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Politique en matière de drogues et droits de l’homme en Europe: une étude de référence

Rapport | Doc. 15086 | 21 février 2020

Commission
Commission des questions juridiques et des droits de l'homme
Rapporteure :
Mme Hannah BARDELL, Royaume-Uni, NI
Origine
Renvoi en commission: Doc. 14587, Renvoi 4396 du 8 octobre 2018. 2020 - Commission permanente de octobre

Résumé

Alors que les tendances anciennes et nouvelles des modes de consommation des drogues, de même que celles des préjudices et de la criminalité qui y sont associés mettent les pays à l’épreuve, un nombre croissant d’États membres trouvent des solutions durables en intégrant les droits de l’homme dans les politiques en matière de drogues.

Le présent rapport décrit, à l’aide d’exemples concrets, comment les normes relatives aux droits de l’homme devraient faire partie intégrante de l’élaboration, de la mise en œuvre, du suivi et de l’évaluation des politiques en matière de drogues. Il convient d’adopter une approche globale en amont pour lutter contre les problèmes sociaux liés aux drogues dans le plein respect des droits de l’homme.

Les obstacles politiques et infrastructurels doivent être identifiés et surmontés pour permettre la mise en œuvre de réponses efficaces et compatibles avec les droits de l’homme.

S’il n’est pas évident de mesurer le succès et la cohérence des politiques en matière de drogues, ce rapport préconise l’adoption de dispositifs d’évaluation et d’indicateurs adaptés à une compréhension nouvelle des drogues et des risques qui y sont associés. Ces indicateurs devront fournir des orientations aux États membres qui relèvent le défi d’étudier l’impact de leurs politiques en matière de drogues sur les individus et la société.

Sommaire

A Projet de résolutionNote

1. L’Assemblée parlementaire se félicite des récents engagements pris à l’échelle mondiale pour remédier aux problèmes de société liés aux substances psychoactives (ci-après «les drogues») et lutter contre eux dans le plein respect de l’ensemble des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et de l’importance grandissante accordée à une approche durable, globale, équilibrée et appuyée sur des faits. Elle réitère ses précédents appels en faveur d’une Convention européenne sur la promotion des politiques de santé publique dans la lutte contre la drogue (Résolution 1576 (2007)).
2. L’Assemblée observe que de solides éléments donnent à penser que les politiques purement répressives qui négligent les réalités de la consommation de drogues et de la toxicomanie ont été contre-productives et ont donné lieu à de très nombreuses atteintes aux droits de l’homme. Parmi celles-ci figurent les répercussions indirectes extrêmement préjudiciables sur la santé publique et les taux de mortalité, la violence et la corruption, la discrimination, la stigmatisation et la marginalisation, la disproportion des sanctions infligées et la surpopulation carcérale.
3. Le principe de subsidiarité laisse aux États membres du Conseil de l’Europe une grande marge d’appréciation dans l’élaboration de leurs politiques en matière de drogues, dans la limite des obligations que leur impose le droit international, notamment la Convention européenne des droits de l’homme. À cet égard, l’Assemblée se félicite que des organes de l’Organisation des Nations Unies, des États et la société civile aient récemment publié des Lignes directrices internationales sur les droits de l’homme et la politique en matière de drogues. Les États membres devraient vérifier que les effets attendus et involontaires des mesures qu’ils prennent en matière de drogues soient compatibles avec les normes internationales relatives aux droits de l’homme, et ajuster ces mesures si nécessaire.
4. En conséquence, l’Assemblée invite les États membres:
4.1 à optimiser la protection des droits de l’homme dans la mise en œuvre de leurs politiques de contrôle des drogues, en particulier:
4.1.1 en veillant à ce que le suivi et l’évaluation des politiques en matière de drogues et les investissements que leur consacre l’État soient transparents, durables et suffisants, et tiennent dûment compte des droits de l’homme;
4.1.2 en identifiant les indicateurs pertinents du respect effectif des obligations internationales relatives aux droits de l’homme et la réalisation des Objectifs de développement durable mondiaux par les politiques en matière de drogues;
4.1.3 en recourant à des méthodes précises, fiables et objectives de collecte de données sur les répercussions des politiques nationales en matière de drogues sur la santé, la criminalité et l’égalité, en étroite coopération avec les réseaux régionaux et internationaux qui promeuvent des outils et normes efficaces, appuyés sur des faits établis et respectueux des droits dans tous les domaines visés par les politiques en matière de drogues ;
4.2 à s’assurer que les mesures de prévention relatives aux drogues s’appuient sur des faits établis et soient proportionnées et adaptées aux divers contextes sociaux, groupes d’âge et niveaux de risque, en particulier:
4.2.1 en favorisant l’adoption d’une approche axée sur la santé publique, assortie d’un comportement et d’un langage non stigmatisants, qui protège les personnes consommatrices de drogues contre la discrimination, l’exclusion ou les préjugés;
4.2.2 en donnant priorité à une information et à une éducation honnêtes sur les risques que représentent les drogues pour la santé et la sécurité de leurs consommateurs (en particulier les enfants et les jeunes) et d’autres groupes;
4.2.3 en promouvant la sécurité par le savoir, grâce à la diffusion d’informations sur les services chargés des questions de drogues, les pratiques plus sûres de consommation et les contrôles de qualité visant à prévenir la consommation de drogues de rue douteuses et potentiellement mortelles;
4.3 à miser sur la réduction des risques et des préjudices ainsi que sur le traitement et les services de réadaptation pour lutter contre les effets préjudiciables des drogues sur la santé et la société, selon une approche plus respectueuse des droits de l’homme, en particulier:
4.3.1 en traitant les troubles liés aux drogues et les toxicomanies comme des pathologies médicales chroniques et complexes et comme un risque de marginalisation sociale;
4.3.2 en revoyant leur législation, leurs politiques et leurs pratiques susceptibles d’avoir des effets disproportionnés sur l’accès volontaire et non discriminatoire des personnes souffrant de dépendance aux drogues à des services de réduction des risques et des préjudices et à des services de santé de qualité;
4.3.3 en assurant l’équivalence et la continuité des soins aux personnes usagères de drogues dans les prisons ou autres lieux de détention, et en protégeant la santé des détenus souffrant de dépendance aux drogues;
4.3.4 en veillant à ce que toute personne entamant un traitement ou un programme de réadaptation ait au préalable donné son consentement éclairé, et en dissuadant le recours aux traitements non consensuels imposés par la justice à des personnes souffrant de dépendance aux drogues;
4.3.5 en garantissant que le traitement de la toxicomanie ne recoure pas à la torture, à des traitements inhumains ou dégradants, au travail forcé ni à d’autres atteintes aux droits de l’homme;
4.4 à veiller à ce que les réponses de la justice pénale aux infractions liées à la drogue respectent les droits de l’homme, les garanties légales et les garanties procédurales applicables aux procédures pénales, en particulier:
4.4.1 en veillant à ce que l’arrestation et la détention arbitraires, le recours excessif à la force et les peines disproportionnées prononcées contre les consommateurs de drogues soient effectivement interdits, et que les allégations d’abus de ce type fassent promptement l’objet d’une enquête suivie d’effets, conformément aux normes internationales;
4.4.2 en épuisant toutes les alternatives disponibles avant d’incarcérer les auteurs d’infractions liées à la drogue;
4.4.3 en intensifiant la coopération et les initiatives nationales, régionales et internationales visant à faire cesser les atteintes aux droits de l’homme commises par les organisations de trafic de drogue et les groupes de la criminalité transnationale organisée;
4.4.4 en s’abstenant de soutenir les activités de coopération internationale de lutte contre les drogues si elles contribuent à l’exécution, à l’arrestation ou à la détention illégales de personnes pour des infractions liées aux stupéfiants;
4.5 à assurer une protection égale et effective aux personnes usagères de drogues contre les multiples formes de discrimination dans la conception de leurs politiques en matière de drogues et leurs pratiques afférentes. Les politiques en matière de drogues devraient intégrer la dimension de genre, aborder les facteurs socio-économiques et répondre aux différents besoins, risques et préjudices, en particulier pour certains membres de la société, dont les femmes, les enfants et les jeunes, les communautés ethniques, de migrants et LGBTI, les travailleurs du sexe, les personnes sans abri et les membres d’autres groupes vulnérables.
5. À la veille du 50e anniversaire du Groupe de Co-opération en matière de lutte contre l’abus et le trafic illicite de stupéfiants (Groupe Pompidou) du Conseil de l’Europe, et dans la perspective de la révision de son statut prévue pour 2021, l’Assemblée reconnaît l’importance du rôle de plate-forme que joue le Groupe dans la coopération entre les États membres sur les questions de politiques en matière de drogues. Elle invite les États membres qui ne sont pas encore membres du Groupe Pompidou à le devenir, et tous les États membres à coopérer pleinement à ses activités.
6. L’Assemblée invite le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe à envisager de soutenir l’élaboration de politiques en matière de drogues respectueuses des droits de l’homme au niveau local et régional et à veiller à ce que chaque pays et chaque région puisse mettre en œuvre des politiques qui leur soient adaptées dans le respect de ces principes directeurs.

