justice pénale internationale pour l'avenir. Afin de répondre aux problèmes de sélectivité que soulève un tel tribunal spécial sur l'agression contre l'Ukraine, les États favorables à cette initiative (y compris l'Ukraine) devraient au minimum ratifier le Statut de la CPI et les amendements de KampalaNoteNote. En outre, ils devraient redoubler d’efforts pour modifier le régime juridictionnel de la CPI pour le crime d'agression et le rendre plus universellement applicable, soit en supprimant ses limitations existantes (article 15 bis du Statut), soit en introduisant la possibilité générale de renvois de l'Assemblée générale au procureur de la CPI en cas de blocage du Conseil de sécuritéNote. Ils devraient également être prêts à accepter que le régime de responsabilité pour le crime d'agression devant la CPI soit plus équitable et universel, notamment vis-à-vis des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies. Un tel engagement permettrait de répondre aux préoccupations de sélectivité soulevées à l'encontre du tribunal spécial pour l'Ukraine et contribuerait à la cohérence globale de la justice pénale internationale.
32. Les deux options (modification du Statut de la CPI et création d'un tribunal spécial) devraient être envisagées en parallèle, étant donné que la modification du Statut de la CPI peut prendre du temps et être assez complexeNote. En attendant l'extension de la compétence permanente de la CPI au crime d'agression, la création d'un tribunal spécial chargé de juger le crime d'agression en cours contre l'Ukraine semble être la meilleure option possible.

