C Exposé des motifs,
par M. Gross, rapporteur
1 Introduction
1. En tant que rapporteur de la commission des questions
politiques pour le débat de 2007 sur la situation des droits de
l’homme et de la démocratie en Europe et le débat de 2008 sur la
situation de la démocratie en Europe, j’ai adopté une démarche normative.
Il m’a semblé essentiel de commencer par identifier et définir la base
normative des démocraties, base qui pourra servir de critère pour
évaluer la situation de la démocratie dans les pays européens, les
principaux défis auxquels elle est confrontée, ainsi que les perspectives
de réforme qui pourraient être proposées.
2. Dans mon rapport de 2007, j’ai défini les dimensions constitutives
de la démocratie et leur pertinence au niveau des individus, des
organisations politiques et des institutions de l’Etat. La démocratie
étant un processus permanent, jamais achevé, j’ai également proposé
un ensemble de critères (normes) pouvant s’appliquer aux différents
stades de la construction de la démocratie, de «fondamental» à «fort».
Sur la base de ces critères, j’ai pu examiner la mise en œuvre des
normes démocratiques dans les Etats membres du Conseil de l’Europe
et identifier les insuffisances du processus démocratique dans nos
pays et sur l’ensemble du continent. Je renvoie, à ce sujet, au
Doc. 11203, à la
Recommandation 1791 (2007) et à la
Résolution 1547 (2007) sur la situation des droits de l’homme et de la démocratie
en Europe.
3. Dans mon rapport de 2008 – la commission des questions politiques
ayant décidé que celui-ci mettrait l’accent sur l’un des principaux
défis auxquels la démocratie est confrontée aujourd’hui, à savoir
la migration –, j’ai examiné l’immense diversité à laquelle les
systèmes démocratiques de nos pays doivent de plus en plus souvent
faire face au sein même de leur propre société. J’ai souligné que
l’objectif ultime de tout système démocratique doit être l’élimination
des privilèges politiques liés au statut de citoyen, dont sont exclus
ceux qui n’ont pas la citoyenneté du pays. En outre, il ne devrait
pas y avoir de différence sensible, quant à la participation au
processus démocratique, entre des citoyens de différentes origines
ou appartenant à des communautés culturelles différentes. Le principe
fondamental de la démocratie est que toutes les personnes concernées
par une décision donnée dans le cadre d’un processus démocratique
doivent être impliquées dans le processus décisionnel, indépendamment
de leur nationalité, de leur sexe, de leur âge, de leurs revenus
ou de leur niveau d’éducation. Je renvoie, à ce sujet, au
Doc. 11623, à la
Recommandation 1839 (2008) et à la
Résolution 1617 (2008) intitulés «La situation de la démocratie en Europe.
Les défis spécifiques des démocraties européennes: le cas de la
diversité et des migrations».
4. Le rapport de cette année se veut une contribution supplémentaire
au débat périodique sur la situation de la démocratie en Europe.
Il a pour objet d’évaluer les deux précédents rapports sur la situation
de la démocratie en Europe et de vérifier, au regard de la situation
actuelle, la pertinence des critères d’évaluation de la qualité
de la démocratie qui y sont présentés, en particulier la véracité
de l’hypothèse selon laquelle la démocratie connaît une crise en
Europe. Il entend également présenter les perspectives de la démocratie
ainsi que les perspectives de «démocratisation de la démocratie»
à moyen et à long terme. Dans le cadre de cette évaluation, je souhaiterais
également développer certains des arguments mis en avant dans les
précédents rapports et préciser les réformes dont nous avons besoin
pour surmonter la crise de la démocratie et regagner la confiance
de tous dans le processus démocratique. Enfin, des propositions
spécifiques sont avancées sur ce que le Conseil de l’Europe peut
faire pour accroître la participation de tous à la conduite des
affaires publiques et donc renforcer la démocratie participative,
ainsi que pour consolider et améliorer la visibilité de ses propres
rôle et message sur la démocratie.
2 Principales conclusions
des précédents débats sur la situation de la démocratie en Europe
5. D’une part, nous avons unanimement constaté qu’il
est impossible de définir un modèle parfait de démocratie. S’il
est possible de dégager un consensus général sur les principes fondamentaux
de la démocratie, il n’y a pas d’accord quant à un moyen unique
et parfait de mettre ceux-ci en œuvre. Les variables sont trop nombreuses
pour cela, que ce soit la géographie, l’histoire, les traditions,
la culture, l’état de développement du pays, la manière dont les
valeurs et les croyances influencent la démocratie, et la manière dont
la démocratie a vu le jour.
6. Nous avons également conclu qu’aucune démocratie, parmi nos
Etats membres, ne peut s’estimer à l’abri d’une crise de la démocratie.
Et je le répète pour éviter tout malentendu: l’un des paradoxes
de la démocratie moderne est qu’il n’y a jamais eu autant d’hommes
vivant en démocratie qu’à notre époque, mais qu’ils n’ont jamais
été autant à être déçus par la qualité de la démocratie dans laquelle
ils vivent et dont ils font l’expérience au quotidien. Voilà ce
que je considère comme une crise dans nos démocraties modernes,
une crise qui doit être mieux comprise et qui nous appelle à renforcer
notre action pour rechercher tous les moyens possibles de renforcer,
de développer et d’améliorer nos systèmes démocratiques.
7. La démocratie, c’est aussi la promesse fondamentale de distribuer
équitablement et sans exclusion les chances et les opportunités
de la vie. Les modalités actuelles d’exercice de la démocratie ne
lui permettent pas de tenir ces promesses. C’est l’une des principales
raisons pour lesquelles tant de citoyens de l’Europe d’aujourd’hui
tournent le dos à la politique institutionnelle, s’abstiennent de
participer aux élections ou, lorsqu’ils votent, expriment leurs
tendances populistes, nationalistes, voire xénophobes, phénomène
auquel nous assistons sur tout le continent, que ce soit en Europe
orientale, centrale ou occidentale.
8. Le déséquilibre des pouvoirs entre l’économie et la démocratie
a pour conséquence que, de plus en plus souvent, les décisions importantes
sont prises en dehors des parlements et du processus démocratique
dans son ensemble
Note.
Au contraire, de plus en plus de décisions sont provoquées par des
acteurs de pouvoir et des processus décisionnels non démocratiques.
La population nourrit des doutes au sujet de la démocratie, car elle
estime ne pas être en mesure d’influencer le processus politique
de prise de décisions de la plus haute importance pour la vie quotidienne.
9. En outre, nous avons convenu lors de nos précédents débats
que, si nous voulions surmonter la crise de la démocratie, nous
devions réfléchir au moyen de surmonter la réduction de la démocratie
à une simple représentation («c’est toujours la démocratie, mais
pas seulement représentative!») et d’établir la démocratie au niveau
transnational, y compris au niveau de l’Union européenne. A ce propos,
il y a eu récemment de petites évolutions positives qu’il convient
de noter. Dans le même temps, pour ce qui est d’élargir la démocratie représentative
par des éléments de démocratie directe, nous avons assisté à des
exemples dont nous pouvons tirer des enseignements quant à la façon
de concevoir ces processus de sorte que les majorités ne puissent jamais
remettre en question les droits humains et les droits fondamentaux
des minorités.
10. Etant donné l’impossibilité de présenter un modèle idéal de
démocratie, et le caractère permanent de ce processus, nous avons
reconnu qu’il était d’autant plus important d’élaborer des critères
pour l’évaluation de la situation de la démocratie. Ainsi, dès mon
rapport de 2007, j’ai proposé d’établir un ensemble de critères pouvant
être appliqués pour qualifier et améliorer les quatre étapes de
la démocratie: démocratie fondamentale, démocratie avancée, démocratie
stable et démocratie forte.
11. J’ai également proposé, aux fins de l’évaluation de la qualité
de la démocratie, d’en déterminer ses cinq dimensions constitutives.
Ont également été définis trois niveaux où la validité de ces principes
était à vérifier: le «microniveau» de l’individu/du citoyen, le
niveau intermédiaire des groupes sociaux et des organisations politiques
et le «macroniveau» des institutions de l’Etat et de la gouvernance.
Cette approche permettait d’évaluer les réalisations et les lacunes
spécifiques des démocraties en Europe, et de définir quatre stades d’avancement
de la démocratie en fonction de divers critères, en tant que point
de départ pour l’élaboration de programmes plus efficaces et le
déploiement d’efforts de démocratisation de nos démocraties.
12. Dans mon rapport de 2008, j’ai continué à développer mes arguments,
notamment au regard de l’augmentation considérable des flux migratoires,
qui est aujourd’hui l’un des principaux défis posés à nos systèmes
démocratiques. D’ailleurs, la pertinence des normes et des différents
stades des systèmes démocratiques identifiés dans le rapport de
2007 a été vérifiée, à la lumière de la pratique et de l’expérience de
nos pays, dans celui de 2008. Dans ce dernier, je proposais notamment
d’ajouter au tableau pour l’évaluation de la qualité de la démocratie
dans les Etats membres deux nouvelles dimensions constitutives:
la diversité
Note et l’intégration, d’une part, et la
culture de la citoyenneté, d’autre part. L’on obtenait ainsi une
grille de 21 cases correspondant chacune à l’application des différents
principes à un niveau donné; par exemple, la «liberté d’association»
et la «protection des minorités» étaient l’expression du premier
principe («droits fondamentaux») pour tous ceux qui agissent au
niveau intermédiaire, c’est-à-dire les groupes et organisations
Note.
13. Le débat de 2008 étant axé sur la diversité et les migrations
en tant que défi pour la démocratie européenne contemporaine, j’ai
eu l’occasion d’examiner dans quelle mesure les migrants, qui, comme
je l’ai montré, représentent une proportion importante de nos sociétés,
peuvent jouir des droits découlant des normes (critères) de la démocratie
de base (le premier des quatre stades d’avancement de la démocratie
qui ont été décrits). Le rapport démontrait également que cette
question est liée à l’évaluation de la qualité de la démocratie
dans nos pays, puisqu’elle implique une représentation et une participation
au processus de décision politique. J’ai également fait remarquer
que, puisque la diversification de nos sociétés va se poursuivre
parallèlement à leur modernisation, si nous fermons les yeux sur
ce processus, si nous ne nous efforçons pas d’intégrer les groupes
importants de migrants et de personnes issues de l’immigration dans
nos systèmes démocratiques, nous mettrons en danger le principe
même et l’avenir de la démocratie dans nos pays.
14. Les rapports de 2007 et 2008 se terminent par une série de
propositions visant à combler les déficits démocratiques en Europe.
Le rapport de 2007 présente un ensemble de réformes envisageables.
Les mesures préconisées visent essentiellement à renforcer et à
étendre les droits de participation: ces droits des citoyens européens
ne devraient pas dépendre de leur nationalité, mais de leur durée
de résidence dans le pays, et il faudrait les compléter par des
éléments de démocratie participative. Le rapport de 2008 présente
les mesures permettant de remédier à une situation dans laquelle
une grande partie de la population d’un pays est exclue du processus
démocratique, mesures parmi lesquelles figuraient en particulier
la naturalisation et l’octroi de droits politiques aux non-ressortissants.