B Projet de recommandationNote

1. L’Assemblée parlementaire rappelle sa Résolution XXX (2020) «Politique en matière de drogues et droits de l’homme en Europe: une étude de référence».
2. L’Assemblée parlementaire invite le Comité des Ministres:
2.1 à garantir que le mandat du Groupe de Co-opération en matière de lutte contre l’abus et le trafic illicite de stupéfiants (Groupe Pompidou) du Conseil de l’Europe, actuellement soumis à un examen dans la perspective d’une résolution statutaire révisée, soutienne pleinement la place centrale des droits de l’homme dans la politique en matière de drogues en Europe;
2.2 à soutenir le travail que consacre le Groupe Pompidou à l’élaboration d’outils d’évaluation des répercussions des politiques nationales pour les individus et à la définition d’indicateurs qui tiennent compte des droits de l’homme, en coopération avec d’autres institutions concernées;
2.3 à adopter des lignes directrices concrètes, complètes et faisant autorité à l’intention des États membres sur la conception de leurs politiques en la matière, avec la participation constructive de toutes les parties prenantes concernées;
2.4 à encourager le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants à accorder une attention particulière à la disponibilité, à l’accessibilité et à la qualité des mesures de réduction des risques ainsi que des traitements de dépendance aux drogues dans ses visites de prisons et d’autres lieux de privation de liberté.

C Exposé des motifs, préparé par Mme Hannah Bardell, rapporteure

1 Introduction

1.1 Procédure

1. Le 8 octobre 2018, une proposition de résolution «Politique en matière de drogues et droits de l’homme en Europe: une étude de référence» (Doc. 14587) a été renvoyée à la commission des questions juridiques et des droits de l’homme (la commission) pour rapport, et à la commission des questions sociales, de la santé et du développement durable (commission des questions sociales) pour avis. La commission m’a nommée rapporteure lors de sa réunion organisée à Paris le 13 décembre 2018.
2. La commission a procédé le 4 mars 2019 à l’audition de M. Damon Barrett, directeur du Centre international sur les droits de l’homme et les politiques en matière de drogues (Université d’Essex, Royaume-Uni), conférencier de la Section d’épidémiologie et de médecine sociale (Université de Göteborg, Suède) et expert du Groupe de Co-opération en matière de lutte contre l’abus et le trafic illicite de stupéfiants du Conseil de l’Europe (Groupe Pompidou), de Mme Naomi Burke-Shyne, directrice exécutive de Harm Reduction International (Londres) et de M. Zaved Mahmood, conseiller en droits de l’homme et en politiques en matière de drogues, Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH, Genève, Suisse).
3. J’ai effectué une visite d’information dans une salle de consommation de drogue à moindre risque à Strasbourg, le 28 juin 2019, et j’ai présenté aux membres de la commission une vidéo d’entretiens avec des utilisateurs de l’établissement. Je tiens à remercier ici le personnel et la municipalité de Strasbourg de leur précieuse coopération. J’ai aussi mené des visites d’information dans ma circonscription parlementaire et ses environs auprès des autorités locales, de professionnels, d’organisations locales, d’organisations caritatives et de consommateurs de drogues. J’ai envoyé un questionnaire aux parlements nationaux pour étudier les politiques adoptées en Europe en la matière et je remercie les 27 États membres participants et Israël (État observateur) de leurs informations utiles.Note
4. Je remercie tous les experts, en particulier le secrétariat du Groupe Pompidou et Amnesty International, de leur généreux appui dans la préparation du présent rapportNote.