3 Obligation de répondre des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et d’un éventuel génocide

3.1 Allégations de crimes

3.1.1 Crimes de guerre et crimes contre l’humanité

33. Depuis le début de la guerre d’agression, l’Assemblée a exprimé à maintes reprises l’horreur que lui inspirent les signalements de graves violations du droit international humanitaire (DIH) commises par la Fédération de Russie et les troupes russes en Ukraine, notamment: les attaques de cibles civiles; l’utilisation aveugle de l’artillerie, de missiles et de bombes dans des zones densément peuplées; les attaques de couloirs humanitaires; les prises d’otages et les enlèvements; l’utilisation du viol et de la torture comme armes de guerre; la torture, les mauvais traitements et les condamnations à mort des prisonniers de guerre; et la déportation forcée d’Ukrainiens, y compris d’enfants, des territoires temporairement occupés. Elle a notamment évoqué les atrocités particulières perpétrées dans des villes et des villages sous le contrôle temporaire des troupes russes (par exemple Boutcha et les environs de Kiev), les attaques de missiles visant des villes ukrainiennes (par exemple le 10 octobre 2022) ou les condamnations à mort prononcées à l’encontre de trois soldats des forces armées ukrainiennes d’origine étrangèreNote.
34. Lors de la mission réalisée le 28 juin 2022 par notre sous-commission ad hoc en Ukraine, nous avons été choqués par ce que nous avons vu et entendu à Boutcha et Irpine, deux villes qui sont restées brièvement sous contrôle russe au début de l’invasion massive de l’Ukraine. La sous-commission a pris note d’indices concrets confirmant que Boutcha a été le théâtre de meurtres de sang-froid de civils à grande échelle. À Irpine, nous avons constaté la destruction massive de bâtiments résidentiels et d’infrastructures civiles. Les dommages ont été manifestement causés par l’utilisation d’armes lourdes par les forces russes, ce qui apparaît comme une violation flagrante du droit international humanitaireNote.
35. Dans son «Mémorandum sur les conséquences de la guerre en Ukraine en matière de droits humains» publié le 8 juillet 2022, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a déclaré avoir été confrontée à des schémas incontestables de violations du droit à la vie, notamment des exécutions arbitraires et des disparitions forcées; des violations du droit à la propriété, dont la destruction massive d’infrastructures civiles; des cas de torture et de mauvais traitements, en particulier de violence fondée sur le genre et de violence sexuelle en temps de guerre; et de violations du droit à la liberté et à la sécurité, dont des enlèvements et des détentions arbitraires ou au secret. Les schémas identifiables de certains types de violations du DIH, y compris des attaques généralisées ou systématiques, «pointent vers une possible qualification de nombre de ces violations en crimes de guerre et/ou crimes contre l’humanité»Note. Plus récemment, la Commissaire aux droits de l’homme s’est dit particulièrement préoccupée par les transferts forcés d’enfants ukrainiens vers la Russie et a rappelé que le transfert forcé de personnes protégées vers le territoire de la puissance occupante était interdit par la Quatrième Convention de Genève, de même que le changement du statut personnel des enfants, y compris la nationalité, par une force d’occupationNote.
36. De nombreux rapports internationaux ont documenté les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité qui semblent avoir été commis par les forces russes pendant la guerre d’agression en cours. Par exemple, le deuxième rapport du mécanisme de Moscou de l’OSCE «Rapport sur les violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme, sur les crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Ukraine du 1er avril au 25 juin 2022», publié le 14 juillet 2022, a conclu que des attaques aveugles avaient été lancées contre des populations civiles et des biens de caractère civil (habitations, hôpitaux, écoles, crèches, centrales nucléaires, sites du patrimoine culturel, lieux de cultes, etc.) dans de nombreuses villes et villages; leur ampleur et leur fréquence constituent «des preuves crédibles que les hostilités ont été menées par les forces armées russes au mépris de leur obligation première de respecter les principes essentiels de distinction, de proportionnalité et de précaution qui constituent le fondement du droit international humanitaire». Les événements survenus dans les villes de Boutcha (exécutions sommaires de civils présentant des marques de tortureNote) et d’Irpine ont été considérés comme des exemples emblématiques de violations graves du DIH au titre des Conventions de Genève, qui constituent des crimes de guerre. En ce qui concerne les prisonniers de guerre, le rapport mentionne le cas de trois membres des forces armées ukrainiennes – deux Britanniques et un Marocain – qui ont été considérés comme des mercenaires et condamnés à mort à l’issue d’une parodie de procès par la Cour suprême de la soi-disant République populaire de Donetsk. Ces soldats auraient dû bénéficier du statut de prisonnier de guerre en vertu de la troisième Convention de Genève et ne pas être condamnés pour le simple fait d’avoir participé au conflit. D’autres signalements de violations du DIH portaient sur le traitement des détenus (processus de «filtration» des civilsNote, torture), l’administration du territoire occupé («passeportisation»), les disparitions forcées (y compris le transfert d’enfants vers la Russie pour adoption), le respect de la propriété privée (pillage), les déportations ou le transfert forcé de civils vers le territoire de la puissance occupanteNote, la conscription de ressortissants ukrainiens (y compris les Criméens), le blocage de l’aide humanitaire, l’utilisation de non-combattants comme boucliers humains et l’usage d’armes à sous-munitions et d’autre nature dans les zones habitées. Beaucoup de ces violations du DIH pourraient constituer des crimes de guerre au sens du Statut de la CPI et donner lieu à une responsabilité pénale individuelleNote. La mission a également conclu que certains types d’actes violents contraires au droit international des droits de l’homme, tels que les exécutions ciblées, les disparitions forcées ou les enlèvements de civils, étaient susceptibles d’être assimilés à une «attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile», et que tout acte violent unique de ce type, commis dans le cadre d’une telle attaque et en connaissance de celle-ci, constituait un crime contre l’humanitéNote.
37. La Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine, mise en place par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, a également conclu que des crimes de guerre, des violations des droits de l’homme et du DIH avaient été commis en Ukraine, principalement par les forces armées russes. Dans son rapport consacré aux événements survenus fin février et en mars 2022 dans les quatre régions de Kiev, Tchernihiv, Kharkiv et Soumy, publié le 18 octobre 2022, la Commission a recensé les violations suivantes: attaques aveugles menées au moyen d’engins explosifs (armes à sous-munitions, roquettes non guidées et frappes aériennes) dans des zones peuplées; attaques contre des civils qui tentaient de fuir; cas répétés d’exécutions sommaires, de détentions illégales, d’actes de torture, de mauvais traitements, de viols et d’autres violences sexuelles dans les zones provisoirement occupées par les forces armées russes; transferts forcés et déportations vers la Russie; ainsi que des violations des droits des enfantsNote. La Commission a également recueilli des informations sur deux cas dans lesquels les forces armées ukrainiennes auraient blessé par balles et torturé des soldats russes capturés, ce qui pourrait constituer un crime de guerreNote.
38. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) a récemment publié un rapport qui décrit en détail la façon dont les troupes russes ont tué des civils dans les villes et villages ukrainiens des régions de Kiev, Tchernihiv et Soumy entre le 24 février et le 6 avril 2022. À Boutcha, le HCDH, par l’intermédiaire de la mission de surveillance des droits de l’homme en Ukraine, a confirmé le meurtre de 73 civils et est en train de corroborer 105 autres meurtres allégués. Au total, la mission a enregistré la mort violente de 441 civils dans les trois régions au cours des seules six premières semaines de l’invasion russe. Les meurtres se répartissent en deux catégories: les exécutions sommaires, en détention ou sur place, et les attaques meurtrières contre des civils pendant leur déplacement à pied, à vélo ou en voiture. Le rapport révèle également que les hommes et les garçons sont très majoritairement visés, puisqu’ils représentent 88 % de l’ensemble des victimes d’exécutions sommaires. Selon le rapport, «les circonstances des exécutions sommaires donnent de fortes raisons de penser que ces meurtres peuvent être assimilés au crime de guerre d’homicide intentionnel, une infraction grave aux Conventions de Genève»Note. Dans son dernier compte rendu sur la situation en Ukraine (1er août-30 octobre 2022), la mission de surveillance des Nations Unies a également signalé des attaques de plus en plus fréquentes contre des infrastructures énergétiques et hydrauliques, qui entraînent d’importantes pénuries d’électricité et d’eau dans tout le pays; la destruction d’objets à caractère éducatif et médical; des meurtres de civils (par exemple, 447 corps ont été exhumés près d’Izium), des cas de violence sexuelle liée au conflit (86 cas documentés depuis le 24 février), des transferts forcés d’enfants vers la Russie ou les territoires occupés par la Russie, le «processus de filtration» de personnes; des actes de torture et des mauvais traitements infligés aux prisonniers de guerre; des détentions arbitraires et des disparitions forcées de civils; ainsi que l’application du droit russe et l’octroi de la citoyenneté russe aux citoyens ukrainiens dans les quatre régions prétendument annexées. La grande majorité de ces violations du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme peuvent être attribuées aux forces armées russes et aux groupes armés affiliés. La mission de surveillance des droits de l’homme en Ukraine a également signalé certaines violations graves commises par les forces armées ukrainiennes, telles que des actes de torture ou des mauvais traitements, mais à une échelle bien moindreNote.
39. Des organisations non gouvernementales internationales et ukrainiennes ont également constaté un large éventail de violations du DIH et de possibles crimes de guerre et crimes contre l’humanité dans le contexte du conflit en coursNoteNoteNoteNoteNoteNoteNoteNoteNote.
40. Enfin, il convient de rappeler que tous les prisonniers de guerre ont le droit de recevoir des visites régulières de délégués du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en vertu de la troisième Convention de Genève. Ces visites permettent généralement aux délégués du CICR de vérifier les conditions de détention des prisonniers et le traitement auquel ils sont soumis, de donner des nouvelles à leurs familles et de leur fournir des objets personnels tels que des couvertures, des vêtements chauds, des produits d’hygiène ou des livres. Les autorités russes ont récemment autorisé certaines visites, ce qui constitue un progrès important, mais le CICR doit pouvoir accéder librement à tous les prisonniers de guerre, de manière répétée et en privé, quel que soit leur lieu de détention. Ne pas autoriser ces visites à tous les prisonniers constitue une violation du DIH.
41. Je tiens à rendre hommage au courage et à l’engagement de tous les acteurs nationaux et internationaux, qu’il s’agisse d’organisations gouvernementales, intergouvernementales ou non gouvernementales, qui contribuent à évaluer et à consigner les atrocités ou qui s’efforcent d’apporter une aide humanitaire aux populations touchées dans des circonstances aussi difficiles.