Enfin, le rapport examinait une liste de mesures pouvant être adoptées
pour améliorer et encourager la participation des migrants à la
vie politique.
3 Evaluation de notre argumentation
sur la crise de la démocratie
3.1 Symptômes et causes de la crise
15. Les rapports de 2007 et 2008 étudient «la crise de
la démocratie en Europe» à trois niveaux.
16. Premièrement, ils constatent la distance croissante des citoyens
vis-à-vis des institutions et des procédures institutionnalisées
de la démocratie qu’il ne faut pas confondre avec un désintérêt
pour la politique, leur résignation face à la complexité des problèmes
politiques, leur perte de confiance dans l’intégrité et la compétence
de la classe politique, ainsi que leurs doutes sur la fiabilité
et l’efficacité des processus décisionnels et leur pouvoir réel
d’influer sur leur propre vie.
17. Deuxièmement, les rapports critiquent le rôle politiquement
ambivalent joué par les médias qui, préoccupés par l’audimat et
leurs intérêts commerciaux, essaient de fixer les priorités politiques
et de suggérer quelles personnes devraient faire acte de candidature
pour occuper des fonctions publiques – au lieu de faire une analyse
critique des résultats des divers partis politiques existants
Note. Ils réduisent ainsi
le débat politique à des affrontements de personnes et de simples
conflits personnels. De plus en plus de médias modernes se considèrent
comme de simples entreprises et sources de profit plutôt que comme
un service pour la démocratie et pour l’intérêt commun
Note.
18. Troisièmement, les rapports mettent en avant les déficits
institutionnels de la démocratie, tels que l’absence de droits de
participation effectifs pour les citoyens, la faiblesse des parlements
par rapport au pouvoir exécutif, les insuffisances et le manque
de transparence du financement des partis politiques, ou encore
l’action gouvernementale trop dépendante des échéances électorales
et trop peu tournée vers le long terme.
19. 19. Pour expliquer la crise ou la fragilité de la démocratie
en Europe, les rapports citent les effets déstabilisants induits
par la modernisation et la mondialisation des marchés en l’absence
de constitution de contre-pouvoirs politiques adéquats au niveau
transnational, et soulignent en particulier le rôle croissant de l’économie
dans les processus décisionnels et (dans le rapport 2008) les réponses
inappropriées à la dynamique des flux migratoires transnationaux
et transcontinentaux. Le premier de ces facteurs a des répercussions
sur le système politique de la démocratie, tandis que l’autre transforme,
voire déstabilise, sa base sociétale.
20. Cette réflexion a depuis été diffusée par l’éminent historien
britannique Eric Hobsbawm, qui, se référant au rôle de plus en plus
prédominant joué par l’économie sur le processus de prise des décisions
politiques, écrivait récemment que «le problème est précisément
là: la souveraineté du marché n’est pas un complément à la démocratie
libérale, mais bien une alternative à toute forme d’organisation
politique. En effet, en déniant la nécessité de prendre des décisions
politiques qui justement portent sur l’intérêt général ou sur celui
de groupes particuliers, le marché privilégie la somme des choix,
rationnels ou non, d’individus à la recherche de leur bien-être
personnel […]. La participation au marché remplace la participation
politique; le consommateur remplace le citoyen»
Note.
21. Nous vivons ainsi un processus inverse de celui que Cornelius
Castoriadis préconisait pour une société démocratique autonome,
qui ne peut être instaurée que par l’activité autonome de la collectivité.
Selon Castoriadis, en effet, «une telle activité présuppose que
les hommes investissent fortement autre chose que la possibilité
d’acheter un nouveau téléviseur en couleurs. Plus profondément,
elle présuppose que la passion pour la démocratie et pour la liberté,
pour les affaires communes, prend la place de la distraction, du
cynisme, du conformisme, de la course à la consommation»
Note.
22. Dans son commentaire sur les deux rapports relatifs à la situation
de la démocratie en Europe, rédigé à ma demande, le professeur Martin
Schaffner
Note présente une considération supplémentaire
qui permet de mieux comprendre le lien entre les processus globaux
précités et la crise de la démocratie. Il propose notamment (avec
plus d’insistance que ne le font les rapports) d’analyser la dynamique
de génération de conflits inhérente à ces processus, et plus particulièrement
leurs effets sur les principes et les procédures démocratiques
Note.
23. Ces processus s’accompagnent d’une augmentation des inégalités
économiques et sociales, par exemple sur le plan de la répartition
des revenus et des richesses ou des possibilités d’emploi. Des disparités régionales
majeures font leur apparition. Les antagonismes sociaux se renforcent,
le débat politique se radicalise. Les groupes d’intérêts (les multinationales,
par exemple) acquièrent une position dominante. Les mécanismes d’inclusion
et d’exclusion se durcissent, surtout à l’égard des populations
immigrées. Le système politique de la démocratie atteint les limites
de son efficacité et risque de perdre sa légitimité. Le modèle démocratique
qui a pris forme et s’est imposé en Europe au XIXe siècle
s’érode; il est jugé obsolète et son avenir est remis en question.
24. Dans ce contexte, il est nécessaire de placer résolument la
notion de «conflit» au centre de notre analyse. En effet, si l’on
vise à concevoir un système démocratique moderne, il est souhaitable
d’avoir réfléchi au préalable à la dimension conflictuelle, les
systèmes démocratiques étant, en définitive, présentés comme un
mécanisme efficace de règlement des conflits. D’une part, cette
approche permet de voir dans le conflit un élément nécessaire à
l’évolution de la société et à l’innovation politique, et de dépasser
ainsi la connotation uniquement péjorative de cette notion. Il ne
faut pas oublier que l’avènement de la démocratie en Europe est aussi
le résultat d’une longue série de conflits
Note.
25. D’autre part, cette manière d’envisager le conflit peut être
très utile à l’élaboration du fondement conceptuel de l’action politique
en démocratie. Il ne suffit pas d’énumérer les effets déstabilisateurs
de la modernisation et de la mondialisation de l’économie. Il faut
aussi identifier, décrire et analyser avec précision les crises
sociales et les conflits concrets, en particulier aux niveaux local
et régional. Il importe de connaître les parties en présence, les
lignes de clivage et l’objet des conflits, notamment parce que cela
permet d’introduire une perspective fondée sur les acteurs, qui
a son utilité d’un point de vue politique.
26. Il est indispensable de disposer des constats livrés par un
tel examen pour déterminer où intervenir, pour élaborer des stratégies
efficaces et prendre des initiatives concrètes. Ce principe s’applique,
par exemple, aux conflits actuels motivés par des considérations
religieuses ou à la tendance à ethniciser les conflits.
27. Pour le professeur Schaffner, l’ajout de la dynamique de génération
de conflits en tant qu’élément pour une meilleure compréhension
de la crise de la démocratie permet d’améliorer encore la grille
d’évaluation de la qualité de la démocratie qui a été proposée
Note. Si les potentialités de ce schéma sont
évidentes – elles tiennent au fait qu’il est axé sur les valeurs
démocratiques, qu’il est utilisable à des fins d’analyse et de réforme démocratique,
ainsi que de comparaisons entre pays –, il ne parvient qu’en partie
à expliquer la crise de la démocratie en Europe.
28. «En partie», cela signifie dans les cas où cette crise est
due à des déficits démocratiques du système politique, par exemple
lorsque l’absence de droits de participation effectifs pour la population
conduit à une attitude indifférente, voire hostile, envers la démocratie.
En revanche, la grille ne suffit plus lorsque entrent en jeu les
conflits mentionnés plus haut, car ceux-ci ne sont pas forcément
la conséquence d’un défaut d’application des principes démocratiques,
mais plutôt d’une non-reconnaissance de ces principes – sur le plan théorique
ou pratique – par certains groupes sociaux (et pas seulement par
les populations immigrées). En d’autres termes: il y a en Europe
une crise de la démocratie qui ne peut être expliquée au moyen du
schéma proposé, car elle se manifeste par une critique fondamentale
des principes démocratiques sur lesquels repose ce schéma. Cette
critique peut s’exprimer dans des débats sur le sens des «critères
démocratiques formels», ou par une mise en doute de l’universalisme
du système démocratique de gouvernement
Note. Elle s’exprime toutefois davantage,
implicitement, dans les lois et mesures concrètes au moyen desquelles,
un peu partout, on restreint les droits civils et on centralise
le pouvoir politique pour le concentrer dans l’appareil exécutif.
29. Une telle approche élargie nécessite également l’introduction
d’une perspective historique. Si l’on veut parler de la crise de
la démocratie et évaluer l’état de la démocratie, on ne peut pas
fonder l’argumentation sur les seuls critères internes à la démocratie;
il faut aussi prendre en considération les données historiques,
c’est-à-dire tenter de comprendre dans quels contextes la démocratie
s’est développée en Europe depuis le milieu du XIXe siècle
jusqu’à nos jours
Note.
3.2 Exemples récents illustrant
la crise de la démocratie
30. Dans son commentaire sur mes deux précédents rapports
relatifs à la situation de la démocratie en Europe, rédigé à ma
demande, le professeur Theo Schiller fait la synthèse des principaux
événements survenus depuis 2008 qui illustrent les symptômes de
la crise actuelle de la démocratie
Note.
31. L’événement le plus marquant des deux dernières années est
sûrement la récente crise économique mondiale. Les conséquences
politiques de cette dernière font l’objet d’un autre rapport préparé
par notre collègue Emanuelis Zingeris, mais il convient de rappeler
ici certains de ses aspects principaux.
3.2.1 La récente crise économique
mondiale
32. La crise a mis en évidence des mécanismes mondiaux
de production d’une crise économique et l’absence générale de contrôle
politique, de transparence et de stabilité du système. Cette absence
de réglementation et de coopération nécessaires au niveau international
a rendu le processus de mondialisation comparable à «ce qu’était
le Far West» – pour reprendre les termes du Premier ministre grec
M. Papandré ou lors de son discours devant notre Assemblée en janvier
dernier: ceux qui survivent sont ceux qui ont le pouvoir
Note. Les réunions du G-20 n’ont réalisé que
partiellement la nécessité de la coopération et de la réglementation
mondiales
Note.
33. La crise a obligé tous les grands Etats à décider d’une action
politique immédiate et à prendre des mesures financières de grande
ampleur pour éviter l’effondrement du système financier et de l’ensemble
des économies. Cela s’est traduit par:
- une forte centralisation des décisions des gouvernements
et des mécanismes de négociation au niveau mondial avec un contrôle
limité des parlements et sans possibilité de participation des citoyens,
en fait sans réel mandat découlant de précédentes élections;
- une part extrêmement importante des budgets des Etats
consacrée à sauver les banques et à stabiliser les économies, ce
qui a entraîné un accroissement considérable de la dette publique;
- une révision majeure des structures de dépenses, une réduction
des services essentiels et des transferts;
- des freins importants aux futures décisions politiques
et aux possibilités de consultation et de participation démocratiques.