1.2 Enjeux

5. Les enjeux actuellement associés aux problèmes de société liés aux substances psychoactives (ci-après «les drogues») relèvent d’une action politique complexe et multidimensionnelle, menée y compris au moyen de la législation, de la réglementation, de stratégies et de priorités de financement. Au fil des ans, les pays d’Europe et d’autres régions du monde ont dû faire face à l’évolution des modes de consommation des drogues, de même qu’à celle des préjudices et de la criminalité qui y sont associés. Ces tendances peuvent être étroitement liées aux effets des guerres, des conflits, du terrorisme, de la traite des êtres humains, de l’instabilité économique et financière et de l’usage abusif et pénalement répréhensible des nouvelles technologies de l’information et de la communication (des réseaux cryptés, par exemple) que subissent les pays. D’après le Rapport européen sur les drogues de 2019 de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (EMCDDA), les drogues sont aujourd’hui largement disponibles et, dans certaines régions, leur disponibilité est même en augmentation. La polyconsommation est courante et les pratiques individuelles vont de l’expérimentation à l’usage régulier et compulsif. D’après le Rapport mondial sur les drogues de 2019 des Nations Unies (WDR), environ 271 millions de personnes dans le monde, soit près de 5,5 % de la population mondiale âgée de 15 à 64 ans, ont consommé des drogues en 2017.
6. Ce «problème de la drogue» entraîne de graves préjudices et des risques importants pour la santé et la sécurité des personnes concernées et pour la société en général. La vulnérabilité personnelle et le contexte social dans lequel les drogues sont consommées viennent souvent aggraver la situation. Le Rapport WDR de 2019 précise que quelque 35 millions de personnes souffrent de troubles liés à l’usage de drogues et nécessitent un traitement. Plus de 11 millions de personnes consomment des drogues injectables. Un huitième environ d’entre elles sont infectées par le virus de l'immunodéficience humaine (VIH), et 5,6 millions par le virus de l’hépatite C. Plus d’un demi-million de personnes sont mortes du fait de la consommation de drogues dans le monde en 2017. Plus de la moitié de ces décès étaient dus à une hépatite C non traitée. En Europe, la santé d’une catégorie vieillissante de consommateurs d’opioïdes reste inquiétante, et un nombre croissant de consommateurs de cocaïne se font traiter, le plus souvent pour des problèmes de polyconsommation.
7. Jusqu’à récemment, il était entendu au niveau mondial que la meilleure façon de régler les problèmes liés aux drogues était de se concentrer sur la réduction et – à terme – l’élimination de la production, de l’offre et de l’usage illicites de stupéfiants et de substances psychoactives. La commission des questions sociales notait en 2015 que «les efforts de lutte contre la drogue […] axés sur la répression sont responsables de violations des droits humains de grande ampleur, et notamment d’atteintes aux droits à la santé et de conséquences désastreuses en termes de santé publique»Note. La répression peut par exemple se traduire par la vente de drogues contaminées et plus toxiques de qualité inconnue, et par le recours à des méthodes plus risquées de consommation. L’histoire révèle qu’il n’y a jamais eu de société sans substances psychoactives, ce qui pose la question de savoir si un monde sans drogue est un objectif réaliste. De nombreux éléments tendent à prouver que les politiques purement répressives ont également pour conséquence la mort, la violence, les mauvais traitements, la discrimination, la stigmatisation, la marginalisation, des peines disproportionnées et la surpopulation carcérale.Note
8. Le principe de subsidiarité qui transparaît dans les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, dont la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention), laisse aux États membres du Conseil de l’Europe une grande marge d’appréciation pour l’élaboration des politiques en matière de drogues – et il existe de toute évidence un large éventail de réponses possibles en fonction des contextes culturels et économiques nationaux. L’évolution récente des politiques en matière de drogues met de plus en plus l’accent sur une approche globale, intégrée, équilibrée et scientifiquement éprouvée, qui recoupe étroitement les responsabilités des États en matière socio-économique, de santé publique, de droits de l’homme, de développement durable et de dépénalisation.

1.3 Les objectifs du rapport

9. Le présent rapport décrit, à l’aide d’exemples concrets, comment les normes relatives aux droits de l’homme devraient faire partie intégrante de l’élaboration des politiques en matière de drogues dans les États membres. S’il n’est pas évident de mesurer le succès et la cohérence des politiques en matière de drogues, ce rapport préconise l’adoption de dispositifs d’évaluation et d’indicateurs adaptés à une compréhension nouvelle des drogues et des risques qui y sont associés. Ces indicateurs devront fournir des orientations détaillées aux États membres qui relèvent le défi d’étudier l’impact de leurs politiques en matière de drogues sur les individus et la société.

2 Un mouvement mondial pour intégrer les droits de l’homme dans les politiques en matière de drogues

2.1 Les priorités évolutives du régime international relatif au contrôle des drogues

10. Actuellement, le cadre juridique international applicable au contrôle des drogues comprend trois Conventions des Nations Unies: la Convention unique sur les stupéfiants (1961, telle que modifiée par le Protocole de 1972), la Convention sur les substances psychotropes (1971) et la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes (1988). Ce cadre juridique de la «guerre mondiale contre les drogues» laisse en théorie aux États parties une «marge de manœuvre suffisante pour concevoir et appliquer des politiques nationales en matière de drogues répondant à leurs priorités et besoins, conformément au principe de responsabilité commune et partagée et au droit international applicable»Note. Pour autant, ces instruments juridiques sont de plus en plus critiqués par les institutions et les experts de haut niveau, car ils proposent une approche rigide, dépassée et contre-productive, qui ne tient pas compte des réalités de l’usage des drogues et de la dépendanceNote.
11. En 2009, les États membres des Nations Unies ont réaffirmé leur «engagement à faire en sorte que tous les aspects de la réduction de la demande, de la réduction de l’offre et de la coopération internationale soient traités en [totale conformité] avec tous les droits de l’homme»Note. Cependant, comme l’a souligné le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à la santé en 2015, «ce langage est le bienvenu, mais il n’a de sens que s’il est étayé par des normes et des principes clairs et explicites en matière de droits de l’homme»; «cette promesse ne représente qu’un engagement fondé sur le consensus répété dans différents forums, mais qui est encore loin d’être réalisé». Le document final de la session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies sur le problème mondial de la drogue tenue en avril 2016 (UNGASS 2016) a confirmé l’engagement de 2009 et émis des recommandations opérationnelles. En mars 2019, les ministres réunis au sein de la Commission des stupéfiants (CND) ont renouvelé leur engagement envers le document final de l’UNGASS 2016Note. La Rapporteure spéciale des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires a observé un an plus tard que les gouvernements avaient «reconnu explicitement l’inefficacité de la “guerre contre la drogue” – qu’elle soit menée au niveau communautaire, national ou mondial. En outre, de nombreux dommages associés aux drogues ne sont pas causés par les stupéfiants, mais par les effets négatifs des […] politiques mal pensées et mal conçues en matière de drogues [qui] non seulement ne s’attaquent pas à la dépendance, à la criminalité associée aux drogues et au trafic de stupéfiants, mais […] démultiplient, intensifient ou aggravent les problèmes».

2.2 Le rôle prépondérant de l’Europe dans l’intégration des droits de l’homme dans les politiques en matière de drogues

12. Depuis la publication de son rapport “Pour une Convention européenne sur la promotion des politiques de santé publique dans la lutte contre la drogue” en 2007, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (l’Assemblée) a appelé plusieurs fois à délaisser les modèles punitifs pour privilégier des politiques axées sur la santé publique, y compris des politiques de prévention, d’éducation, de traitement, de réadaptation, de réinsertion sociale et de réduction des risques. La commission des questions sociales a aussi souligné que les résultats bénéfiques de ces mesures déjà mises en œuvre dans certains États membres «avaient été ressentis par l’ensemble de la société et s’étaient manifestés par un recul de la délinquance, une réduction des coûts pour le système de santé et la justice, une diminution des risques de transmission du VIH et d’autres virus véhiculés par voie sanguine et, au final, une baisse de la consommation de drogues»Note.
13. Les États membres reconnaissent de plus en plus qu’il leur incombe de veiller à ce que leurs politiques en matière de drogues respectent le droit international relatif aux droits de l’hommeNote – y compris la Convention selon l’interprétation retenue par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour) et la Charte sociale européenne, qui lie également la plupart d’entre eux – et les autres normes pertinentes des organes du Conseil de l’Europe.
14. Le Groupe Pompidou du Conseil de l’Europe joue un rôle crucial de plate-forme de coopération entre les États membres sur les questions de drogues. En novembre 2018, la «Déclaration de Stavanger» de sa Conférence ministérielle a réaffirmé l’importance des «droits de l’homme en tant que pierre angulaire de la politique en matière de drogues, conformément à la mission principale du Conseil de l’Europe». Considérant le document final de l’UNGASS 2016 comme une «étape importante», les ministres ont envisagé la possibilité de modifier le titre officiel du Groupe Pompidou «afin de mieux refléter les évolutions récentes et les enjeux des politiques en matière de drogues, et d’engager ensuite une réflexion plus large sur la mission du Groupe, son fonctionnement et ses méthodes de travail». En janvier 2019, le Comité des Ministres a pris note de cette décision, qui pourrait se concrétiser par l’adoption d’une résolution statutaire en 2021, à l’occasion du 50e anniversaire du Groupe PompidouNote.
15. Depuis 1993, l’EMCDDA fournit des données sur les problèmes liés aux drogues dans les États membres de l’Union européenne. La Stratégie antidrogue de l’Union Européenne (2013-2020) et la Position commune de l’Union Européenne sur l’UNGASS 2016 rappellent les engagements de ses États membres en faveur de l’intégration des droits de l’homme dans les politiques en matière de drogues.