3.1.2 Génocide

42. Des allégations selon lesquelles la Russie commettrait un génocide en Ukraine ont également été formulées, principalement par des dirigeants politiques et des parlements nationauxNote. Si certaines déclarations semblent utiliser ce terme de façon rhétorique ou dans un sens plus politique, d’autres semblent se fonder sur la définition juridique du génocide en droit international. Par exemple, un rapport de l’Institut New Lines et le Centre Raoul Wallenberg pour les droits de l’homme publié en mai 2022 estime qu’il existe des motifs raisonnables de conclure que la Russie est responsable (a) d’une incitation directe et publique à commettre un génocide en violation de l’article III (c) de la Convention sur le génocide de 1948; et (b) d’un ensemble d’atrocités dont on peut déduire l’intention de détruire en partie le groupe national ukrainien, en violation de l’article II de la Convention sur le génocideNote. Ce rapport établit l’existence d’un risque sérieux de génocide, qui déclenche l’obligation juridique faite à tous les États de prévenir le génocide, en vertu de l’article I de la Convention sur le génocideNote.
43. En ce qui concerne l’accusation d’incitation au génocide, le rapport susmentionné s’appuie sur la propagande officielle russe qui nie l’existence d’un groupe national ukrainien, la campagne de «dénazification»Note, la constitution d’une menace existentielle que représente l’Ukraine pour la Russie et le conditionnement de la population russe en faveur de la commission ou de l’acceptation des atrocitésNote. Les personnes qui diffusent les messages d’incitation relèveraient de la responsabilité de l’État, puisqu’elles appartiennent toutes à un organe de l’État de jure ou de facto, qu’il s’agisse du chef de l’État, de hauts responsables de la Douma ou d’organes médiatiques appartenant au Kremlin ou agissant sous son contrôle.
44. Le rapport poursuit en affirmant que l’intention génocidaire («intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel»Note), la mens rea qui distingue le génocide des autres crimes internationaux, peut être attribuée à un État par la preuve de l’existence d’un plan général ou peut être déduite d’un schéma systématique d’atrocités visant le groupe protégé. Les cinq actes génocidaires visés à l’article II peuvent également indiquer une intention génocidaire lorsqu’ils sont considérés dans leur ensemble. Le rapport fournit de nombreux exemples d’atrocités commises par les forces armées russes contre des civils, qui pourraient être qualifiées d’actes génocidaires en violation de l’article II (par exemple, massacres, infliction délibérée de conditions d’existence mettant en danger la vie, transfert forcé d’enfants, viols et violences sexuellesNote). Selon le rapport, l’intention génocidaire peut être déduite d’un schéma d’atrocités visant les UkrainiensNote.
45. Cette analyse a été critiquée par certains auteurs qui estiment qu’elle ne reflète pas pleinement la jurisprudence de la Cour internationale de justice (CIJ) sur la qualification de génocideNote. Il appartiendra évidemment aux tribunaux internationaux et autres juridictions compétentes de se prononcer sur la responsabilité de la Fédération de Russie en vertu de la Convention sur le génocide (au cas où l’Ukraine ou d’autres États engageraient une nouvelle procédure contre la Russie devant la CIJ en vertu de la Convention) et/ou sur l’éventuelle responsabilité pénale des responsables russes pour un tel crime dans chaque affaire (étant donné la compétence actuelle de la CPI à l’égard de la situation ukrainienne). Mais il semble de plus en plus évident que la rhétorique russeNote utilisée pour justifier l’invasion à grande échelle de l’Ukraine contient des éléments caractéristiques de l’incitation publique à commettre un génocide. En outre, certaines des atrocités commises de manière répétée par les forces russes dans différentes régions d’Ukraine peuvent éventuellement indiquer une intention de détruire le groupe national ukrainien, au moins en partieNote. Il convient également de noter que l’article III (d) de la Convention sur le génocide interdit la tentative de génocide, qu’elle considère comme un acte autonome qui doit être puni. Si les parlements et les gouvernements des États parties à la Convention sur le génocide établissent l’existence d’un risque sérieux qu’un génocide soit commis, actuellement ou dans le futur, cela devrait activer l’obligation conventionnelle faite à ces États de «mettre en œuvre tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide», conformément à l’article I de la ConventionNote. Ce devoir de prévention devrait au moins impliquer la prise de mesures individuelles et collectives pour amener les forces russes qui ont commis des atrocités à répondre de leurs actes et dissuader ainsi la commission de nouveaux crimes, par exemple en engageant des poursuites au niveau national ou en soutenant la compétence de la CPI.