34. L’instabilité de l’économie et des finances mondiales va entraîner
la reproduction des facteurs qui remplacent les prises de décision
politiques par un «mécanisme contraignant». Les grandes entreprises mondiales
voient leur influence renforcée, alors que la consultation démocratique
perd du terrain. Nous assistons à une concentration massive du pouvoir
et des richesses, et très souvent également à une concentration
massive des médias, entre les mains de quelques-uns, de sorte que
nos institutions démocratiques deviennent vulnérables. Les responsables
politiques font l’objet de sollicitations de la part de ceux qui
ont le pouvoir et un nombre croissant d’entre eux deviennent dépendants
de budgets énormes ou des faveurs des patrons des médias s’ils veulent
être élus. Il en va de même pour nombre d’autres de nos institutions
qui défendent la prééminence du droit, que ce soit les juges ou
la police. Ils sont également les cibles de la corruption. Tout
comme l’inégalité et la concentration des richesses, la corruption
des institutions démocratiques augmente. Face aux conséquences de
la mondialisation et de la pire crise économique que l’on ait connue
depuis les années 1930, les gens prennent de plus en plus conscience
du fait que les Etats-nations, les gouvernements nationaux et les
parlements nationaux ne peuvent à eux seuls résoudre ces problèmes.
Cela accroît davantage leur sentiment d’impuissance, de crainte
et de frustration
Note, engendrant aussi l’extrémisme
et le défaitisme, et la tentation de chercher des solutions auprès
d’un leader populiste qui promet d’apporter des solutions magiques
ou de trouver des boucs émissaires – ceux qui sont différents, étrangers
– responsables de nos problèmes.
35. Lorsque la démocratie est faible, on ne fait pas appel à la
solidarité ou à des moyens altruistes pour résoudre les conflits.
Dès lors, ceux qui ne sont en rien responsables du quasi-effondrement
des systèmes financiers et des pertes qui se chiffrent en dizaines
de milliards sont ceux qui doivent supporter le plus lourd fardeau
du fait que la crise de l’euro, et plus généralement la crise économique,
est gérée par des mesures d’austérité: en Grèce, près de 30 % des
jeunes sont au chômage, en Espagne ce pourcentage dépasse 44 %. L’économiste
et lauréat du prix Nobel Joseph Stieglitz répétait récemment ce
qu’il écrivait déjà dans le quotidien britannique
The Guardian le jour où le Premier
ministre grec M. Papandré ou s’adressait à notre Assemblée: «La
politique d’austérité nous mène à un désastre. Ce n’est qu’à travers
la solidarité et les investissements que l’Europe trouvera réellement
un moyen de sortir de la crise!»
Note
36. L’une des conséquences immédiates de cette situation est une
grave érosion de la confiance dans la démocratie au sein des institutions
représentatives, comme l’ont montré les exemples de la Grèce, de
l’Irlande, de l’Islande, de la Lettonie et de la Lituanie. En Hongrie,
cette chute de la confiance avait même commencé avant la crise financière
mondiale. Cela aura pour conséquence un affaiblissement des partis
politiques établis et le risque de voir apparaître davantage de
réactions nationalistes et violentes.
3.2.2 L’apathie politique
37. Le désintérêt croissant des citoyens pour les affaires
institutionnalisées et les procédures démocratiques, une forme particulière
d’apathie politique que j’ai déjà mise en évidence dans mes précédents rapports,
est devenu de plus en plus visible ces deux dernières années.
38. La fracture entre les citoyens et la politique s’est creusée
et la participation électorale est en chute libre dans la plupart
des pays démocratiques. Cependant, si les élections sont le premier
critère de représentativité démocratique, dans quelle mesure peut-on
encore parler de légitimité démocratique pour des dirigeants élus par
un tiers de l’électoral potentiel?
39. Un exemple évident est celui des dernières élections européennes,
qui ont connu le plus faible taux de participation jamais enregistré,
en particulier dans les nouveaux Etats membres de l’Union européenne.
Le taux de participation global était de 43 % (contre 45,5 % en
2004). L’abstention a atteint 80,4 % en Slovaquie, 79 % en Lituanie
et 75,5 % en Pologne
Note.
40. Toutefois, notons bien que l’indifférence n’est qu’une des
nombreuses raisons de l’abstention. Pour la plupart des citoyens,
l’abstention est une décision politique positive qui se traduit
par un geste négatif, mais qui n’est pas de l’indifférence. Ce serait
donc une grande erreur de faire du taux d’abstention un indicateur
de la participation démocratique
Note.
Comme Daniel Cohn-Bendit, leader des Verts au Parlement européen,
l’a récemment déclaré à propos de l’intérêt général – qui, comme
Jean-Jacques Rousseau l’avait déjà souligné – n’est pas nécessairement
l’intérêt de la majorité, il vaut peut-être mieux que les gens s’abstiennent
plutôt que de doubler le vote pour le Front national ou d’autres
partis ou mouvements nationalistes agressifs.
3.2.3 La fatigue démocratique vingt
ans après la chute du communisme et les leçons à tirer du cas hongrois
41. Le 20e anniversaire de
la chute du communisme, moment fondateur pour la démocratie en Europe centrale
et orientale et l’une des principales raisons pour lesquelles aujourd’hui
plus de personnes que jamais dans l’histoire de l’humanité vivent
dans des Etats démocratiques, a été marqué par un manque notable
de ferveur populaire et un léger sentiment de gêne dans les pays
concernés. Quelques mois plus tôt, à un moment où la crise économique
mondiale était à son paroxysme, un sondage publié en juin 2009 indiquait
que près de la moitié des jeunes Hongrois pensait que la vie était
meilleure sous ce que l’on appelait le «communisme goulasch»
Note.
Un autre sondage publié en mars 2009 révélait qu’une majorité d’habitants
de ce qui était autrefois l’Allemagne de l’Est pensait que la vie
était meilleure du temps de l’ancienne République démocratique allemande
(RDA)
Note. En République tchèque, le
terme de «révolution de velours» est utilisé avec prudence, voire
défiance.
42. Comme le souligne Jacques Rupnic
Note,
nonobstant une telle «nostalgie» – répandue parmi une nouvelle génération
qui n’a que de vagues souvenirs des régimes communistes –, en réalité,
personne, en Europe centrale et orientale, ne souhaite revenir à
la dictature. Cependant, il est incontestable qu’il y a une «crise
des attentes», voire un sentiment de «révolution trahie» qui s’exprime
sous la forme d’un désenchantement à l’égard de la démocratie libérale
et représentative après deux décennies d’expérience de ce régime.
La démocratie ne peut plus tirer sa légitimité de 1989 et du rejet
massif de l’ancien régime qui s’est produit alors.
43. Rupnic dresse la liste des éléments nouveaux dans les anciens
pays du Pacte de Varsovie pour expliquer l’absence du «triomphalisme
de 1989»: la bulle immobilière qui a éclaté dans les Etats baltes
et l’agitation sociale qui touche en particulier pour la première
fois la Lettonie; la guerre des paroles et des nerfs entre la Hongrie
et la Slovaquie au sujet des questions des minorités; le fait qu’en
République tchèque les toutes dernières élections aient été reportées
en raison d’une vive controverse politique autour d’une décision de
la Cour constitutionnelle maintenant en fonction un gouvernement
provisoire non issu des urnes, dirigé par un statisticien ex-communiste.
Rajoutons qu’en Albanie et en Moldova, pays cités comme des exemples positifs
dans le rapport de 2007 sur la situation de la démocratie en Europe,
le fonctionnement des institutions démocratiques est paralysé depuis
l’année dernière, bloquant des réformes absolument nécessaires et
la poursuite de l’intégration européenne. Dans les deux pays, bien
que sans doute pour des raisons différentes, le développement d’une
culture de la citoyenneté démocratique commune et le respect des
valeurs démocratiques fondamentales n’ont aucunement suivi le rythme
de la mise en œuvre de l’économie de marché.
44. Certes les élections sont mécaniquement organisées de façon
plus ou moins correcte
Note, mais la participation est en baisse.
Les institutions appropriées existent, mais, après examen approfondi,
elles apparaissent comme des «coquilles vides». Il n’y a aucune
alternative à la démocratie, mais ses institutions inspirent très
peu confiance et les élites politiques qui ont présidé à deux décennies
de transition semblent totalement à bout de souffle. Et ce, malgré
l’intégration européenne et la croissance économique, tout au moins dans
une région de l’Europe centrale allant des Etats baltes à la Slovénie.
Comme Rupnic le fait observer, il règne d’un pays à l’autre une
atmosphère d’épuisement autour du processus de transition vers la
démocratie, les marchés et l’intégration européenne.
45. En Hongrie, les récentes élections générales ont confirmé
ce processus dans un pays où une propagande d’extrême droite agressive
et violente se développe depuis quelques années, notamment depuis le
discours et le comportement irresponsables de l’ex-Premier ministre
socialiste
Note. Les résultats des élections font
écho au sondage de l’année dernière: les forces nationales/conservatrices
possèdent à présent près de 80 % des sièges au parlement hongrois;
un quart d’entre elles sont ouvertement autoritaires et nationalistes. Le
commentaire de Michael Frank dans le
Süddeutsche
Zeitung est pertinent: «La Hongrie est en ce sens exemplaire
pour l’ensemble de l’espace postsoviétique: avec l’économie de marché,
seule la faible spiritualité de l’argent est entrée dans le pays.
Cela ne vous mène pas très loin. D’autres valeurs anciennes et parfois réellement
mises à mal n’ont pas été remplacées. Une mentalité démocratique
et un enthousiasme vis-à-vis d’une démocratie parlementaire n’ont
pas été insufflés. Pas même la plus grave crise financière n’a été capable
de rassembler toutes les forces au service du bien commun. L’absence
essentielle de valeurs a créé un espace pour ceux qui soutiennent
que la nation et le folklore sont les seules valeurs transmises
par Dieu.»
Note
46. Quelques mois plus tôt, dans une lettre adressée au rédacteur
en chef du
Neue Zürcher Zeitung en réaction
à un essai «sensible» – selon ses termes – sur la situation politique
en Hongrie par l’écrivain György Dalos, la lectrice allemande Ilse
Bindseil écrivait: «Ne devrions-nous pas dire que la transformation
pacifique en Hongrie n’a peut-être pas fait des Hongrois des démocrates?
A l’inverse, les “critères nationaux” ont donné le ton avec lequel
ils expliquent leur désastre. Ne devrions-nous pas souligner que
ceux qui veulent la démocratie doivent surmonter le nationalisme
en tant que part douteuse de la nation
(Auf
das Völkische am Volk verzichten)?»
Note
47. Plusieurs intellectuels notent que la Hongrie a besoin plus
que de toute autre chose de véritables débats publics, de réelles
délibérations sociétales qui aideraient les citoyens à comprendre
qu’il n’est pas possible de surmonter la plus grave crise économique
que l’on ait connue depuis les années 1930 en créant des attentes qui
nécessitent encore plus de fonds publics, à un moment où l’économie
ne connaît pas de croissance et où le taux de chômage est extrêmement
élevé. Or, au lieu de délibérations publiques, la société hongroise
est marquée par une extrême polarisation, des discours de haine
et l’absence de volonté de la part de nombreux responsables politiques
de réfléchir et de débattre ouvertement en faisant leur autocritique
Note. L’écrivain György
Dalos appelle donc à une nouvelle «table ronde publique» en Hongrie,
sur le modèle du mouvement polonais Solidarnosc il y a vingt et
un ans, pour surmonter «l’atmosphère dominante de haine et de peur»
qui tend à dégénérer en une névrose collective de peur et qui pourrait
conduire à des mouvements d’extrême droite encore plus virulents
Note.