3 Une approche des politiques en matière de drogues fondée sur les droits de l’homme

3.1 Définir une approche des politiques en matière de drogues fondée sur les droits de l’homme

16. Il n’y a guère de consensus sur la signification d’une «approche fondée sur les droits de l’homme» de la conception, de la mise en œuvre, du suivi et de l’évaluation des politiques en matière de drogues. L’absence d’accord en la matière complique manifestement les initiatives prises par les États en vue de mettre en œuvre des politiques efficaces et harmonisées. Moins de la moitié de ceux qui ont répondu au questionnaire mentionnent explicitement les droits de l’homme comme un principe de base de leur stratégie en matière de drogues. On observe toutefois des progrès.
17. Les États membres adoptent progressivement une approche plus équilibrée entre les actions visant à libérer les consommateurs de drogues de leurs dépendances et de leur marginalisation, et la lutte contre le trafic et autres activités criminelles connexes. Ce passage s’accompagne d’habitude du transfert de la compétence générale de la coordination de la politique en matière de drogues du ministère de l’Intérieur au ministère de la Santé (comme en Allemagne, en Croatie, en Géorgie, en Lettonie, au Monténégro, en Norvège, aux Pays-Bas, en Pologne, au Portugal et en Slovénie).
18. Le Groupe Pompidou a énuméré en 2017, dans une déclaration, plusieurs engagements que devaient contracter les États membres soucieux de prendre pleinement en compte les droits de l’homme. Au niveau de l’Union Européenne, l’EMCDDA a aussi élaboré des lignes directrices sur les réponses sanitaires et sociales aux problèmes de drogue et mis en place un portail en ligne des meilleures pratiques. En mars 2019, un ensemble de Lignes directrices internationales sur les droits de l’homme et la politique en matière de drogues a été présenté à l’issue d’un processus multipartite mondial de deux ans auquel ont participé les gouvernements, la société civile, le monde universitaire et les organismes des Nations Unies. Ces orientations analysent les normes relatives aux droits de l’homme et les appliquent aux politiques en matière de drogues. Elles décrivent les obligations qui découlent ou devraient découler des normes relatives aux droits de l’homme, telles que le droit de jouir du meilleur état de santé possible, le droit à la vie, le droit à un procès équitable, le droit au respect de la vie privée et le droit de vivre à l’abri de la torture, des peines ou traitements inhumains et dégradants ou des arrestations et détentions arbitraires.
19. Certains de ces droits et libertés sont associés à la Convention, qui lie les États membres. Toutefois, la Cour, qui contrôle l’application de la Convention, ne fournit pas de directives détaillées pour les politiques nationales en matière de drogues. Pour ce qui est de certains droits (non absolus), la Cour laisse une grande marge d’appréciation aux États membres. Néanmoins, l’interprétation qu’elle donne de la Convention peut fournir des points de repère utiles dans l’examen des politiques en matière de drogues du point de vue des droits de l’homme. En général, les États membres s’efforcent de ménager un juste équilibre entre l’intérêt général de la collectivité et la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individuNote. L’ingérence des États dans certains droits (non absolus) est possible dans les cas où, par exemple, il est indispensable de protéger les enfants ou de préserver la santé publique et la sécurité. Il leur incombe alors de démontrer que ces mesures sont nécessaires pour atteindre le but poursuivi et qu’il n’existe pas de moyens moins restrictifs pour atteindre le même objectif.
20. Il existe plusieurs moyens par lesquels le Conseil de l’Europe, ses organes et ses instances peuvent contribuer à l’élaboration de normes pour harmoniser les politiques en matière de drogues. Comme indiqué plus haut, l’Assemblée a préconisé en 2007 que le Conseil de l’Europe adopte une convention européenne sur la promotion des politiques de santé publique dans le contrôle des drogues. Le Groupe Pompidou a également appelé à obtenir des «orientations concrètes de la part des organes habilités à interpréter le droit international relatif aux droits de l’homme, notamment la Cour». L’Assemblée devrait inviter les États membres et le Comité des Ministres à poursuivre leurs travaux dans ce domaine et à adopter des lignes directrices concrètes, complètes et faisant autorité sur les droits de l’homme et les politiques en matière de drogues. Ces travaux devraient garantir l’authentique participation de toutes les parties prenantes à toutes les étapes du processus. Ces parties prenantes sont les États membres, les autorités locales et régionales (éventuellement avec la participation du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe), les institutions régionales et internationales concernées, la société civile, et en particulier les consommateurs de drogues.

3.2 Évaluer les effets des politiques en matière de drogues sur les droits de l’homme et y remédier

21. Outre leurs obligations juridiques existantes, les États doivent évaluer les effets attendus et involontaires des mesures politiques envisagées en matière de drogues, en tenant compte de leurs effets potentiels sur l’exercice des droits de l’homme. Par exemple, la Charte sociale européenne exige que les politiques respectent le droit de bénéficier de mesures permettant aux individus de jouir du meilleur état de santé possible. Il peut être judicieux d’utiliser le test dit «DAAQ» pour déterminer si les services de santé sont «Disponibles, Accessibles, Acceptables et de Qualité suffisante» pour toutes les personnes présentant des troubles liés aux drogues ou une addiction. Les prestations de soins de santé en deçà des normes dans les prisons méritent une attention particulière. Conformément au principe d’équivalence applicable de façon générale aux soins de santé dispensés dans les prisons, les détenus qui souffrent d’addictions ou de troubles liés aux drogues doivent recevoir les mêmes soins que la population en milieu libreNote.
22. En procédant à cette évaluation soigneuse fondée sur les droits de l’homme, les États pourront adapter régulièrement leurs politiques en matière de drogues à l’évolution actuelle et aux données les plus précises, fiables et objectives sur les coûts, les incidences et les effets discriminatoires des politiques en matière de drogues. Des dispositifs doivent être mis en place pour garantir l’existence de voies de recours appropriées lorsque les textes législatifs, les politiques et les pratiques en matière de drogues sont incompatibles avec les normes internationales relatives aux droits de l’homme.
23. Le renforcement des capacités des décideurs et la participation des communautés touchées (c’est-à-dire les consommateurs de drogues, leurs familles et plus largement la collectivité) et de la société civile sont indispensables à la conception et à la mise en œuvre de politiques choisies en connaissance de cause en matière de drogues, et adaptées aux vulnérabilités et aux besoins. Il conviendrait que les États offrent un environnement sûr et porteur aux défenseurs des droits de l’homme qui travaillent à la réforme de la législation et des politiques relatives aux drogues, et doivent pouvoir mener leurs activités sans crainte de sanctions, de représailles ni d’intimidationNote.