3.2 Les mécanismes de responsabilité existants et la nécessité d’une coordination efficace

46. Le 2 mars 2022, le procureur de la CPI, M. Karim Khan, a annoncé l’ouverture d’une enquête sur la situation en Ukraine, sur la base de renvois effectués par 39 États parties au Statut de la CPI (dont 34 États membres du Conseil de l’Europe)Note. L’enquête englobe toutes les allégations passées et présentes de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide commis par toute partie au conflit sur quelque partie du territoire ukrainien que ce soit à partir du 21 novembre 2013Note. Le procureur de la CPI s’est rendu à trois reprises en Ukraine et a déployé une équipe d’enquête sur le terrainNote. Il a également prévu d’ouvrir un bureau sur le terrain à Kiev en 2023. Il a envoyé plusieurs communications à la Fédération de Russie, mais n’a reçu aucune réponse.
47. M. Jonathan Agar, assistant spécial du procureur de la CPI, qui a participé à une audition devant notre commission, a expliqué que, dans son discours prononcé devant le Conseil de sécurité des Nations Unies le 22 septembre 2022, le procureur de la CPI avait indiqué que les allégations de déportations et de transfert de civils ukrainiens, y compris d’enfants, vers la Russie, étaient l’une des priorités de son enquête. Sur le plan de la coopération avec d’autres acteurs habilités à demander des comptes, M. Agar a souligné «l’excellente coopération» et «les relations solides» avec le procureur général ukrainien, la participation du procureur de la CPI à l’équipe commune d’enquête mise en place par plusieurs pays sous les auspices d’EurojustNote, ainsi que la collaboration avec les ONGNote. A cet égard, il convient de noter que la législation ukrainienne a été modifiée en 2022 pour faciliter le travail du procureur de la CPI sur le terrain (l’audition des victimes, par exemple). Bien que les États parties au Statut de la CPI et l’Union européenne aient apporté leur aide par le biais d’agents nationaux détachés et de contributions financières volontairesNote, les contributions volontaires ne peuvent se substituer à un financement régulier et durable de la CPI, qui doit faire face à une charge de travail sans précédent. L’Assemblée des États parties au Statut de la CPI a récemment approuvé une augmentation limitée du budget ordinaire de la CPI pour 2023NoteNote.
48. Nous ne devons pas oublier que la compétence de la CPI est complémentaire de celle des États, ce qui signifie qu’elle n’engage des poursuites que lorsque les États n’ont pas la volonté ou ne sont pas dans la capacité d’enquêter ou de mener des poursuites eux-mêmesNote. À cet égard, tant la Russie que l’Ukraine, en tant que parties aux Conventions de Genève et au Protocole additionnel I, ont l’obligation d’enquêter de manière effective sur les allégations de crimes de guerreNote. Cela s’applique aussi aux soldats et aux commandants de chaque partie.
49. Le Code pénal ukrainien érige en infraction pénale la violation des lois et des usages de la guerre (article 438), y compris l’utilisation de méthodes de guerre interdites par les instruments internationaux, ou toute autre violation des règles de la guerre reconnues par les instruments internationaux dont le Parlement ukrainien a admis la force obligatoire, et le fait de donner l’ordre de commettre de tels actes. Il criminalise également le génocide (article 442) en tant qu’acte commis dans l’intention de détruire, totalement ou partiellement, tout groupe national, ethnique, racial ou religieux en exterminant ses membres ou en portant de graves atteintes à leur intégrité physique, en soumettant le groupe à des conditions de vie visant à sa destruction physique totale ou partielle, en prenant des mesures destinées à empêcher les naissances ou en transférant de force des enfants du groupe à un autre groupe. Ces dispositions permettent à l’Ukraine de poursuivre une personne pour des crimes qui peuvent être qualifiés de crimes de guerre et de génocide en vertu du droit international. Toutefois, comme le Code pénal ne prévoit pas le crime contre l’humanité, le Bureau du procureur général n’est pas compétent pour connaître de ce crime. Mme Tamar Tomashvili (professeure associée de droit à l’Université libre de Tbilissi) nous a expliqué que les autorités ukrainiennes pourraient confier à la CPI l’enquête sur des crimes assimilables à des crimes contre l’humanité au regard du droit international (par exemple, les déportations forcées) pour défaut de compétence en droit national.
50. Au 4 janvier 2023, le Bureau du procureur général avait enregistré 60 734 cas de violations des lois et usages de la guerreNote. Au 21 novembre 2022, 217 suspects avaient été avisés, 61 personnes mises en examen et 12 personnes déjà condamnéesNote. Au cours de son audition devant notre commission, Mme Tomashvili nous a indiqué que la politique délibérée de déportation forcée d’enfants ukrainiens et la mise en place de processus d’adoption en Russie pouvaient aussi faire l’objet d’une enquête pour génocide (transfert forcé d’enfants d’un groupe à un autre)Note. En outre, elle a souligné les nombreuses difficultés auxquelles les enquêtes nationales en Ukraine pourraient être confrontées, notamment le besoin d’une expertise spécifique, compte tenu de la nature des crimes; la politique de hiérarchisation des affaires; le renforcement des capacités de toutes les parties prenantes, y compris les juges et les avocats de la défense; la conception d’outils informatiques; les difficultés d’accès aux éléments de preuve dans les zones de guerre ou les territoires sous occupation temporaire; l’accès aux informations des services de renseignement de l’Ukraine et des partenaires alliés et leur utilisation dans les procédures pénales pour étayer les accusations de responsabilité de commandement.
51. Par ailleurs, nous avons été informés du fait que la procédure d’instruction et le procès des soldats et des représentants de l’État russes pouvaient avoir lieu par contumace. Lors de ma rencontre en octobre 2022 avec le procureur général, M. Kostin, nous avons discuté de la question de savoir si ces pratiques pouvaient précisément entraver l’entraide judiciaire et les demandes d’extradition adressées par l’Ukraine à des pays tiers. Il est de la plus haute importance que les poursuites et les procès menés en Ukraine respectent les principaux aspects du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, y compris les principes établis par la Cour européenne des droits de l’homme relatifs aux procès par contumace. Dans le cadre de son projet «Système de justice pénale conforme aux droits de l’homme en Ukraine», le Conseil de l’Europe a apporté son expertise aux autorités ukrainiennes dans ce domaineNote.
52. Au cours de la visite de la sous-commission à Kiev, nous avons constaté que les victimes avaient des difficultés à signaler les cas de viols et d’autres formes de violence sexuelle. Selon les informations reçues, une trentaine de procédures étaient en cours à ce moment-làNote. Une unité chargée de la violence sexuelle liée aux conflits a récemment été créée au sein du Bureau du procureur général et une stratégie axée sur les victimes a été élaborée. La question se pose du soutien international accordé aux autorités ukrainiennes sur cette question importante, en particulier de la part des États membres qui peuvent mettre leur expertise à disposition dans ce domaine et de la part du Conseil de l’EuropeNote.
53. Une autre question préoccupante est celle de savoir dans quelle mesure les autorités ukrainiennes enquêtent sur les éventuels crimes de guerre commis par des combattants ukrainiens. L’ancien procureur général a assuré les membres de la sous-commission que des enquêtes étaient en cours et qu’un département spécial s’occupait de ces crimes. M. Kostin a déclaré que les crimes commis par les forces ukrainiennes relevaient de la compétence des procureurs militaires. À l’heure actuelle, il ne semble pas y avoir d’informations officielles sur le volume des enquêtes – qu’elles soient en cours ou terminées – fondées sur des accusations portées contre des combattants ukrainiens pour des violations du DIH depuis le 24 février 2022. Il est important que les deux parties au conflit étendent leurs enquêtes aux suspects de leur propre camp.
54. En ce qui concerne la Russie, son Code pénal punit également les crimes de guerre (article 356) et précise que les membres des unités militaires russes sont pénalement responsables de leurs crimes commis sur le territoire d’États étrangers (article 12(2)). Cependant, malgré le nombre croissant d’allégations de crimes de guerre contre les troupes russes, il n’existe aucune information indiquant que les autorités russes ont mené des enquêtes ou engagé des poursuites sur ce terrain.
55. Il existe d’autres enquêtes et investigations en dehors de celles menées par le procureur de la CPI et le procureur général d’Ukraine. Dès la fin du mois de mars 2022, une équipe commune d’enquête (ECE) a été mise en place par la Pologne, la Lituanie et l’Ukraine sous les auspices d’Eurojust dans le but d’échanger des preuves et des informations en lien avec les enquêtes en cours sur les principaux crimes internationaux qui auraient été commis en Ukraine. Elle permet également aux enquêteurs d’opérer dans les pays partenaires, avec le consentement de l’État concerné. Le procureur de la CPI a rejoint l’ECE Note, de même que l’Estonie, la Lettonie, la République slovaque et la RoumanieNote. À ce propos, le règlement d’Eurojust a été modifié pour envisager la création d’une base de données consacrée à la conservation des preuves des principaux crimes de droit international et pour donner à Eurojust un nouveau mandat d’analyse de ces preuves, l’objectif étant d’établir des liens, de repérer les lacunes des enquêtes et de conseiller les procureursNote. Dans le même temps, plusieurs pays tiers ont ouvert des enquêtes sur des crimes commis sur le territoire ukrainien en vertu du principe de compétence universelle ou des principes de personnalité active ou passiveNote. Selon Mme Tomashvili, 18 États ont ouvert des enquêtes nationales. De son point de vue, les membres de l’ECE et les États tiers devraient recueillir des preuves auprès des réfugiés ukrainiens qui, en leur qualité de victimes ou de témoins potentiels de ces crimes, pourraient aider l’Ukraine dans ses enquêtes de terrain. Une coordination internationale est indispensable pour éviter que les preuves ou les témoignages recueillis dans un pays soient omis dans une procédure engagée dans un autre pays, soit par ignorance, soit en raison de procédures d’entraide judiciaire longues et complexes.
56. Enfin, il convient de mentionner le rôle de la Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine, créée par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies le 4 mars 2022. Son vaste mandat recouvre les enquêtes sur toutes les allégations de violations et d’abus des droits de l’homme et de violations du DIH, ainsi que sur les crimes connexes, commis dans le contexte de l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine. Cette commission peut identifier, dans la mesure du possible, les individus et les entités responsables de ces abus et violations, dans la perspective de toute procédure judiciaire future. Elle présentera un rapport écrit complet en mars 2023. Elle a déjà recueilli des preuves concernant plusieurs crimes et a annoncé qu’elle ferait des recommandations concernant les formes de responsabilité qui complètent la responsabilité pénale, notamment des mesures telles que la réparation.
57. Compte tenu du nombre important d’acteurs habilités à demander des comptes qui sont impliqués en Ukraine, il existe un besoin évident de coordination pour améliorer l’efficacité et éviter les doublons. Les dernières informations concernant l’ECE et la coopération entre le procureur de la CPI et le procureur général d’Ukraine semblent aller dans le bon sens. La proposition d’établir des tribunaux hybrides pour les crimes de guerre commis en Ukraine, qui viendrait ajouter un niveau d’établissement de responsabilités supplémentaire à ceux qui existent déjà, ne semble pas avoir de valeur ajoutée dans le contexte actuel. Néanmoins, il serait souhaitable de renforcer l’aide internationale. Les États et les organisations internationales devraient soutenir les autorités ukrainiennes en leur offrant davantage de ressources et d’expertise et en favorisant le renforcement des capacités. Le Conseil de l’Europe continuera à fournir un appui spécialisé aux autorités ukrainiennes dans leurs enquêtes et poursuites concernant les violations des droits de l’homme liées à la guerre, dans le cadre du nouveau plan d’action du Conseil de l’Europe pour l’Ukraine, intitulé «Résilience, redressement et reconstruction» (2023-2026). Des mesures devraient également être prises pour assurer une meilleure coordination et une plus grande cohérence entre tous les acteurs internationaux, régionaux et nationaux habilités à demander des comptes. À cet égard, on ne peut que se féliciter de la création par l’UE, le Royaume-Uni et les États-Unis d’un groupe consultatif sur les atrocités criminelles en UkraineNote et de la mise en place d’un Groupe de dialogue sur l’établissement des responsabilités pour les crimes commis en Ukraine, à la suite de la conférence sur la responsabilité des crimes commis en Ukraine qui s’est tenue en juillet 2022Note, et encourager d’autres initiatives du même type.