48. En tentant de comprendre pourquoi «l’invention démocratique»
de 1989 a été si vite écartée, Rupnic met en cause l’imitation rapide
et fidèle des modèles occidentaux dans toute l’Europe centrale et
orientale qui a eu lieu après 1989. Cette imitation a été dans l’ensemble
réussie, du moins pour ce qui est du cadre constitutionnel et institutionnel.
Mais elle a consisté à suivre un modèle «qui montrait déjà des symptômes
de lassitude, voire de crise». L’Europe centrale et orientale a
ainsi hérité, en même temps que des fondamentaux, des maux de la
démocratie occidentale, notamment: des taux de participation politique
en baisse constante, un abîme entre les citoyens et les élites politiques,
une faible confiance dans les institutions parlementaires et étatiques,
et la montée de mouvements populistes et nationalistes mettant en
question la démocratie libérale.
49. Václav Havel déclarait récemment: «(…) nous nous sommes battus
pour un système politique différent de celui [avec lequel] nous
nous retrouvons.» Les déceptions de la vie postrévolutionnaire «auraient
pu dans une certaine mesure être anticipées, mais [elles] se sont
révélées bien pires qu’on ne le craignait»
Note.
50. Et il n’y a que quelques mois, en mars 2010, parlant de «La
perestroïka, vingt-cinq ans plus
tard», Mikhaïl Gorbatchev écrivait: «Le processus démocratique s’essouffle;
dans plus d’un domaine, il recule. Les décisions majeures sont toutes
prises par le pouvoir exécutif; le parlement se contente de donner
son autorisation formelle. L’indépendance des tribunaux est remise
en question. Nous ne disposons pas d’un système de partis qui permettrait
à une nette majorité de l’emporter, tout en tenant compte de l’opinion minoritaire
et en accordant une place à une opposition active. De plus en plus,
les gens ont le sentiment que le gouvernement a peur de la société
civile et voudrait tout maîtriser. Nous avons vécu cela, nous l’avons
fait! Voulons-nous retourner en arrière?»
Note
51. L’appel de György Dalos à organiser une «table ronde» nationale
délibérative en Hongrie pour surmonter au moins en partie la crise
de la démocratie que connaît le pays est bien fondé. En fait, l’un
des résultats les plus notables d’une démocratie forte et saine
est qu’elle produit une société apprenante et intégrée, par des
efforts de communication de tous les partenaires au conflit, dans
une sphère publique ouverte – beaucoup plus large que l’espace dont
les médias ont besoin pour eux-mêmes. Le philosophe politique allemand
Jürgen Habermas affirmait récemment au sujet de la sphère publique:
«La démocratie est blessée lorsque la sphère publique est dominée
par les médias qui ont un monopole de l’opinion, manipulé par les lobbyistes
et dirigé par les responsables politiques. La démocratie échoue
lorsque les sociétés, aveuglément, sans aucune délibération et formulation
d’une volonté commune, comprennent et suivent le progrès comme un
mouvement en lui-même; pour elles, la science et la technologie
deviennent finalement une idéologie.»
Note Le philosophe
français Edgar Morin a mis en avant une idée similaire dans le récent
article où il écrit sur la nécessité «de réformer la démocratie»
Note.
3.2.4 De nombreux signes du déraillement
de la démocratie en Europe: montée de l’extrême droite, des politiques
et discours xénophobes et identitaires
52. Il faut éviter de tomber dans le piège d’une certaine
arrogance occidentale qui considérerait que les pays occidentaux
savent parfaitement ce qu’est la démocratie et l’ont réalisée
Note. Les mouvements populistes et extrémistes,
les politiques identitaires et celles relatives aux symboles ainsi
que les discours nationalistes se manifestent également depuis quelque
temps dans les pays d’Europe occidentale et se sont trouvés renforcés du
fait de la crise. En voici quelques exemples.
53. En Italie, l’agressivité de responsables politiques, notamment
ceux qui occupent des fonctions de l’Etat, à l’encontre de divers
groupes d’étrangers et de réfugiés est devenue chose courante. Les
attaques régulières du gouvernement de M. Berlusconi contre les
autorités judiciaires mettent en danger le principe de la séparation
des pouvoirs et l’indépendance du système judiciaire. Par ailleurs,
les médias subissent de fortes pressions de la part du gouvernement.
A la suite des récentes interventions concernant l’organisation,
les agents et même les émissions des chaînes publiques de la RAI,
les mécanismes de base du contrôle démocratique par des médias libres
ne sont plus garantis dans le pays.
54. Le politologue italien Gian Enrico Rusconi a tenté de comprendre
le «phénomène Berlusconi» et l’explique de trois façons
Note: «Premièrement: le
populisme démocratique tel que le pratique Berlusconi est en train
de générer une mutation de la démocratie. Deuxièmement: cette mutation
est l’expression d’une société civile profondément mécontente, minée
par les conflits et moralement dénuée de scrupules. Troisièmement: Berlusconi
est devenu un vrai système, bien plus qu’un personnage. Derrière
lui et son système, toute une classe politique fait bloc et défend
ses propres intérêts. (…) Le Berlusconisme est l’expression de la
profonde désorientation de la société civile. Nombre de pathologies
sociales en Italie ne proviennent pas du dehors, mais du sein même
de la société: absence généralisée de sens civique et de respect
pour l’Etat, collusion endémique de nombreuses administrations régionales
et de nombreux groupes sociaux avec la mafia, absence de solidarité
et racisme latent… On peut dire qu’il s’agit d’une société profondément
divisée, socialement désagrégée et démoralisée…»
55. En Autriche, le parti d’extrême droite FPÖ pourrait se consolider
et rassembler ses différents courants. Il a présenté un candidat
aux élections présidentielles mais a clairement échoué, ce qui a
fait dire au leader du mouvement d’extrême droite que ce dernier
devrait s’abstenir de faire des références au passé nazi et tenter de
se rapprocher d’une position centriste.
56. Aux Pays-Bas, le soutien croissant des électeurs au parti
xénophobe et anti-islamique dirigé par Geert Wilders menace d’affaiblir
considérablement la structure du système des partis néerlandais.
Un ancien ambassadeur néerlandais du Conseil de l’Europe, M. Henk
Wagenmakers, qui a vécu presque dix ans en Suisse après sa retraite,
a récemment écrit, dans un texte comparatif: «En Suisse, l’initiative
contre les minarets a concentré les tendances islamophobes en un
référendum; aux Pays-Bas, l’islamophobie est devenue un élément
du débat tant général que politique dans son ensemble (…). A l’aube
des élections du 9 juin prochain, le centre se délite et se décompose.
La naissance d’une nouvelle coalition gouvernementale réunissant
pas moins de quatre partis ne peut plus être exclue. Une explosion
politique le jour de l’élection non plus… (…). Aux Pays-Bas, nous
allons peut-être au-devant d’un processus de transformation profonde,
dont les conséquences ne pourront être ni ignorées ni minimisées.»
Note
57. En France, où un «ministère de l’Identité nationale» a, pour
la première fois, été créé, on a assisté lors des récentes élections
régionales à une montée des voix pour l’extrême droite (qui a quelquefois
joué un rôle déterminant dans le résultat de l’élection), par rapport
au score qu’elle a obtenu lors des élections au Parlement européen
de 2009.
58. En Grèce, aux élections nationales de 2009, un parti nationaliste
d’extrême droite relativement récent a obtenu le plus grand score
jamais atteint, avec 15 sièges sur les 300 que compte le parlement.
59. En Suisse, le référendum contre les minarets islamistes a
montré comment des défaillances dans la conception constitutionnelle
de la démocratie directe pouvaient conduire à des résultats non
démocratiques. La majorité des Suisses considèrent encore la démocratie
comme un privilège des citoyens helvétiques et non pas comme un
droit humain fondamental. Le fait que tout être humain dispose de
droits fondamentaux, qui ne sauraient faire l’objet de décisions
d’une majorité, est moins ancré dans l’inconscient politique des
Suisses que la règle de la majorité. C’est pourquoi le Parlement
suisse n’a pas le pouvoir d’empêcher que toute initiative populaire
irrespectueuse des droits de l’homme soit soumise à référendum,
contrairement à ce qu’exige la Convention européenne des droits
de l’homme; et il n’existe aucune Cour constitutionnelle ayant cette compétence.
Il s’agit là d’une des raisons pour lesquelles le référendum du
29 novembre 2009 s’est soldé par des résultats où presque 60 % des
53,4 % des électeurs suisses ayant pris part au référendum ont,
de façon discriminatoire et contraire à la liberté de religion,
décidé d’interdire la construction de nouveaux minarets
Note.
60. La démocratie directe en tant que principe n’est pas à blâmer
pour ces lacunes, mais bien la façon suisse de l’appliquer et notamment
les modalités servant d’interface entre elle et les droits de l’homme.
Pour empêcher que la démocratie directe ne devienne «la tyrannie
de la majorité», selon les mots de Tocqueville, il convient de protéger
les droits et libertés fondamentaux de manière qu’il soit impossible
de les soumettre à référendum. De nombreux Suisses ont compris la
leçon du vote de novembre dernier et un débat a été lancé en Suisse
sur la manière d’inscrire les réformes nécessaires dans la Constitution
fédérale. Parce que la démocratie en général et la démocratie directe
en particulier perdent leur dignité lorsqu’une majorité est invitée à
restreindre les droits et libertés fondamentaux d’une minorité.
La démocratie est indissociable du respect des droits de l’homme.
3.2.5 La collecte illimitée de données
personnelles par des agences de l’Etat
61. La collecte presque illimitée de données à caractère
personnel par des agences de l’Etat représente une grave menace
pour la liberté individuelle et le respect de la vie privée, qui
sont des conditions préalables importantes à la libre participation
à la vie démocratique.
62. En particulier, les banques de données de la police mais aussi
celles des agences de la sécurité sociale (ELENA en Allemagne) représentent
un tel danger. Plusieurs technologies servent de sources de données. On
notera que:
- les données des
télécommunications et les coordonnées internet des personnes soupçonnées d’infractions,
mais également du reste de la population, sont conservées pendant
de longues périodes;
- la vidéosurveillance dans les espaces publics et les magasins
s’est considérablement développée;
- l’augmentation des possibilités de surveillance par les
moteurs de recherche sur internet et les réseaux sociaux ouvre de
nouvelles possibilités d’utilisation, légitime et abusive, de données;
- les données concernant les clients des banques sont également
accessibles à des fins de sécurité publique. L’accord SWIFT entre
l’Union européenne et les Etats-Unis offre même aux agences de sécurité
américaines un accès illimité (l’accord sera prochainement révisé).