4 Mesurer l’impact des réponses fondées sur les droits de l’homme aux problèmes de drogues

4.1 Identification de nouveaux indicateurs fondés sur les droits de l’homme pour l’évaluation de l’efficacité des politiques en matière de drogues

24. La recherche de politiques globales, fondées sur des données probantes, en matière de drogues exige une méthodologie transparente et efficace d’évaluation de leur efficacité. La collecte de données devrait se fonder sur un jeu complet d’indicateurs spécifiques relatifs au processus et aux résultats des politiques en matière de drogues. Ces derniers devraient permettre de dégager les tendances émergentes en matière de drogues et guider leurs auteurs dans la conception d’interventions durables et respectueuses des droits de l’homme. L’amélioration des données relatives aux dépenses publiques liées à la drogue devrait aussi aider à canaliser les ressources vers les investissements les plus efficients et à améliorer la transparence et l’obligation de rendre des comptes des institutions publiquesNote.
25. Il apparaît de plus en plus clairement que les indicateurs traditionnels axés sur l’application des politiques en matière de drogues (c’est-à-dire les arrestations, les saisies et les mesures de justice pénale) sont insuffisants pour en montrer l’impact réel sur les individus et la collectivité. Le Consortium International sur les Politiques des Drogues (IDPC), par exemple, explique que «si le contrôle des drogues cesse de porter exclusivement sur la réduction de la culture, du trafic et de la consommation pour inclure également la diminution des risques pour la santé liés à la drogue, l’amélioration de l’accès aux soins de santé, le respect des droits humains fondamentaux, la réduction de la pauvreté, le renforcement de la sécurité des citoyens et la baisse de la corruption, alors l’utilisation d’indicateurs visant à mesurer le volume et les flux du marché des drogues illicites ne suffira plus»Note.
26. Les indicateurs doivent être adaptés aux normes nationales, régionales et internationales existantes en matière de droits de l’homme. Il est déjà possible d’extraire une série d’indicateurs pertinents en matière de droits de l’homme des travaux du Conseil de l’Europe et de divers organes nationaux, régionaux et internationauxNote. Les indicateurs peuvent viser à la collecte de données sur les causes profondes des préjudices causés par la drogue à toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement (culture, production, distribution, consommation). Au nombre de ces indicateurs pourraient figurer la disponibilité et l’étendue de la réduction des risques et des traitements, la situation socio-économique des consommateurs de drogues, les cas signalés de stigmatisation et de discrimination dans l’accès aux soins de santé, les cas signalés de violences physiques et psychologiques commises par les services répressifs, les cas signalés d’atteintes aux droits de l’homme des consommateurs de drogues commises par les réseaux criminels, les affaires signalées de corruption liée à des marchés illicites, la fourniture d’une aide juridictionnelle en cours de procès et la proportion d’auteurs de crimes liés à la drogue en détention provisoire. Ces données devraient par exemple être ventilées en fonction de l’âge, du sexe, de la race et l’appartenance ethnique, de l’orientation sexuelle et l’identité de genre, et de la situation économique (notamment l’exercice de la prostitution). Les cibles des Objectifs de développement durable et les indicateurs axés sur l’impact doivent être pris en compte, l’objectif général étant de ne pas faire de laissés-pour-compte.Note

4.2 Mettre en œuvre des méthodes de collecte exhaustive des données

27. Les méthodes et outils de communication des données doivent être conçus et constamment réajustés pour permettre aux États membres de recueillir et d’évaluer des statistiques utiles et de qualité sur les effets des politiques en matière de drogues sur les droits de l’homme.
28. Le Conseil de l’Europe est également en mesure de soutenir les structures nationales, en particulier les observatoires nationaux des drogues. Le Groupe Pompidou appuie la création d’observatoires nationaux au sein de MedNET – son réseau de coopération dans la région méditerranéenne qui couvre 17 pays (dont sept ne sont pas membres du Groupe Pompidou, à savoir l’Algérie, l’Égypte, l’Espagne, le Liban, le Maroc, la PalestineNote, la Tunisie)Note. Le Groupe Pompidou pourrait servir de plate-forme d’échange d’informations afin d’identifier des lacunes des outils statistiques pertinents et des autres systèmes de surveillance des drogues. Dans son Programme de travail 2019-2022, le Groupe a annoncé son intention de créer un registre des pratiques nationales en matière de drogues et de leur impact sur la réalisation des obligations relatives aux droits de l’homme.
29. Les autorités nationales doivent soutenir les réseaux d’experts de la société civile, ainsi que les réseaux d’autorités et d’élus nationaux et locaux. Elles doivent s’efforcer de coopérer avec les institutions compétentes, telles que l’EMCDDA et les instances des Nations Unies, dont le rôle a été souligné dans la Position commune de l’ONU sur les politiques des drogues en novembre 2018. La révision en cours du questionnaire destiné aux rapports annuels (QRA) de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) vise à faciliter la mise en œuvre de la recommandation du document final de l’UNGASS, selon laquelle les États devraient recueillir des données relatives à l’âge et au genre et «envisager, à titre volontaire, […] d’inclure des données concernant, notamment la promotion des droits fondamentaux, de la santé, de sécurité et du bien-être de tous les individus, de toutes les communautés et de tous les membres de la société dans le cadre de la mise en œuvre, par ces derniers, desdites conventions [relatives au contrôle des drogues] au niveau national, ainsi que les derniers faits nouveaux, les meilleures pratiques et les obstacles rencontrés».
30. Un QRA révisé devrait constituer une bonne base de travail pour les décideurs politiques européens, en fonction de la qualité et de l’étendue des données recueillies. Alors que l’ONUDC prévoit de définir une feuille de route pour l’élaboration de normes mondiales et la production de données plus nombreuses et de meilleure qualité sur les drogues, il est essentiel que le Conseil de l’Europe suive attentivement ce processus et participe aux travaux consacrés à l’émergence d’une compréhension commune des notions et des indicateurs des droits de l’homme pour les politiques en matière de droguesNote.