4 Responsabilité des États pour les violations des droits de l’homme et autres violations du droit international

58. Si les dirigeants, les auteurs de crimes et les commandants russes peuvent être tenus pénalement responsables à titre individuel des différents crimes mentionnés ci-dessus, la Fédération de Russie en tant qu’État devrait également être tenue de rendre des comptes pour toutes les violations du droit international commises par ses organes ou par des entités privées dont les actes sont imputables à l’État. Le système complet de responsabilité implique également d’établir la responsabilité internationale de la Fédération de Russie pour toutes les violations du droit international (y compris le DIH et le droit international des droits de l’homme) qui découlent de l’agression de l’Ukraine, qui peut être déterminée par des tribunaux internationaux et d’autres mécanismes internationaux. À l’heure actuelle, il existe à cet égard au moins deux procédures judiciaires internationales interétatiques qui sont déterminantes. L’une se déroule devant la Cour européenne des droits de l’homme (Ukraine c. Russie (X), no 11055/22) et concerne des allégations de violations massives et flagrantes des droits de l’homme commises par la Fédération de Russie dans le contexte de la guerre en cours sur le territoire de l’Ukraine depuis le 24 février 2022. Rappelons que la Cour reste compétente pour connaître des requêtes introduites contre la Russie à propos des actes ou omissions assimilables à des violations de la Convention européenne des droits de l’homme survenus jusqu’au 16 septembre 2022. Il convient de se féliciter de ce que 23 États membres du Conseil de l’Europe ont demandé l’autorisation d’agir en qualité de tiers intervenant dans l’affaire interétatique qui concerne les événements survenus depuis le 24 février, en signe de soutien à l’UkraineNote. Dans le cadre de cette procédure, la Cour a indiqué au gouvernement de la Fédération de Russie un certain nombre de mesures provisoires, qui ont malheureusement été ignorées. La Cour a également reçu un certain nombre de demandes de mesures provisoires et de requêtes soumises par des personnes touchées par la guerre en coursNote.
59. L’autre procédure judiciaire a été ouverte auprès de la CIJ au sujet d’un différend portant sur l’interprétation, l’application et l’exécution de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. La requête déposée par l’Ukraine vise à démontrer que les allégations russes selon lesquelles l’Ukraine serait responsable d’un génocide dans les régions de Louhansk et de Donetsk sont sans fondement, et par conséquent que l’intervention militaire entreprise par la Fédération de Russie sur la base de ces allégations n’a aucun fondement juridiqueNote. Dans le cadre de cette procédure, la CIJ a indiqué des mesures conservatoires et demandé à la Fédération de Russie de suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine. Sans préjuger du fond du différend, la CIJ a déclaré qu’elle n’était en possession d’aucun élément de preuve permettant d’étayer l’allégation de la Fédération de Russie selon laquelle un génocide aurait été commisNote.
60. Il faudra probablement de nombreuses années pour que les deux juridictions internationales se prononcent sur l’ampleur de la responsabilité internationale de la Fédération de Russie pour toutes ces violations et rendent des arrêts sur les éventuelles mesures de réparation et de satisfaction équitable. En ce qui concerne la procédure de la Cour européenne des droits de l’homme, il sera difficile pour la Cour de traiter ces affaires sans la participation et la coopération de l’État défendeur, qui a cessé de répondre à la Cour. Mais cet obstacle et le risque que la Russie n’exécute pas les futurs arrêts de la Cour ne devraient pas empêcher celle-ci de documenter et de déterminer la responsabilité de l’État agresseur dans les violations des droits de l’homme ni de rendre justice à l’État ukrainien et à ses citoyens. En ce qui concerne les violations des droits de l’homme commises après le 16 septembre 2022 dans les zones sous le contrôle de facto de la Fédération de Russie, le Conseil de l’Europe devrait envisager la mise en place d’autres mécanismes permettant de surveiller la situation des droits de l’homme dans les territoires occupés, qui se trouvent à l’intérieur des frontières internationalement reconnues de l’Ukraine et font donc partie de l’espace juridique de la Convention. Parallèlement, le Conseil de l’Europe devrait soutenir l’action des autres mécanismes internationaux de protection des droits de l’homme (Nations Unies, OSCE) encore accessibles aux habitants de ces zones. L’Assemblée devrait étudier ces questions dans ses futurs rapports afin d’éviter la formation de «trous noirs» dans ces territoires et contribuer à la réflexion en cours sur le rôle du Conseil de l’Europe dans les «zones de conflit».