Mais les données des banques collectées par SWIFT peuvent aussi
être mises à la disposition des agences de sécurité des Etats membres
européens et au niveau de l’Union européenne. Heureusement, le Parlement
européen a mis fin à cet accord avec les Etats-Unis, bien que certains
Etats membres du Conseil de l’Europe, non membres de l’Union européenne,
semblent s’y soumettre encore.
4 Perspectives de la démocratie
et nouveaux défis
4.1 Vers une démocratie plus participative
et délibérative
63. La crise de la représentation d’aujourd’hui, accentuée
récemment par la crise économique et sociale, nous oblige à penser
le lien politique entre société et pouvoir autrement que sous les
formes traditionnelles du mandat et de la délégation, dont les citoyens
ne se contentent plus
Note. Les
limites du système électoral et les ratés de la démocratie représentative
ont nourri la défiance des citoyens, en particulier les plus jeunes
Note. Ces derniers
se sentent impuissants face aux défis politiques, et frustrés.
64. Il convient en effet de rappeler que, pour Montesquieu, Rousseau,
Tom Paine ou Ferguson, la véritable démocratie signifie la participation
de la communauté tout entière aux affaires communes
Note.
Mais à partir du moment où une théorie libérale de la constitution
politique est élaborée et prévaut vers la fin du XVIIIe siècle, elle
s’appuie sur l’affirmation explicite de l’impossibilité de cette
participation dans les sociétés contemporaines et sur l’acceptation
de l’Etat comme distinct de la communauté politique
Note.
65. Ce n’est pas pure coïncidence si John Keane, professeur britannique
d’origine australienne et biographe de Tom Paine, a écrit il y a
un an un article dans
The Guardian intitulé
«Tom Paine, nous avons besoin de toi»
Note. Keane s’interroge:
«Face à une crise politique de plus en plus profonde, à une nouvelle
gangrène croissant sur la désaffection du public pour la politique,
à des parlementaires affairistes et à un gouvernement à la dérive,
où nous tourner pour trouver de nouveaux souffles?» Et il répond:
«Etant donné la façon dont Tom Paine a contribué à l’édification
d’idéaux démocratiques visionnaires, il convient de se souvenir
de ce champion britannique – peut-être le plus grand de tous – de
la probité, de l’ouverture et de l’humilité en matière de gouvernement,
décédé à New York il y a deux cents ans cette semaine. Dans son
livre
Le sens commun, devenu
best-seller, Tom Paine affirme que les citoyens n’ont pas besoin
de rois pour gouverner et défendre la cause commune. Il tire du
principe que la Terre appartient à tout le monde la conclusion que
les membres les plus vulnérables de la société, notamment les enfants
et les vieillards, devraient se voir garantir une part équitable
de ses richesses.» Et Keane conclut: «Le débat public sur la réforme
parlementaire doit se poursuivre et s’intensifier, soutenu par la
compréhension de l’importance de l’histoire.»
66. L’éditorialiste du
Guardian, Polly
Toynbee, conclut de la crise parlementaire britannique et de la
perte de confiance du public dans le parlement qu’il convient de
«laisser le peuple décider d’insuffler un nouvel élan à la vie politique
du pays»
Note.
Et même le ministre britannique de la Justice, M. Michael Wills,
s’est exprimé en faveur de réformes démocratiques radicales: «La
classe politique est sur la sellette et des réformes essentielles
doivent être opérées. (…) La démocratie représentative – et donc
le parlement – doit rester au cœur de la gouvernance de ce pays.
(…) Mais les gens sont de plus en plus détachés du processus démocratique.
Certains considèrent la politique comme incapable d’exercer des
effets directs sur leur vie, d’autres souhaitent s’impliquer davantage
et peser tant sur les périodes entre les élections que sur les élections
elles-mêmes. (…) La démocratie directe devrait avoir sa place dans
nos dispositions constitutionnelles; en revanche, elle peut aussi
être l’instrument qui livrera le contrôle de notre démocratie aux mains
des riches et des puissants.»
Note Cela
revient donc à souligner ce que nous avons mentionné ci-dessus au
sujet de la Suisse, à savoir que ceux qui prônent l’intégration
d’éléments de démocratie directe dans la démocratie représentative
doivent veiller à réaliser cette intégration de manière à en éviter
tout effet pervers.
67. Aujourd’hui, il faudrait redonner à nos démocraties une assise
élargie. A la place de la représentation classique, il y a un besoin
de mettre en place des formes d’interaction beaucoup plus permanentes
entre gouvernés et gouvernants. Politiser la société ne repose pas
uniquement sur une réflexion sur le bon usage du suffrage universel.
Il faut trouver des structures participatives et délibératives qui
intègrent les citoyens. Il faut élire les représentants, mais aussi
en permanence les surveiller, leur demander des comptes. Il faut abandonner
l’idée d’une politique qui consiste à choisir un champion pour quatre
ou cinq ans. Réduire l’espace décisionnel aux seuls suffrages empêche
la politique de fonctionner. Les rythmes de la vie sociale se sont accélérés
alors que le temps parlementaire est resté inchangé. Ainsi, la solution
à la crise de la représentation est de passer d’une «démocratie
intermittente» à une «démocratie continue ou permanente»
Note.
68. Notons qu’il ne faudrait pas confondre la démocratie directe
avec la démocratie du plébiscite. La démocratie directe, à condition
d’être bien conçue et réglementée
Note, permet aux citoyens
de s’impliquer plus efficacement par le biais de référendums et
de projets d’initiative populaire, et constitue ainsi une forme
de «correction» de la démocratie représentative. Lorsque la démocratie
directe est entachée d’«abus plébiscitaires», que le Président,
le gouvernement ou la majorité du parlement peuvent trancher de
questions par voie référendaire, cela entraîne un risque élevé de
manipulation et de renforcement des hégémonies, et non un progrès
de la démocratisation.
69. Une démocratie directe fondée sur les citoyens ne comporte
aucun élément plébiscitaire, mais en tant que segment développé
d’une démocratie participative doit être perçue comme processus
d’implication et d’intéressement de tous à la chose publique. Les
citoyens créent ensemble un «pouvoir de communication» qui influence
le «pouvoir d’administration» et oblige le pouvoir économique à
respecter les besoins des forces des marchés pauvres ainsi que les
exigences écologiques. Le professeur Volkmann appelle cela «le cœur
de la vie démocratique»
Note. La démocratie participative est ainsi
beaucoup plus liée à l’idée d’association, à la délibération, à
l’information, à la reddition des comptes et à la transparence de
la part des gouvernants. Dans une démocratie authentiquement participative
et délibérative, le point de vue et les intérêts des groupes défavorisés
ou vulnérables pourraient eux aussi être intégrés au processus de
prise de décision, issu lui-même d’un débat public ouvert. Si tous
sont considérés aptes à payer des impôts, tous devraient aussi être considérés
aptes à participer aux affaires communes et à la prise de décisions,
et à exiger des comptes de la part de leurs représentants ou des
gouvernants!
70. Une infrastructure démocratique très forte est nécessaire
pour garantir que la démocratie directe ne soit pas manipulée par
les pouvoirs traditionnels tels que les grandes sociétés ou la finance,
comme il en va souvent en Suisse et en Californie, les deux endroits
au monde où la démocratie directe est le plus pratiquée. L’infrastructure
nécessaire pour une démocratie directe «libre et équitable» doit
comprendre les éléments suivants: le financement légal des partis
politiques et des comités «d’actions/questions»; un degré élevé
de transparence et une répartition équitable des ressources disponibles
entre les différents acteurs de la campagne référendaire; des organisations
civiles puissantes, susceptibles de participer au débat public;
une contention réelle du lobbying commercial; et des médias non
inféodés au seul marché mais capables de servir – en tant que piliers
de la démocratie – la cause commune, ainsi que des institutions
publiques en mesure d’offrir une éducation civique à tous
Note.
71. Sieyès disait que la démocratie ne se fait pas simplement
avec des institutions mais en construisant des places publiques,
des trottoirs, des lieux de rencontres. La démocratie, ce n’est
pas uniquement déléguer, décider, mais également discuter, vivre
ensemble dans la dignité, le respect et la solidarité
Note. Il n’y a pas à tergiverser, le modèle
de la démocratie reste celui de la redistribution, de l’invention
d’une vie commune. La démocratie est ainsi une forme de société,
nécessitant des règles de justice sociale et de répartition, et
pas seulement un régime ou l’addition des droits des individus.
Elle est une œuvre inachevée qui est mise à l’épreuve au quotidien.
72. De fait, la démocratie est bien plus qu’un moyen de défendre
les intérêts personnels et privés
Note. Le but sous-jacent de la
démocratie est de permettre à tous les citoyens de travailler à
un projet commun sur un pied d’égalité – de travailler à notre avenir
commun. Pour le professeur Volkmann, «les gens se voient et se comprennent
comme des participants et coauteurs égaux face à l’ordre juridique
qu’il leur faut à tous respecter. Comme dans tout bon orchestre,
dont les concerts sont plus que la somme des instruments particuliers juxtaposés»
Note. Le professeur Volkmann note ce paradoxe
que, les liens traditionnels entre citoyens (religion, sens de l’appartenance
à une classe sociale, style de vie) continuant à se déliter, des
attentes d’autant plus grandes risquent de surgir à l’égard de l’identité
communautaire démocratique, attentes auxquelles cette dernière,
de la manière dont elle a fonctionné jusqu’à maintenant, ne saura
pas répondre.
73. Le renouvellement du politique passe aussi par le développement
d’une nouvelle culture de la responsabilité politique. Il faudrait
en effet penser à la responsabilité politique également en termes
de responsabilité-réactivité
(responsiveness) ou
responsabilité-reddition de comptes
(accountability). Des institutions
de contrôle indépendantes, comme les médiateurs ou les autorités
régissant l’accès aux documents publics ou à la protection des données,
ainsi que les cours constitutionnelles peuvent contribuer à développer
cette notion de responsabilité politique sous la condition que leurs
propres composition et fonctionnement soient démocratiques et soient
perçus en tant que tels
Note.
74. Comment rendre nos démocraties plus participatives et plus
délibératives? Le budget participatif ou les conférences ou jurys
de citoyens sont quelques exemples, issus notamment de l’Europe
du Nord, du Canada et même de l’Amérique latine. Des tels forums
publics ne devraient néanmoins pas se limiter aux seuls citoyens.
Tous ceux qui vivent dans un pays, et pas seulement les citoyens,
devraient participer aux affaires communes aux niveaux local, régional
et national.
75. Récemment, les possibilités de participation à la vie politique
ont progressé de manière remarquable, ce dont il faut se féliciter.
Les réseaux et les
blogs sur
internet offrent à des millions de personnes la possibilité de s’exprimer
et peuvent notamment servir à la communication politique
Note aux
niveaux local et national ainsi qu’au niveau transnational. En outre,
de nouveaux concepts sont mis en pratique pour développer des innovations,
résoudre des conflits et trouver des compromis. Ces moyens peuvent
faciliter le développement de groupes de la société civile et de
l’autonomie locale. Toutefois, les chances de profiter de ces possibilités sont
compromises par la situation générale de la démocratie à l’heure
de la crise économique mondiale.