5 Exemples concrets d’intégration des droits de l’homme dans les politiques en matière de drogues

5.1 Prévention de l’usage et de l’abus de drogues

31. Les États doivent mettre en œuvre des mesures préventives efficaces pour lutter contre le problème de la drogue, telles que des programmes éducatifs et des campagnes de sensibilisation et de prévention fondées sur des preuves scientifiques, dans divers contextes (famille, école, communauté, rue, fêtes, lieux de travail, etc.), en ciblant les tranches d’âge et les niveaux de risque concernésNote. Les gouvernements devraient par ailleurs veiller à l’équilibre des mesures préventives pour faire en sorte qu’elles n’aient pas de conséquences négatives involontaires sur les droits de l’homme. Par exemple, le fait de soumettre (parfois de façon aléatoire) des enfants à des tests obligatoires de dépistage de drogues en milieu éducatif en guise de mesure de prévention suscite régulièrement des préoccupations sur le plan des droits de l’homme. Cette pratique a finalement été déconseillée, car elle ne respectait pas le critère de proportionnalitéNote.
32. L’Écosse dépendant à l’heure actuelle du gouvernement britannique, elle n’est pas en mesure de définir convenablement et pleinement sa propre politique sur les questions de drogues. Par exemple, le conseil municipal de Glasgow et le Service national de santé du Grand Glasgow et de Clyde ont proposé la création d’un centre de consommation de drogue au centre-villeNote, mais ce projet reste bloqué par le gouvernement de Westminster qui est seul compétent en matière de drogues. Cette situation est navrante, puisque l’an dernier les décès liés à la drogue dans la seule ville de Dundee (qui compte une population d’environ 148 000 habitants) étaient deux fois plus importants que ceux de l’ensemble du Portugal. Le nombre de décès occasionnés par la drogue dans l’ensemble de l’Écosse est 30 fois plus important que celui du Portugal, alors que la population de ce dernier est presque deux fois plus nombreuseNote.
33. Une approche centrée sur les droits de l’homme, comme celle du Portugal, favoriserait par conséquent la promotion d’un discours de santé publique accompagné d’un comportement et d’un langage non stigmatisants, et protégerait les consommateurs de drogues contre la discrimination, l’exclusion ou les préjugés. La criminalisation peut entraîner la stigmatisation des personnes souffrant de troubles liés aux drogues, considérées comme des délinquants plutôt que comme des patients. Dans les situations où l’expérimentation est probable, il est essentiel de dispenser une éducation aux effets de la drogue et aux risques que font encourir les drogues aux consommateurs et à d’autres personnesNote. Il serait également utile de diffuser des informations sur les pratiques plus sûres de consommation de drogues et les contrôles de qualité des drogues visant à prévenir la consommation de drogues de rue douteuses et potentiellement mortelles. La Commission globale de politique en matière de drogues (GCDP) a recommandé que, «s’il faut absolument mener des campagnes de sensibilisation publique sur la question des jeunes et de la consommation de drogues, elles devraient fournir des informations honnêtes, qui incitent les jeunes à la modération lors d’expérimentations et à faire prévaloir la sécurité à travers le savoir».
34. Le modèle islandais de prévention mérite aussi d’être mentionné pour son approche ascendante centrée sur la réduction des facteurs de risque connus de la consommation de drogues et la création de liens socio-économiques au niveau local, avec renforcement concomitant d’un large spectre de facteurs de protection liés à la collectivité (comme le rôle des parents et de l’école, et les réseaux de possibilités qui les entourent). Il cherche par exemple à influer sur le comportement indésirable en modifiant les aspects physiques, économiques et réglementaires de l’environnement susceptibles d’offrir ou de réduire les possibilités d’apparition dudit comportement (activités de loisirs supervisées après l’école, avec accès universel pour les jeunes au sport et aux activités culturelles).

5.2 Réduction des risques

35. Il n’existe pas de définition universellement admise de la réduction des risques, mais elle peut être décrite comme un ensemble de politiques, de programmes et de mesures ayant un impact décisif dans la lutte contre les effets néfastes sanitaires et sociaux des drogues au sein de la société. Ces mesures peuvent englober les traitements par agonistes opioïdes (TAO), les salles de consommation de drogues à moindre risque (SCMR), les interventions en salle d’urgence pour les intoxications aiguës par drogues et les surdoses en hôpital ou au sein de la collectivité, l’accès à la naloxone et la formation de premiers répondants potentiels dans la gestion des surdoses, les programmes d’échanges d’aiguilles et de seringues (PES), la distribution de nécessaires plus sûrs pour fumeurs, les services de contrôle de la qualité des drogues, les services fournis sur les sites de vie nocturne et la création de «zones de sécurité» où l’information peut s’échanger entre pairs. Ils ont souvent prouvé leur efficacité et leur rentabilité dans la prévention des conséquences mortelles et préjudiciables de la consommation continue de drogues (mort par surdose, maladies infectieuses transmissibles par le sang, abus de nouvelles substances) et, au bout du compte, dans la promotion du droit à la santéNote.
36. Diverses expériences européennes et internationales en matière de stratégies de réduction des risques ont largement surmonté l’opinion négative des citoyens et l’opposition du monde politique, ce qui a permis de lutter contre les attitudes de stigmatisation et la discrimination. La plupart des États membres ont, à des degrés divers, adopté une démarche de réduction des risquesNote. Le rapport 2018 sur l’état d’avancement de la réduction des risques dans le monde (Global State of Harm Reduction, GSHR) indique que 17 pays d’Europe occidentale sur 25, et 26 sur les 29 de la région eurasienne, ont adopté des documents d’orientation prônant la réduction des risques. Le Plan d’action antidrogue de l’Union Européenne (2017-2020) vise spécifiquement à mettre davantage l’accent sur les mesures de réduction des risques et des dommages.
37. Dans le contexte de ce rapport, j’ai accordé une attention particulière au développement en Europe des SCMR, qui ont connu un succès notable ces dernières décennies. Selon le rapport GSHR de 2018, il existe 89 de ces salles en Europe occidentale, mais aucune en Eurasie. Celle que j’ai visitée à Strasbourg est encore trop récente pour qu’il soit possible de mesurer convenablement ses effets sur l’ordre et la santé publiques, mais bien d’autres expériences européennes semblent avoir eu un impact positif: amélioration des indicateurs sanitaires et sociaux, baisse des frais de santé, améliorations dans le domaine du logement et de l’emploi, recul de la violence et de la prostitution, réduction des nuisances publiques associées aux lieux publics de consommation et meilleure coopération avec les forces de l’ordre. La commission de la santé et de la protection sociale de la Chambre des communes a recommandé la mise en place de SCMR comme un moyen de réduction des risques, sur la base de l’étude du cas de Francfort et des explications données par le préfet de police adjoint du Conseil national des préfets de police. Selon elle, ces installations permettraient aux consommateurs de drogues de disposer d’autres types d’aide et de bénéficier d’une surveillance médicaleNote. Il apparaît clairement que ces salles ne sont efficaces que si elles s’intègrent dans une politique plus large de santé publique, assortie d’une législation, d’une réglementation et d’un financement appropriés. Elles exigent une excellente connaissance des pratiques locales et des produits utilisés, ainsi que des paramètres du site retenu (besoins sécuritaires, type de voisinage, etc.). Il est possible d’éviter les conflits si tous les acteurs sont invités à participer et si la collectivité reçoit un retour d’information régulier. Le renforcement des capacités est essentiel, de même que la mise en œuvre de dispositifs de suivi et d’évaluation. Strasbourg fait également partie du réseau «Solidify» que coordonne le Forum européen pour la sécurité urbaine (EFUS), et qui a vocation à aider les villes à déployer des politiques de réduction des risques en leur fournissant des outils efficaces pour accompagner la mise en place de SCMRNote.
38. Les expériences nationales et les difficultés signalées dans la mise en œuvre des SCMR montrent qu’une approche holistique des droits de l’homme peut aider à protéger les individus et les sociétés contre les conséquences imprévues des mesures. Ces conséquences incluent notamment les arrestations et les saisies effectuées par des agents de police peu formés autour des dispositifs (fixes et mobiles) de réduction des risques, l’accès difficile à ces dispositifs en raison de leur localisation isolée, des critères discriminatoires d’accès aux services, l’absence d’accord et de soutien des services répressifs par rapport aux responsabilités en cas de violence ou autres urgences, ou encore des normes de sécurité insuffisantes pour le personnel. Diverses recherches menées par Harm Reduction International (HRI) ont montré que la baisse des financements alloués – tant par les gouvernements que par les donateurs internationaux – aux dispositifs de réduction des risques avait des effets préjudiciables sur les individus et en matière de santé publique, en particulier en milieu carcéralNote. L’évaluation systématique des services de réduction des risques peut mettre en lumière les enjeux et les tensions associés aux droits de l’homme. La participation de toutes les parties prenantes – en particulier les consommateurs de drogues et les services répressifs – à la conception des stratégies de réduction des risques et à des rencontres collectives régulières de suivi et l’échange d’informations aux niveaux local, national et international contribuent à résoudre les problèmes en tenant dûment compte des droits de l’homme.
39. La consommation de drogues est très présente dans les prisons européennes. Les prisons constituent des environnements à haut risque de transmission de maladies infectieuses comme le VIH, l’hépatite C et la tuberculose. Les efforts visant à protéger la santé des détenus comme s’ils étaient à l’extérieur de la prison ont également conduit à la mise en œuvre de mesures de réduction des risques dans les établissements de détention. Mais l’accès aux services de réduction des risques dans les prisons varie considérablement entre les pays et au sein de ceux-ci. Selon le rapport GSHR, quatre pays d’Europe occidentale et cinq pays d’Eurasie ont mis en place des PES dans les prisons. Les traitements TAO sont offerts en prison dans tous les pays d’Europe occidentale, sauf à Andorre, en Islande, au Liechtenstein, en Turquie, à Monaco et à Saint-Marin. Dans la région eurasienne, 18 en fournissent dans les prisons, y compris le Kirghizistan, dont le Parlement a le statut de partenaire pour la démocratie auprès de l’Assemblée. Dans un rapport de 2014, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) indiquait que différents types de PES avaient permis «d’améliorer la santé des détenus, de réduire le partage de seringues et d’atténuer les craintes de violence» durablement, sans «qu’aucune preuve d’une augmentation de la consommation de drogues ou d’autres conséquences négatives aient été observées». Une approche fondée sur les droits de l’homme implique l’apport d’une aide efficace aux détenus ayant des problèmes liés à la drogue (dans le cadre d’une stratégie nationale antidrogue plus large). Cela doit inclure des mesures de réduction des risques, une formation spécifique pour le personnel, la fourniture de matériel d’information adéquat sur les questions liées à la drogue et les services accessibles aux détenus, des services psychosociaux et le respect du secret médicalNote. HRI a mis au point un outil de suivi pour aider les organismes de surveillance à superviser les services de réduction des risques proposés aux détenus.