5 Indemnisation des dommages causés par l’agression et les violations connexes du droit international commises par la Fédération de Russie

5.1 Propositions pour l’établissement d’un mécanisme international d’indemnisation

61. La justice et l’établissement complet des responsabilités pour l’agression et ses conséquences ne peuvent pas être atteints sans une réparation intégrale des dommages causés à l’Ukraine et à ses citoyens. Lors de la visite de notre sous-commission à Kiev, les autorités ukrainiennes nous ont présenté une proposition de mécanisme d’indemnisation des dommages causés par l’agression, inspirée du précédent constitué par la Commission d’indemnisation des Nations Unies pour l’Iraq et le Koweït (UNCC)Note. En septembre 2022, elles ont présenté au Comité des Ministres une proposition détaillée, dont la première étape consiste à créer un registre des dommages pour consigner les informations sur les demandes d’indemnisation et constituer un recueil de preuves des dommages causés. Le Comité des Ministres a accueilli avec intérêt la proposition ukrainienne et a rappelé que la Fédération de Russie portait la responsabilité de l’acte d’agression, et qu’elle était donc dans l’obligation, en vertu du droit international, d’assurer la réparation intégrale des dommages, pertes ou préjudices, matériels ou moraux, causés par les violations du droit international par la Russie. En octobre 2022, l’Assemblée a appelé les États membres à établir un mécanisme international complet d’indemnisation assorti d’un registre international des dommages, en coopération avec les autorités ukrainiennes et dans le cadre d’un système complet de responsabilité pour les violations du droit international résultant de l’agressionNote.
62. Du côté des Nations Unies, l’Assemblée générale a adopté le 14 novembre 2022 la résolution présentée par l’Ukraine et une cinquantaine de pays, intitulée «Agression contre l’Ukraine: recours et réparation»Note. L’Assemblée générale des Nations Unies a reconnu la nécessité de créer un mécanisme international de réparation des dommages, pertes ou préjudices résultant des faits internationalement illicites commis par la Fédération de Russie. Elle a recommandé la création par les États membres, en coopération avec l’Ukraine, d’un registre international des dommages, pertes ou préjudices causés à toutes les personnes physiques et morales concernées, ainsi qu’à l’État ukrainien. Ce registre ne ferait pas partie du système des Nations Unies, mais serait créé par les États membres. Si le mode de création de ce mécanisme est nouveau (par le biais d’un accord entre États), l’utilisation d’un tel registre n’est pas sans précédent; elle s’inspire de l’exemple du registre créé par l’Assemblée générale des Nations Unies pour les dommages causés par la construction du mur dans le territoire palestinien occupéNote.
63. Lors d’une audition organisée le 12 décembre 2022 à Paris, Mme Iryna Mudra, vice-ministre ukrainienne de la Justice, a présenté à notre commission la proposition ukrainienne de mécanisme d’indemnisationNote. Elle a expliqué que le mécanisme d’indemnisation prévoyait la création: a) d’une commission d’indemnisation chargée d’examiner les demandes d’indemnisation; b) d’un fonds d’indemnisation, à partir duquel les indemnités seront versées; et c) d’une procédure efficace d’exécution des décisions de la commission. Cette proposition s’inscrit dans une démarche progressive ou par étapes, avec la création à court terme d’un registre international des dommages qui établira l’infrastructure nécessaire à un futur mécanisme d’indemnisation et aura pour mandat d’enregistrer les demandes, de consigner les éléments de preuve des pertes, des lésions et des dommages, d’évaluer la recevabilité à première vue des demandes (territorialité, temporalité, causalité) et, enfin, de consigner les demandes recevables dans le registre. Le registre sera indépendant de l’Assemblée générale des Nations Unies; il sera établi et fonctionnera au sein d’une organisation internationale. Il aura son siège dans une ville européenne. À ce stade, il n’est pas conçu comme une commission d’examen des demandes dotée d’un pouvoir décisionnel, même s’il est envisagé d’élargir ultérieurement le mandat de cet organe international pour inclure cette fonction.
64. Pour ce qui est de son fondement juridique, le registre sera une organisation internationale fondée par un traité multilatéral international, ouvert à tous les États et à toutes les organisations régionales. Il sera financé par les contributions volontaires des États participants et des institutions internationales. La future commission sera chargée d’examiner et d’évaluer les demandes présentées par les personnes physiques et morales, les organismes rattachés à l’État et l’État ukrainien. Il est intéressant de noter que, selon cette proposition, les réparations pécuniaires ordonnées par les arrêts exécutoires rendus par les juridictions internationales, y compris la CIJ et la Cour européenne des droits de l’homme, devraient également être payées par le biais de ce mécanisme d’indemnisation. C’est l’une des raisons pour lesquelles les autorités ukrainiennes estiment que le Conseil de l’Europe pourrait jouer un rôle de premier plan dans la mise en place d’un tel mécanisme et encourager ses États membres à y adhérer. Mme Mudra a ajouté que le Conseil de l’Europe pourrait apporter son expertise au registre, voire servir de plateforme pour son fonctionnement, si le soutien financier s’avérait suffisant.
65. À mon sens, le Conseil de l’Europe devrait au minimum soutenir la mise en place de ce mécanisme d’indemnisation, y compris du registre des dommages, en appelant ses États membres à y adhérer et à devenir parties à l’accord fondateur. Il pourrait également devenir lui-même partie à l’accord ou fournir une expertise juridique et technique. Mais il pourrait encore aller plus loin et jouer un rôle de premier plan. Compte tenu de l’expérience du Conseil de l’Europe – en particulier de la Cour et du Service de l’exécution des arrêts – en matière de traitement des demandes de satisfaction équitable et de suivi du versement des indemnisations découlant de violations flagrantes et graves des droits de l’homme, l’organisation serait bien placée pour héberger le registre des dommages ou lui offrir son architecture institutionnelle, pour autant que les États lui accordent les ressources nécessaires. En même temps, puisque la future commission d’indemnisation aurait pour mandat de statuer sur les demandes d’indemnisation pour les dommages subis du fait de l’agression russe (c’est-à-dire à partir du 24 février 2022), elle ne serait pas limitée – contrairement à la Cour – aux dommages résultant de violations des droits de l’homme commises jusqu’au 16 septembre 2022, date à laquelle la Convention a cessé de s’appliquer à l’égard de la Russie. Son vaste mandat engloberait tous les dommages résultant des violations du droit international commises par la Fédération de Russie, notamment son agression, ainsi que toute violation du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme. Cette commission permettrait ainsi de combler une lacune importante en garantissant l’établissement des responsabilités et la réparation intégrale du préjudice subi par les victimes ukrainiennes et l’Ukraine.
66. Certaines questions devront être abordées lors de l’établissement du mécanisme d’indemnisation proposé. Par exemple, l’articulation entre ce mécanisme et les procédures nationales en Ukraine, ainsi qu’avec les différents tribunaux ou organes internationaux compétents pour traiter des différents aspects de l’agression (CIJ, Cour européenne des droits de l’homme, CPI, ou le futur tribunal spécial pour le crime d’agression contre l’Ukraine). L’autre question est de savoir si les demandes individuelles devraient être prioritaires par rapport aux demandes déposées par l’État ukrainien, ou si les demandes pourront être jugées sur une base individuelle ou dans le cadre d’une «action collective»Note.