76. Il est à noter qu’en Lettonie le congrès du parti de centre
gauche nouvellement créé, qui a des chances d’arriver au pouvoir,
s’est prononcé récemment en faveur d’un renforcement de la démocratie
participative.
4.2 Renforcer l’éducation en vue
des affaires communes
77. Dans la démocratie athénienne, la participation effective
des citoyens n’était pas un droit abstrait, mais une pratique effective;
elle n’était pas laissée au hasard ou au bon vouloir des citoyens.
C’était toute la vie de la cité, toute l’éducation des citoyens,
la
paideia pros ta koina, l’éducation
en vue des affaires communes, qui conditionnait cette participation
effective
Note.
78. En réinventant aujourd’hui la démocratie, nous devrons également
mettre à nouveau l’accent sur l’éducation en vue des affaires communes
et renforcer l’éducation civique des citoyens. Mais pas seulement. En
effet, aujourd’hui, ce ne sont pas seulement les citoyens mais toutes
les personnes qui vivent dans un pays qui devraient bénéficier de
cette éducation en vue des affaires communes, tant aux niveaux local
et régional qu’au niveau national.
4.3 Intégrer le souci du long terme
et faire face au «court-termisme» ou à la myopie des démocratiesNote
79. Les régimes démocratiques ont du mal à intégrer le
souci du long terme dans leur fonctionnement. Cette difficulté est
d’autant plus préoccupante à l’heure des crises économique et environnementale
actuelles, qui exigent toutes les deux une réflexion à long terme
et pour les générations futures. En effet, les politiques économiques
et budgétaires de nos gouvernements jusqu’ici montrent que l’on
n’a cessé de faire porter le poids des dettes publiques aux générations
futures. L’environnement a été sacrifié à des impératifs économiques
et sociaux.
80. Une telle «myopie des démocraties» s’explique sans doute par
les rythmes électoraux et l’influence des sondages qui déterminent
les comportements des femmes et hommes politiques d’aujourd’hui.
Comment la corriger?
81. Personnellement, je ne suis pas en faveur des solutions qui
viendraient «de l’intérieur» du système électoral représentatif.
C’est plutôt en pensant la démocratie au-delà de cet ordre électoral
représentatif que nous pourrions espérer répondre au défi et revigorer
la vie politique
Note.
82. Citons l’exemple du Conseil économique, social et environnemental
en France qui pourrait jouer un rôle clé dans un tel processus.
Des structures similaires dans d’autres Etats membres devraient
être créées ou renforcées.
4.4 Humaniser et démocratiser la
mondialisation
83. Comme le disait le Premier ministre grec, M. Georges
Papandré ou, lors de son discours devant notre Assemblée quelques
mois plus tôt, à un moment où ses partenaires européens n’avaient
pas encore pris totalement la mesure de l’ampleur et des conséquences
de la crise économique en Grèce, aujourd’hui, «le Conseil de l’Europe
tout comme l’Union européenne ont à accomplir une tâche renouvelée
d’une ampleur considérable: défendre la démocratie dans le contexte
de la mondialisation, et humaniser et démocratiser le processus
de mondialisation»
Note.
84. En effet, aujourd’hui, comme nous l’avons déjà mentionné plus
haut, la mondialisation fournit une occasion formidable et de grandes
richesses, mais elle est soumise à quelques règles seulement, le
cas échéant. Qu’il s’agisse de la crise financière, de la lutte
pour les ressources énergétiques, de la menace du changement climatique
ou de la pauvreté et des inégalités, ce qui nous fait défaut au
niveau mondial, ce sont les règles nécessaires, l’entente et les
valeurs communes nécessaires, et les institutions nécessaires pour aborder
ces défis importants collectivement, de façon juste et efficace.
Le rassemblement à Copenhague de si nombreux chefs d’Etat et de
gouvernement en décembre 2009 a mis en évidence le manque de processus et
d’institutions, et même la volonté de réglementer et d’humaniser
notre modèle de croissance et de développement face à la menace
du changement climatique.
85. Si nous ne relevons pas les défis de la mondialisation et
si nous n’y faisons pas face d’une manière qui renforce les droits
de l’homme, la prééminence du droit et le sens de la justice et
de la sécurité pour tous, en particulier pour les plus faibles,
nous assisterons à une concurrence exacerbée sur toute la planète
entre les intérêts géopolitiques opposés, que ce soit en matière
d’énergie, de ressources en eau ou n'importe quelle autre chose,
et à une peur et une insécurité croissantes au sein de nos sociétés.
Il est donc indispensable d’humaniser et de démocratiser la mondialisation,
sinon elle deviendra synonyme de violence et de barbarisme.
86. Aujourd’hui, nous avons séparé le marché et l’économie des
structures politiques d’une façon qui permet au marché, plutôt qu’à
nos institutions démocratiques et à nos citoyens, de prendre des
orientations politiques. Nous devons rétablir la place de la politique
pour que les décisions que nous prenons concernant nos systèmes
économiques soient prises en connaissance de cause et régies par
la volonté démocratique de nos peuples.
87. J’aimerais citer la conclusion de M. Papandré ou, que je partage
totalement: «Dans ce monde qui se globalise, le monde a besoin de
plus et non pas de moins d’Europe. Si l’Europe a été un projet de
paix après la première et la seconde guerres mondiales, aujourd’hui
c’est aussi un projet permettant d’aborder un monde globalisé. Nous
pouvons et devons devenir un modèle pour une société mondialisée
– une société qui prévoit que différentes nations, différentes cultures
et différentes langues et traditions peuvent partager les mêmes valeurs
fondamentales et les mêmes pratiques de base et, ce faisant, garantir
la prééminence du droit et une mondialisation démocratique et humaine.»
4.5 Vers une démocratie transnationale
88. C’est également au-delà des élections qu’il faut
aussi commencer à activer une démocratie transnationale
Note.
C’est en effet par le biais d’une appropriation citoyenne qu’elle
devrait pratiquement prendre forme. Et c’est par le biais d’une
opinion publique en faveur d’une coopération plus active entre les
Etats et de plus de solidarité – plutôt qu’en faveur du repli –
que les Etats eux-mêmes seront plus ouverts à une telle coopération
interétatique.
89. Des avancées pourraient peut-être se réaliser en soutenant
et en coordonnant les mouvements créés par les citoyens pour traiter
des questions spécifiques. Dans la mesure où les problèmes qui doivent
être résolus aux niveaux local et régional dépassent souvent les
frontières nationales (les problèmes environnementaux, par exemple),
des réseaux transnationaux se développent déjà à ces niveaux en
Europe. Il est donc primordial de renforcer le soutien à ce type
d’initiatives, par la mise à disposition de compétences techniques
et des ressources financières, en particulier dans la perspective
d’une future démocratie transnationale européenne, comme l’a déjà
noté le rapport de 2008
Note.
90. A cet égard, il serait déjà important que les mouvements et
les groupes œuvrant aux niveaux local et transnational échangent
leurs expériences.
91. J’aimerais aussi remarquer que, alors que la démocratie en
tant que mécanisme de redistribution et de production de services
publics reste structurellement nationale, la démocratie en termes
de régulation et de reconnaissance des droits, elle, n’a pas besoin
d’Etat-nation, elle peut être nationale aussi bien qu’internationale
ou transnationale
Note.
92. Le Traité de Lisbonne de l’Union européenne est entré en vigueur
en décembre 2009. Pour diverses raisons, c’est un événement important
pour l’avenir de la démocratie dans les 27 Etats membres de l’Union, qui
représentent une grande partie des Etats membres du Conseil de l’Europe.
L’intégration de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
dans le traité et un développement important des principes de la démocratie
dans plusieurs articles du traité renforceront les normes fondamentales
en matière de liberté et de démocratie dans tous les Etats membres.
93. Il convient de citer particulièrement l’Initiative citoyenne
européenne (ICE), premier droit civil transnational de l’Histoire,
qui offre à un million de citoyens européens issus d’un nombre significatif
d’Etats membres la possibilité de présenter des propositions de
loi à la Commission européenne (article 11.4).
94. En soutenant ce nouveau droit civil, le Parlement européen
a suivi un principe central de la démocratie directe et montré qu’il
était disposé à partager son pouvoir avec un certain nombre de citoyens.
Ceux qui voient dans cette initiative une avancée mineure ne doivent
pas oublier que le Parlement européen n’a pas le pouvoir d’initier
une loi européenne et qu’il ne peut que proposer à la Commission
la révision d’une loi européenne ou l’élaboration d’une nouvelle
loi.
95. Pour empêcher que ce nouvel instrument ne soit utilisé que
par les organisations européennes ayant déjà une influence importante
à Bruxelles et permettre à des organisations plus petites ou nouvelles
de la société civile de s’en servir, la Commission et le Parlement
européen doivent mettre en œuvre l’ICE de manière que ceux qui commencent
à l’utiliser de manière crédible disposent des ressources nécessaires
en matière de communication, de transport et de traduction
Note.
5 La contribution du Conseil
de l’Europe
5.1 Garantir le droit de participer
à la conduite des affaires publiques en tant que droit humain et
liberté politique fondamentale
96. L’article 3 du Protocole no 1
à la Convention européenne des droits de l’homme, ratifié par tous
les Etats membres du Conseil de l’Europe sauf deux (Monaco et la
Suisse), garantit le droit de vote et d’éligibilité
Note.
97. Toutefois, il ne comporte aucune garantie du droit de participer
à la conduite des affaires publiques. A ce propos, l’article 3 du
Protocole no 1 est en retrait par rapport
à l’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Ce dernier, s’il consacre, dans son troisième paragraphe, le droit
au suffrage universel égal et la liberté du vote, garantit dans
son tout premier paragraphe que «Toute personne a le droit de prendre
part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement,
soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis».
98. De même, le Pacte international relatif aux droits civils
et politiques, dans son article 25, garantit «le droit et la possibilité»
pour chaque citoyen «de prendre part à la direction des affaires
publiques, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants
librement choisis».
99. Dans le cadre du Conseil de l’Europe, un travail considérable
a été effectué pour consacrer le droit de participer à la direction
des affaires publiques au niveau local.
100. Dès 1992, le Conseil de l’Europe adoptait la Convention sur
la participation des étrangers à la vie publique au niveau local.
Bien qu’elle soit entrée en vigueur en 1997, le nombre de ratifications
est très faible: elle n’a été ratifiée que par trois Etats membres
et signée par huit autres.
101. Des travaux ont donc été engagés pour concevoir un nouvel
instrument destiné à garantir le droit de participer aux affaires
publiques au niveau local pour tous, qu’ils soient étrangers ou
ressortissants nationaux. Ces travaux ont conduit à l’élaboration
d’un protocole additionnel à la Charte européenne de l’autonomie
locale sur «le droit de participer aux affaires des collectivités
locales» qui n’a été ouvert à la signature que l’année dernière,
le 16 novembre 2009, à Utrecht. Le nouveau protocole a déjà été
signé par 12 Etats membres et ratifié par deux (la Norvège et la
Suède).