5.3 Services de traitement et de réadaptation

40. Les décideurs européens mettent de plus en plus l’accent sur le traitement des troubles liés aux drogues et des toxicomanies, qu’ils considèrent comme des pathologies médicales chroniques complexes (fréquemment en comorbidité avec d’autres troubles psychologiques) et comme des risques de marginalisation sociale, plutôt que comme une infraction. Les drogues peu fiables et potentiellement mortelles vendues dans la rue, les pratiques de consommation de drogues qui ne font guère l’objet d’une information et la stigmatisation aggravent souvent les souffrances des personnes ayant des problèmes de drogues et doivent inciter les États à s’acquitter de leurs obligations en vertu de leur devoir conventionnel partagé de protection. Le document final de 2016 énonce «qu’il est possible de prévenir et soigner la toxicomanie par des programmes de traitement, de prise en charge et de réadaptation fondés sur des données scientifiques».
41. Il convient de mettre en place des dispositifs garantissant que le fonctionnement des services de traitement et de réadaptation ne compromette ni ne menace le droit à la santé et prévienne toute atteinte aux droits de l’homme. Les États membres devraient par exemple donner la priorité aux soins de santé et à l’assistance sociale au sein de la collectivité plutôt qu’au placement en institution. Pour éviter la prolifération d’approches de «traitement disciplinaire», où les personnes souffrant de dépendance aux drogues sont placées de force dans des centres et soumises à des mauvais traitements ou au travail forcé, les traitements devraient toujours impliquer la participation volontaire des personnes souffrant de troubles liés à la consommation de drogues, et leur consentement éclairéNote. Les programmes de traitement et de réadaptation doivent être assortis de mesures de protection des droits de toute personne incapable, temporairement ou définitivement, de donner son consentement. Les États devraient surveiller les pratiques de traitement des dépendances aux drogues et inspecter les centres de traitement ainsi que les lieux de détention, pour veiller à l’absence de tout acte de torture et de traitements inhumains ou dégradants.
42. Le droit à la santé (cf. note 6) exige également des États qu’ils révisent et modifient leurs politiques nationales si elles ont des effets disproportionnés sur l’accès à un traitement médical efficace, y compris les médicaments essentiels (comme les substances réglementées utilisées dans le TAO, le soulagement de la douleur et les soins palliatifs). Les préjudices occasionnés par l’abus des médicaments sur ordonnance, dont les opioïdes, donnent toutefois lieu à des inquiétudesNote. Je renvoie à ce sujet aux travaux actuellement réalisés par M. Joseph O’Reilly (Irlande, PPE/DC) pour la commission des questions sociales sur la dépendance involontaire aux médicaments sur ordonnance.
43. En ce qui concerne les détenus, les États membres ont le devoir de protéger leur santé et de «gérer les symptômes de manque dus à l’arrêt de la consommation de drogues, de médicaments ou d’alcool», conformément à la jurisprudence de la Cour (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96) et aux Règles pénitentiaires européennes. Comme l’explique le HRI, «le fait de refuser un traitement à une personne ayant une dépendance à la drogue peut causer des douleurs et des souffrances insupportables». En 2016, la Cour a reconnu que le refus d’accorder un traitement, y compris un TAO, aux détenus souffrant d’une dépendance aux stupéfiants pouvait constituer un traitement inhumain et dégradantNote. Les États doivent assurer l’équivalence de soins dans les prisons et autres établissements de détention, ainsi que la continuité des soins après l’admission en prison ou la sortie de prison.