5.2 Exécution des décisions d’indemnisation et du paiement: trouver les sources de financement

67. Une fois que la commission d’indemnisation proposée commencera à traiter et à évaluer les demandes, les indemnités allouées devront être versées aux auteurs des demandes qui ont obtenu gain de cause. Mme Mudra nous a précisé qu’elle n’aborderait pas à ce stade la question du financement du fonds d’indemnisation, car ses autorités souhaitaient pour l’instant se concentrer sur la collecte et le traitement des demandes. Elle a toutefois indiqué que plusieurs moyens d’action juridiques étaient à l’étude, outre la saisie des avoirs russes gelés, notamment: les instruments financiers proposés par les parties au futur accord et les institutions financières internationales; l’utilisation des revenus tirés des contrats d’exportation de pétrole et de gaz de la Fédération de Russie (à l’instar du système Iraq-Koweït); et la mise en place d’une procédure simplifiée d’exécution des décisions d’indemnisation par les juridictions des États participants, avec la possibilité de lever l’immunité souveraine de la Russie.
68. Le professeur Burkhard Hess a également formulé plusieurs propositions pour utiliser les avoirs appartenant à la Fédération de Russie et à certains de ses citoyens (ceux que l’on appelle les «oligarques» ou qui ont des liens avec l’État) qui ont été saisis, voire gelés, à des fins d’indemnisation. L’idéal serait bien sûr d’organiser cette forme d’indemnisation avec le consentement des autorités russes par le biais d’un accord de paix, d’un accord sur un mécanisme d’indemnisation ou d’un traité. M. Hess a indiqué qu’il pourrait être difficile de surmonter les différents obstacles juridiques en l’absence du consentement de la Russie, mais il a évoqué de manière générale la possibilité de justifier l’expropriation et le transfert d’avoirs sous forme de contre-mesures prises par les États qui s’opposent à la guerre d’agressionNote. Concernant les avoirs de la Banque centrale russe, il a mentionné un arrêt récent de la Cour suprême suédoise qui a admis une exception à l’immunité d’exécution de l’État dans le cas où les avoirs sont utilisés pour des investissements et donc à but lucratifNote. S’agissant des avoirs privés des citoyens russes («oligarques»), M. Hess rappelle que, dans certains cas, la Cour européenne des droits de l’homme a admis la confiscation sans condamnation d’avoirs acquis dans des circonstances douteuses par des personnes soupçonnées de criminalité organisée ou de corruption, confiscation qu’elle jugeait compatible avec la Convention à condition que les principes de légalité, d’intérêt public et de proportionnalité soient respectés, ainsi que les garanties procéduralesNote. Il s’agit d’un exercice difficile et dont la marge de manœuvre juridique est étroite, qui exige d’établir, en vertu de la législation de la plupart des États membres, de solides éléments de preuve des malversations, notamment pour assurer la protection de l’article 1 du Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ETS n° 9). Et cela soulève en tout état de cause la question de l’utilisation de ces avoirs, qui devraient normalement être rendus à la population victime de leur utilisation illicite.
69. L’Assemblée a jusqu’à présent souscrit à la confiscation des avoirs illicites sans condamnation et au renversement de la charge de la preuve dans le contexte spécifique de la lutte contre la criminalité organisée et la corruption, sous réserve de l’existence de garanties appropriéesNote. S’agissant du cas particulier des avoirs des citoyens et des entreprises publiques russes frappés de sanctions ciblées pour leur responsabilité dans la guerre d’agression lancée contre l’Ukraine, bien que l’Assemblée ait appelé les États membres à les utiliser dès que leur confiscation sera définitive pour indemniser l’Ukraine et ses citoyens pour tout dommage causé par la guerre d’agression lancée par la Fédération de Russie, cette décision a été prise dans un contexte différent, car le rapport portait essentiellement sur l’utilisation des avoirs illicites dans la lutte contre le crime organisé et la corruptionNote. Cette possibilité soulève des questions juridiques importantes et délicates qui devraient évidemment être résolues dans le respect des voies de recours nationales et des garanties de la Convention européenne des droits de l’homme.
70. La Commission européenne étudie aussi les différents moyens juridiques d’utiliser les avoirs gelés des réserves de la Banque centrale russe et des citoyens russes («oligarques») pour indemniser l’Ukraine des dommages subis. À court terme, elle envisage de créer une structure pour gérer ces fonds et les investir, dans le but d’utiliser ensuite les intérêts en faveur de l’Ukraine. À long terme, une fois les sanctions levées, ces fonds pourraient être utilisés comme garantie pour s’assurer que la Russie indemnise intégralement les dommages causésNote. Sur le plan juridique, la solution qui consiste à utiliser les avoirs gelés comme garantie, en commençant par ceux qui appartiennent à des institutions d’État comme la Banque centrale, me semble plus prometteuse que la possibilité de les saisir et de les utiliser pour reconstruire l’Ukraine en dehors de tout accord avec la Fédération de Russie.
71. Dans ce contexte, les États membres doivent également tenir compte du fait que la saisie et l’utilisation de ces avoirs en l’absence d’un cadre juridique très solide affaibliraient la confiance dans le système financier des pays européens et, plus généralement, occidentaux, et donc leur solidité. En outre, leurs institutions, leurs citoyens et leurs entreprises risqueraient de voir leurs propres biens saisis et utilisés à mauvais escient dans des pays comme la Fédération de Russie, ou peut-être dans d’autres pays, à des fins politiques.
72. Différentes possibilités juridiques devront être étudiées pour assurer l’exécution et le paiement des indemnisations, tout en respectant les droits individuels garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et le droit international des droits de l’homme. Un éventuel futur traité ou accord multilatéral établissant un mécanisme d’indemnisation et/ou un futur accord de paix devra réglementer, entre autres, ces questions dans le détail.