102. Le Protocole d’Utrecht garantit le droit de participer aux
affaires d’une collectivité locale à «toute personne relevant de
la juridiction» d’un Etat partie, même si certains droits spécifiques
sont réservés uniquement aux citoyens. Il définit ce droit comme
«le droit de s’efforcer de déterminer ou d’influencer l’exercice
des compétences de la collectivité locale».
103. Il est assez intéressant de noter que le Préambule du Protocole
d’Utrecht énonce:
«Considérant
que le droit de participer à la gestion des affaires publiques fait
partie des principes démocratiques communs à tous les Etats membres
du Conseil de l’Europe».
104. La question se pose donc: pourquoi ne pas consacrer le droit
de participer à la conduite des affaires publiques, que ce soit
au niveau local, régional ou national, en tant que droit humain
fondamental dans un nouveau protocole à la Convention européenne
des droits de l’homme?
105. Cela viendrait s’ajouter, d’une part, au droit de voter et
de se présenter à des élections et, de l’autre, aux initiatives
antérieures prises au niveau local. En outre, comme nous l’avons
dit précédemment, dans le contexte de mondialisation dans lequel
nous vivons, les questions locales deviennent des questions mondiales.
Par exemple, les effets du changement climatique peuvent se sentir
autour de nous, mais il s’agit d’une question globale. Et la plupart
des gens, et en particulier les jeunes, ont tendance à être beaucoup
plus intéressés par la direction des affaires publiques au niveau
national, voire international, que par les problèmes locaux.
106. L’élaboration, au sein du Conseil de l’Europe, d’un nouvel
instrument juridique, sous la forme d’un protocole à la Convention
européenne des droits de l’homme, sur le droit de participer à la
conduite des affaires publiques (sans restriction au niveau local)
établirait clairement qu’il s’agit d’un droit humain fondamental
dont le contenu va au-delà du droit d’élire tous les quatre ou cinq
ans les membres du parlement ou les chefs d’Etats, ou même de se
présenter aux élections. Cela constituerait une contribution concrète
et à fort retentissement de notre Organisation pour promouvoir la
démocratie participative sur tout le continent. Le processus de
rédaction en lui-même offrirait une occasion unique d’animer le
débat sur la nécessité d’accroître la participation active et d’associer
davantage les citoyens à la direction des affaires publiques.
107. Il va sans dire qu’un certain nombre de questions doivent
être examinées dans le cadre d’un tel processus, notamment en ce
qui concerne les bénéficiaires et l’étendue précise de ce droit.
A mon sens, il ne serait pas très logique d’établir aujourd’hui
un nouvel instrument juridique sur la participation s’il doit se
limiter aux seuls citoyens. Alors qu’en principe le droit de participer
à la conduite des affaires publiques devrait être accordé à «toute
personne relevant de la juridiction d’un Etat», certains attributs
de ce droit devraient peut-être se voir réservés aux ressortissants
nationaux ou aux résidents. De plus, la question se pose de savoir
si une personne devrait avoir le droit de participer à la conduite
des affaires publiques à la fois de son Etat d’origine et de son
Etat de résidence. Toutes ces questions requièrent plus ample réflexion
et un débat public.
108. La Commission de Venise pourrait être un excellent partenaire
qui assisterait l’Assemblée dans l’élaboration d’un projet de protocole
sur le droit à la participation aux affaires publiques. La commission
des questions politiques de l’Assemblée, en collaboration avec la
Commission de Venise, pourrait de fait organiser en commun des audiences
et des débats ouverts au public sur la question, et proposer un
projet de texte au Comité des Ministres pour examen. D’autres parties
intéressées pourraient également être invitées à participer au processus
de réflexion en fonction des besoins.
109. Je propose donc que l’Assemblée décide de poursuivre son travail
de réflexion, en consultation étroite avec la Commission de Venise,
afin d’élaborer un protocole à la Convention européenne des droits
de l’homme garantissant le droit de participer aux affaires publiques.
5.2 Renforcer l’éducation à la
citoyenneté démocratique
110. Le Conseil de l’Europe a une expertise de longue
date dans le domaine de la citoyenneté démocratique. Cette dernière
est définie comme «l’éducation, la formation, la sensibilisation,
l’information, les pratiques et les activités qui visent, en apportant
aux apprenants des connaissances, des compétences et une compréhension, et
en développant leurs attitudes et leurs comportements, à leur donner
les moyens d’exercer et de défendre leurs droits et leurs responsabilités
démocratiques dans la société, d’apprécier la diversité et de jouer
un rôle actif dans la vie démocratique, afin de promouvoir et de
protéger la démocratie et la primauté du droit»
Note.
111. La Charte sur l’éducation à la citoyenneté démocratique et
l’éducation aux droits de l’homme constitue une contribution majeure
de notre Organisation. Son élaboration a nécessité plusieurs années
de vastes consultations et elle a été finalisée en 2010. Cet instrument
non contraignant est un outil de la promotion de la citoyenneté
démocratique dans le cadre de l’éducation formelle et de l’enseignement
et de la formation professionnels, et prévoit la participation active
des apprenants et des parents à la gouvernance des institutions
éducatives. Elle encourage également les activités multilatérales
et transfrontalières, dont le réseau existant de coordinateurs chargés
de l’éducation à la citoyenneté démocratique et aux droits de l’homme.
112. Il y a quelques semaines à peine, lors de sa session ministérielle
à Strasbourg, le 11 mai 2010, le Comité des Ministres a adopté une
recommandation appelant les Etats membres à respecter cette charte
Note.
113. Je propose que l’Assemblée se joigne au Comité des Ministres
pour recommander le respect de la nouvelle charte qui servira également
de base au futur travail du Conseil de l’Europe dans ce domaine
dans les années à venir.
5.3 Mettre en place un forum de
la démocratie de Strasbourg
114. L’Assemblée a maintes fois affirmé, dans ses rapports
comme au cours de ses débats, que le pilier de la démocratie de
l’Organisation doit être consolidé et gagner en visibilité.
115. Les deux autres piliers du Conseil de l’Europe, les droits
de l’homme et la prééminence du droit, sont solidement consacrés
par la Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence
de la Cour de Strasbourg, et sont donc également visibles. Le rôle
du Conseil de l’Europe en tant que garant des droits de l’homme
en Europe a été largement reconnu et sera encore renforcé avec le
processus d’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne
des droits de l’homme à la suite de l’entrée en vigueur du Traité
de Lisbonne.
116. Mais en matière de démocratie, le message et le rôle du Conseil
de l’Europe ne sont pas encore tout à fait visibles, malgré un renforcement
progressif depuis le Sommet de Varsovie de 2005. Plusieurs mécanismes et
structures existent aujourd’hui et d’importantes activités sont
régulièrement menées dans le domaine, notamment le Forum pour l’avenir
de la démocratie, les débats bisannuels de l’Assemblée sur la situation
de la démocratie en Europe, la Commission européenne pour la démocratie
par le droit (Commission de Venise) et l’Université d’été de la
démocratie qui rassemble chaque année à Strasbourg de jeunes dirigeants participant
au réseau des écoles d’études politiques – initiative de la société
civile destinée à former les nouvelles générations de dirigeants
démocratiques d’Europe de l’Est aux grands problèmes de la société européenne,
l’accent étant mis plus particulièrement sur les institutions démocratiques
et la coopération européenne.
117. Toutefois, ce qui semble manquer c’est une structure générique
garantissant des synergies entre ces diverses structures et activités,
et une visibilité accrue du message paneuropéen du Conseil de l’Europe
sur la démocratie.
118. Le Forum pour l’avenir de la démocratie, mis en place au Sommet
de Varsovie, à l’instigation de l’Assemblée, présente en fait l’avantage
de réunir l’ensemble des partenaires du processus démocratique dans
son Quadrilogue: des représentants de l’Assemblée, du Congrès, du
Comité des Ministres et de la Conférence des OING, c’est-à-dire
des représentants des organes élus aux niveaux local et national,
des gouvernements et de la société civile.
119. Toutefois, en raison de la très forte influence du pays hôte
et des liens institutionnels limités avec les organes décisionnels
de l’Organisation, son incidence sur les activités du Conseil de
l’Europe dans le domaine de la démocratie est réduite et sa visibilité
très limitée en dehors du pays hôte. Il lui manque également une direction
et une structure d’encadrement d’envergure dotée d’un statut permanent.
120. Une réforme du Forum pour l’avenir de la démocratie est en
cours en ce moment, à laquelle l’Assemblée participe activement
en tant que partenaire du Quadrilogue. Les propositions de réforme
présentées actuellement doivent être accueillies favorablement,
en particulier l’idée de transformer l’ancien organe «consultatif»
en organe «directeur» auquel seraient confiées des responsabilités
accrues, celle d’associer des experts externes à la préparation
d’événements dans un cycle du forum, la décision d’organiser une
session du forum tous les deux ans plutôt que chaque année, etc.
121. La réforme en cours du forum entraînera certainement une amélioration
de son fonctionnement mais ne résoudra pas les problèmes mentionnés
plus haut, à savoir se doter d’une structure dirigeante d’envergure
et accroître la visibilité du Conseil de l’Europe en tant qu’acteur
majeur dans le domaine de la démocratie, puisque les sessions du
forum continueront d’être organisées dans différents Etats membres.
122. D’autre part, l’Université d’été de la démocratie, qui regroupe
les 16 écoles d’études politiques existant dans l’ensemble de l’Europe
de l’Est (y compris le Caucase du Sud) et du Sud-Est et auxquelles
la ville de Strasbourg est étroitement associée, est en phase de
devenir un événement politique majeur qui suscite un intérêt croissant
de la part des médias. Des personnalités de premier plan ont participé
à l’université d’été depuis qu’elle a été mise en place en 2006.
123. Toutefois, comme aucune école d’études politiques ne fonctionne
dans les pays d’Europe occidentale, l’Université d’été de la démocratie
représente moins de la moitié des Etats membres du Conseil de l’Europe.
124. C’est pourquoi, afin de combiner les avantages et d’éviter
les inconvénients des deux structures existantes – le Forum pour
l’avenir de la démocratie, d’une part, et l’Université d’été de
la démocratie, de l’autre –, une solution éventuelle consisterait
à les réunir et organiser à Strasbourg une manifestation majeure consacrée
à la démocratie, manifestation qui pourrait conférer une plus grande
importance et davantage de visibilité au message du Conseil de l’Europe
sur la démocratie et qui pourrait s’appeler le forum de la démocratie
de Strasbourg.
125. L’idée de mettre en place un «Davos de la démocratie» sur
la base des mécanismes et structures du Conseil de l’Europe existants,
en tant que véritable laboratoire d’idées, de réflexion et d’expertise,
a récemment été lancée dans le rapport de M. Mignon sur l’avenir
du Conseil de l’Europe à la lumière de ses soixante années d’expérience.