6 Conclusions

73. L’attaque armée injustifiée et l’invasion à grande échelle de l’Ukraine lancée par la Fédération de Russie le 24 février 2022 constituent une agression et une violation manifeste de la Charte des Nations Unies. Cette agression représente une violation grave par la Fédération de Russie du Statut du Conseil de l’Europe, ce qui a justifié la décision sans précédent prise par le Comité des Ministres d’exclure la Fédération de Russie du Conseil de l’Europe le 16 mars 2022, conformément à la position exprimée par l’Assemblée.
74. L’Assemblée a déjà adopté un certain nombre de textes sur les différents aspects politiques et juridiques de l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine. Elle doit maintenant indiquer clairement que les actes d’agression commis par les dirigeants de la Fédération de Russie correspondent à la définition du crime d’agression en droit international. Les dirigeants politiques et militaires russes qui ont planifié, préparé, initié ou exécuté ces actes doivent être identifiés et poursuivis pour ce crime. Sans leur décision de mener cette guerre d’agression, les atrocités qui en découlent (crimes de guerre et autres crimes), ainsi que les destructions et les morts qu’elle occasionne, n’auraient pas eu lieu. Cette position devrait également s’appliquer aux dirigeants bélarusses qui ont permis à la Fédération de Russie d’utiliser leur territoire pour perpétrer l’agression. Étant donné que la CPI n’est actuellement pas compétente pour le crime d’agression commis contre l’Ukraine, l’Assemblée devrait réitérer son appel unanime aux États membres et aux États observateurs du Conseil de l’Europe à créer un tribunal pénal international spécial pour ce crime, qui devrait être soutenu et approuvé par le plus grand nombre possible d’États et d’organisations internationales, et en particulier par l’Assemblée générale des Nations Unies. À l’occasion de leur 4e sommet à Reykjavik en mai 2023, les chefs d’État et de gouvernement du Conseil de l’Europe devraient apporter leur soutien politique à la création d’un tel tribunal. La compétence de ce tribunal devrait être limitée au crime d’agression commis contre l’Ukraine, et ne devrait en aucun cas restreindre ou nuire à la compétence de la CPI sur les autres crimes commis dans le cadre de l’agression en cours.
75. Dans le même temps, les États membres qui ne l’ont pas déjà fait devraient ratifier le Statut de Rome de la CPI et ses amendements de Kampala sur le crime d’agression. En outre, et parallèlement à la création d’un tribunal spécial pour l’agression en cours, ils devraient prendre les mesures nécessaires pour modifier le régime de compétence du Statut de la CPI sur le crime d’agression, afin de le rendre plus universellement applicable.
76. L’Assemblée devrait par ailleurs condamner les nombreuses atrocités et violations du droit international humanitaire commises en Ukraine par les forces russes ou les groupes armés affiliés au cours des hostilités ou dans les zones qu’ils occupent temporairement. Nombre de ces atrocités (attaques aveugles contre des civils, exécutions sommaires de civils, torture et mauvais traitements, disparitions forcées, violences sexuelles, transfert forcé et déportation de citoyens ukrainiens, etc.) peuvent être qualifiées de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Il existe en outre de plus en plus de preuves que la rhétorique officielle russe visant à justifier l’agression présente les caractéristiques d’une incitation publique au génocide ou révèle une intention de détruire le groupe national ukrainien en tant que tel, ou au moins une partie de celui-ci, conformément à la définition du génocide donnée par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948. Tous les États parties à cette convention ont le devoir de prévenir et de punir le génocide. Les États membres devraient soutenir l’enquête en cours ouverte par le procureur de la CPI sur la situation en Ukraine, qui porte sur des allégations de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide. Ils devraient également aider les autorités ukrainiennes et, en particulier, le Bureau du procureur général, dans leurs efforts visant à enquêter sur les crimes internationaux commis en Ukraine, en leur offrant des ressources, une expertise et un renforcement des capacités. Tout en tirant pleinement parti du principe de compétence universelle et des mécanismes d’entraide judiciaire existants, ils devraient assurer une coordination et une cohérence accrues entre tous les acteurs habilités à demander des comptes.
77. Enfin, il ne peut y avoir de responsabilité complète pour les graves violations du droit international découlant de l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine sans réparation intégrale des dommages causés à l’Ukraine et à ses citoyens. L’Assemblée devrait donc appeler à la mise en place d’un mécanisme international d’indemnisation, y compris d’un registre international des dommages pour consigner les preuves et les demandes concernant les dommages, les pertes ou les préjudices causés à toutes les personnes physiques et morales en Ukraine, ainsi qu’à l’État ukrainien, par les violations du droit international découlant de l’agression russe. Le Conseil de l’Europe devrait jouer un rôle de premier plan dans la mise en place et la gestion du futur mécanisme. Ce mécanisme pourrait aussi permettre d’exécuter les décisions rendues par les juridictions internationales – telles que les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme – sur la réparation des dommages causés par l’agression actuelle.
78. Le Conseil de l’Europe dans son ensemble et ses États membres devraient contribuer à garantir, aux côtés d’autres organisations internationales, que la Fédération de Russie, ses dirigeants et ses agents soient tenus de répondre des graves violations du droit international commises en Ukraine dans le cadre de l’agression en cours.