Toutefois, le terme «Davos de la démocratie» n’a pas reçu un accueil
favorable auprès des membres de l’Assemblée et des Délégués des
Ministres, ce qui – je pense – a influencé les discussions sur le
fond. Personnellement, je ne suis pas non plus favorable à l’idée
d’établir un lien entre «Davos» et toute initiative à venir dans
le domaine de la démocratie, alors que je partage pleinement la proposition
de M. Mignon dans sa substance. Je pense également qu’il est important
de donner à la ville de Strasbourg l’opportunité d’être étroitement
associée à une manifestation majeure du Conseil de l’Europe consacrée
à la démocratie, de sorte que la ville qui accueille notre Organisation
puisse être connue de plus en plus non seulement comme le siège
de la Cour européenne des droits de l’homme et du Parlement européen, mais
aussi comme une «Maison de la démocratie».
126. Le forum de Strasbourg non seulement développerait des synergies
entre les diverses structures et activités existantes du Conseil
de l’Europe dans le domaine de la démocratie, mais, surtout, il
fournirait un laboratoire d’idées, de propositions et d’expertise
très médiatisé, dans le respect des propositions faites par M. Mignon
dans son précédent rapport et de ce que l’Assemblée a approuvé dans
sa
Résolution 1886 (2009). Il pourrait également servir de baromètre en ce qui
concerne les grands défis qui se posent à la démocratie en Europe,
y compris ceux de la globalisation, du réchauffement climatique,
du développement durable, du terrorisme et de la violence, du crime
organisé, de la migration et du racisme. Il pourrait de ce fait
devenir une référence internationale dans le domaine de la démocratie.
127. Conçu sur le modèle du Conseil directeur Forum pour l’avenir
de la démocratie, le forum de la démocratie de Strasbourg pourrait
être organisé comme une structure associant des représentants des partenaires
du Quadrilogue (Comité des Ministres, Assemblée, Congrès, Conférence
des OING) et la Commission de Venise, ainsi que des représentants
de l’Association des écoles d’études politiques récemment créée.
Les participants seraient issus des mêmes organes afin de veiller
à ce que tous les Etats membres et observateurs du Conseil de l’Europe
y participent.
128. Pour en assurer la nécessaire coordination et renforcer sa
visibilité, une personnalité de grande notoriété, sorte de délégué
à la démocratie, pourrait diriger et animer le forum de la démocratie
de Strasbourg. Il ou elle pourrait réagir en permanence sur des
questions relevant de la démocratie présentant un intérêt majeur/d’actualité
de façon similaire – mais sans doute plus modeste en raison des
contraintes financières – à ce que le Commissaire aux droits de
l’homme fait en matière de droits de l’homme. On pourrait également envisager
qu’il ou elle préside le Comité consultatif du Forum pour l’avenir
de la démocratie.
129. Je crois que les propositions mentionnées ci-dessus seraient
parfaitement conformes aux priorités du Secrétaire général pour
l’Organisation, qui veut faire du Conseil de l’Europe «l’organisation
de référence en Europe – et au-delà de ses frontières – en matière
de droits de l’homme, de prééminence du droit et de démocratie».
6 Conclusions
130. En conclusion, le rapport démontre que la récente
crise économique mondiale a accentué les symptômes de la crise de
la démocratie, qui se manifestent depuis quelque temps déjà notamment
sous les formes suivantes:
- l’absence
de réglementation et de coopération nécessaires au niveau international
pour faire face aux défis de la mondialisation, ainsi que l’absence
de contrôle politique des intérêts financiers;
- une forte centralisation des décisions des gouvernements
et des mécanismes de négociation au niveau mondial avec un contrôle
limité des parlements, une transparence insuffisante et sans possibilité
de participation des citoyens. Cela a entraîné un manque de confiance
des citoyens vis-à-vis des institutions démocratiques et de la qualité
de la démocratie dans laquelle ils vivent et exacerbé leur sentiment
d’impuissance et de frustration;
- une concentration du pouvoir et des richesses, et dans
certains Etats membres du Conseil de l’Europe également une concentration
excessive des médias, entre les mains de quelques-uns. Un nombre croissant
de responsables politiques sont devenus dépendants de fortunes énormes
ou des faveurs des patrons des médias. Tout comme l’inégalité et
la concentration des richesses, la corruption des institutions démocratiques
augmente;
- un désintérêt pour les procédures institutionnalisées
actuelles de démocratie et une crise de la représentation. Les taux
de participation aux élections étaient en chute libre dans la plupart
des pays européens et les taux d’abstention ont atteint jusqu’à
80 % dans certains d’entre eux aux élections européennes de 2009;
- les mouvements populistes et extrémistes, les politiques
identitaires et les discours nationalistes se sont trouvés renforcés
au cours des dernières années du fait de la crise dans de nombreux
Etats membres;
- la collecte presque illimitée de données personnelles
par des organismes publics, notamment la police et les services
de sécurité sociale, ainsi que par des entreprises privées, fait
peser une menace sur la liberté individuelle et le respect de la
vie privée, qui sont des conditions préalables à la libre participation à
la vie démocratique.
131. Par conséquent, la crise actuelle de la représentation exige
qu’en dehors des formes traditionnelles de mandat et de délégation,
qui satisfont toujours moins de citoyens, le lien politique entre
la société et les autorités soit aussi envisagé d’une façon différente.
Ainsi, sans remettre en question la démocratie représentative, il
convient de souligner que la représentation ne peut plus être la
seule expression de la démocratie; cette dernière doit aussi être
développée au-delà de la représentation, notamment par les moyens suivants:
- des formes plus durables d’interaction
entre les citoyens et les autorités doivent être mises en place
au-delà de l’approche représentative conventionnelle afin d’inclure,
de façon soigneusement pensée, des éléments de démocratie directe
dans le processus de prise de décision;
- la démocratie participative doit être renforcée en tant
que processus dans lequel tous les citoyens, et non pas uniquement
les ressortissants nationaux, participent à la conduite des affaires
publiques, au niveau tant local que régional et national;
- la démocratie doit être perçue non pas simplement comme
un régime ou la somme de droits individuels, mais comme une forme
de société qui nécessite des règles pour la justice sociale et la
redistribution, et suppose non seulement de déléguer et de prendre
des décisions, mais aussi de discuter et de vivre ensemble dans
la dignité, le respect et la solidarité. C’est une œuvre inachevée
qui est mise à l’épreuve au quotidien;
- le renouvellement de la politique nécessite également
de développer une nouvelle culture de la responsabilité politique.
Cette dernière doit être envisagée en termes de réactivité et d’obligation
de rendre des comptes ainsi que de transparence de la part des gouvernants.
132. Le droit de participer à la conduite des affaires publiques,
que ce soit au niveau local, régional ou national, est un droit
humain et une liberté politique fondamentale, et doit dès lors être
inscrit comme tel dans la Convention européenne des droits de l’homme.
133. Le Conseil de l’Europe a également un autre défi à relever,
celui d’humaniser et démocratiser le processus de mondialisation.
Sa contribution pourrait consister à développer, parallèlement à
d’autres acteurs, les principes directeurs visant à réglementer
la mondialisation dans le plein respect des droits de l’homme –
y compris les droits sociaux –, des impératifs écologiques et de
la prééminence du droit.
134. Il importe d’accorder un soutien plus fort aux réseaux transnationaux
constitués par des personnes pour étudier des problèmes spécifiques,
comme les questions environnementales, sociales ou même constitutionnelles,
en particulier compte tenu de l’avènement de la construction de
la démocratie européenne transnationale. Dans ce contexte, je salue
l’Initiative citoyenne européenne (ICE) prévue par le Traité de Lisbonne
de l’Union européenne, qui donne aux citoyens européens la possibilité
de présenter des propositions législatives à la Commission européenne,
constituant ainsi le premier instrument de démocratie directe et
transnationale de l’Union. Les institutions de l’Union européenne
devraient mettre en œuvre l’ICE de façon à permettre à tous les
groupes de la société civile engagés démocratiquement, et non uniquement
aux groupes privilégiés, d’en faire usage dans l’intérêt commun
de l’Europe.
135. Afin de contribuer à renforcer la participation de tous et
de toutes à la conduite des affaires publiques, améliorer la qualité
de la démocratie et promouvoir l’intérêt commun, je propose que
l’Assemblée appelle les Etats membres du Conseil de l’Europe:
- à mettre en place des structures
participatives et délibératives, telles que des budgets participatifs,
des référendums d’initiative citoyenne et des jurys ou conférences
de citoyens, ouvertes à tous ceux qui vivent dans un pays, et non
pas seulement aux ressortissants nationaux;
- à créer, renforcer et promouvoir des institutions de contrôle
indépendantes, telles que des médiateurs et des autorités d’accès
aux documents publics et à la protection de données, de façon à
renforcer le concept de responsabilité politique et d’obligation
de rendre des comptes;
- à améliorer l’éducation à la citoyenneté démocratique
et la formation politique en garantissant le respect de la nouvelle
Charte sur l’éducation à la citoyenneté démocratique et l’éducation
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe.
136. Je propose également que l’Assemblée poursuive son travail
de réflexion, en consultation étroite avec la Commission européenne
pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), afin d’élaborer
un protocole additionnel à la Convention européenne des droits de
l’homme garantissant le droit de participer à la conduite des affaires
publiques en tant que droit humain et liberté fondamentale. Cela
viendrait s’ajouter d’une part, au droit de vote et d’éligibilité,
garanti par le Protocole no 1 à la Convention
(ratifié par tous les Etats membres du Conseil de l’Europe à l’exception
de deux), et, de l’autre, à des initiatives similaires prises au niveau
local.
137. Des débats publics ouverts devraient être organisés dans le
cadre du processus de rédaction du nouveau protocole de sorte que
ce processus en lui-même offre une occasion de promouvoir le débat
public et la prise de conscience de la nécessité d’accroître la
participation active des citoyens et d’assurer un plus grand engagement
des tous et de toutes dans la conduite des affaires publiques.
138. Parmi les trois piliers du Conseil de l’Europe, le pilier
de la démocratie doit être consolidé, davantage conceptualisé et
gagner en visibilité. Je propose ainsi:
- la création d’un forum de la démocratie de Strasbourg
en tant que structure générique, afin de fournir une référence internationale
dans le domaine de la démocratie et un laboratoire de nouvelles
idées et propositions – y compris les idées et propositions anciennes
qui ont été oubliées et doivent être réinscrites à l’ordre du jour
– dans l’objectif de renforcer et rétablir la démocratie. Une telle
structure pourrait également servir de baromètre en ce qui concerne
les nouveaux grands défis auxquels la démocratie en Europe doit
faire face aujourd’hui, notamment ceux que pose la mondialisation;
- qu’une personnalité de grande notoriété, sorte de délégué
à la démocratie, se voit confier la tâche de diriger et d’animer
le forum de la démocratie de Strasbourg, ainsi que de diffuser de
façon permanente le message du Conseil de l’Europe sur les questions
relevant de la démocratie et présentant un intérêt d’actualité majeur.
139. Enfin, l’Assemblée invite les parlements nationaux des Etats
membres du Conseil de l’Europe à examiner les présents rapport et
résolution, et à apporter leurs commentaires de façon appropriée
afin de permettre leur mise en œuvre dans le cadre des législations
et politiques nationales.