5.4 La répression et les droits de l’homme

44. Les activités des services répressifs ont gagné en efficacité, et le renforcement de la coopération internationale peut contribuer à l’accroissement de l’interception des drogues illicites. Malgré des efforts considérables, les services répressifs ne sont pas parvenus à réduire régulièrement la consommation et la disponibilité des drogues, ni à éliminer les violations des droits de l’homme commises par les criminels de la drogue, notamment le trafic et l’exploitation. Le Rapport WDR 2019 indique que pour lutter efficacement contre l’offre de drogues, il faut que les services répressifs, au lieu de mesurer l’efficacité de leur action aux quantités saisies, s’attachent davantage à démanteler les organisations de trafic de drogue et les groupes de la criminalité organisée transnationale. Cet objectif nécessite une meilleure compréhension de la dynamique de la criminalité organisée, et la conception d’interventions efficaces de lutte contre le trafic des stupéfiants en coordination avec des organismes nationaux, régionaux et internationaux.
45. Le document final de l’UNGASS appelle à «une action de prévention et de répression (…) efficace» dans le domaine de la criminalité liée aux drogues et à apporter «des réponses pénales efficaces aux crimes liés aux drogues». À cette fin, les « garanties juridiques et les garanties d’une procédure pénale régulière» et le droit à un procès équitable doivent être respectés. À cette même occasion, les États se sont de nouveau engagés à respecter l’interdiction de procéder à des arrestations et détentions arbitraires, ainsi que l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Ces engagements figurent aussi dans la Convention aux articles 3 (prévention de la torture), 5 (droit à la liberté et à la sécurité), 6 (droit à un procès équitable), 14 (et Protocole no 12 sur l’interdiction de la discrimination), ainsi que dans le Protocole no 6 (abolition de la peine de mort)Note.
46. Dans la pratique, les mesures répressives de lutte contre la consommation de drogue s’accompagnent souvent d’un recours excessif à la force ou de peines ou détentions disproportionnées, et ont eu des effets négatifs sur les personnes vulnérablesNote. Cette situation appelle une approche équilibrée et globale, où la justice pénale donne aux infractions liées aux drogues des réponses axées sur la santé et respectueuse des droits. Le CPT a noté que «l’impact psychosocial négatif de l’incarcération – en particulier sur les jeunes toxicomanes – et l’absence de dispositifs appropriés de traitement et de réadaptation des toxicomanes en milieu carcéral devaient être sérieusement pris en compte». La stratégie respectueuse des droits la plus pertinente est celle qui vise à épuiser toutes les alternatives disponibles (par ex. la déjudiciarisation, les peines de substitution, la libération conditionnelle assortie d’un traitement volontaire au sein de la communauté) avant d’incarcérer des délinquants dépendants aux droguesNote. La détention ne devrait être infligée que lorsqu’elle est jugée raisonnable, nécessaire et proportionnée. À ce propos, plusieurs experts ont estimé que l’article 5.1e de la Convention, qui prévoit «la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, […] d’un toxicomane», pouvait être considéré comme dépasséNote. Pour ma part, j’estime que nul ne devrait être détenu pour le seul motif de consommation de drogue ou de toxicomanie.
47. Près d’un tiers des pays qui ont répondu à mon questionnaire ont indiqué qu’ils ne poursuivent pas les délits mineurs liés à la drogue, préférant privilégier la santé publique, éviter d’aggraver les vulnérabilités et décongestionner la surpopulation carcérale. En Europe, le Portugal a été à l’avant-garde des modèles de politiques alternatives en matière de drogues, au lendemain d’une très grave crise de toxicomanie. En 2001, sans modifier sa législation sur le trafic de drogue, il a converti l’achat ou la possession de petites quantités (équivalant à 10 jours de consommation au maximum) en contravention administrative (au lieu d’une infraction pénale). Les contrevenants doivent maintenant comparaître devant la commission pour la dissuasion de la toxicomanie, rattachée au ministère de la Santé. Seules les quantités supérieures à 10 jours de consommation donnent lieu à l’engagement d’une procédure pénaleNote. Il convient de distinguer cette approche de santé publique des «tribunaux de traitement de la toxicomanie», qui offrent aux personnes souffrant de dépendance aux drogues des traitements supervisés par la justice. Ces tribunaux sont de plus en plus critiqués, parce qu’ils freinent l’accès à des traitements volontaires de meilleure qualité, et en raison des violations des droits de l’homme commises dans les centres de désintoxication obligatoireNote. D’autres voix ont avancé que les politiques actuelles en matière de drogues interféraient avec le droit au respect de la vie privée. En effet, l’interdiction de la consommation «récréative» de drogues dans la sphère privée pourrait constituer une ingérence dans le droit à la vie privée, voire une violation de ce dernier (en particulier dans des circonstances où il n’existe aucun risque pour la santé des enfants ou pour la santé publique)Note.
48. Tous les États membres ont aboli la peine de mort. Toutefois, dans une déclaration commune prononcée le 10 octobre 2018, le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe et la Haute Représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité ont exhorté les États européens à ne pas coopérer à la mise en œuvre de politiques de lutte contre la drogue dans les pays où les infractions liées aux stupéfiants sont passibles de la peine de mortNote. Au moins 3 940 personnes ont été exécutées pour des infractions liées à la drogue ces dix dernières années. Dans la Déclaration de Stavanger de 2018, le Groupe Pompidou encourageait les gouvernements à «lutter activement» contre la peine de mort pour les infractions liées à la drogue et à «condamner les exécutions extrajudiciaires». Certains États membres ont déclaré avoir cessé de soutenir les activités de coopération internationale en matière de lutte contre la drogue susceptibles de conduire ou de contribuer directement ou indirectement à l’exécution ou à l’arrestation illégale de personnes pour des infractions liées aux stupéfiantsNote. M. João Goulão, président du Groupe Pompidou, a déclaré en 2019 que «nous avons la lourde responsabilité d’encourager les pays qui recourent encore à la peine de mort pour les infractions liées à la drogue à abolir cette pratique inhumaine».

6 Questions transversales relatives aux droits de l’homme dans les politiques en matière de drogues

49. La mise en œuvre des politiques en matière de drogues peut avoir un impact très disproportionné sur les consommateurs de drogues, notamment en fonction de leur sexe, de leur race, de leur couleur ou de leur origine nationale ou sociale. De multiples formes de discrimination affectent leur vie et les empêchent de jouir pleinement de leurs droits de l’homme. Les politiques en la matière devraient s’attaquer aux causes profondes et aux facteurs socio-économiques (comme un niveau de vie insuffisant, l’absence de couverture sociale) susceptibles d’accroître les risques de consommation de drogues ou de pousser des personnes à pratiquer le trafic de drogue.

6.1 Les femmes et les filles

50. La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul) vise à protéger les femmes contre toutes les formes de violence et à éliminer toutes les formes de discrimination dont elles peuvent être victimes.
51. Les femmes qui consomment des drogues sont particulièrement exposées à la stigmatisation et à la marginalisation au sein de leur famille et de leur communautéNote. Elles peuvent en particulier avoir peur de demander à bénéficier d’un traitement si elles sont enceintes, ont survécu à des violences sexistes ou craignent les problèmes judiciaires ou la stigmatisation sociale. Si les avantages susmentionnés des dispositifs de réduction des risques et des programmes de traitement de la toxicomanie encouragent leur promotion, les autorités doivent apporter un soin particulier à la suppression de tout obstacle à l’accès volontaire et d’égale qualité des femmes aux mesures axées sur la santé, y compris les soins psychologiques, sexuels et génésiques abordés de manière globale. La conception et la mise en œuvre des politiques en matière de drogues devraient toujours intégrer une perspective de genre pour répondre aux besoins, aux risques et aux préjudices distincts des femmes et des filles, rappelait le Groupe Pompidou en 2018 dans sa Déclaration de Stavanger et les travaux en cours relatifs à la dimension de genre des politiques en matière de drogues. Ainsi, l’Irlande a intégré, dans sa stratégie nationale sur l’usage des drogues, le fait que «l’absence de services de garde d’enfants peut constituer un obstacle pour les femmes qui fréquentent les services de traitement et de postcure». Le pays vise donc à étendre «l’éventail de services communautaires et résidentiels complets de façon à pouvoir répondre aux besoins des femmes qui consomment des drogues et/ou de l’alcool de manière nocive, notamment celles qui ont des enfants ou qui sont enceintes». Dans leurs réponses au questionnaire, l’Autriche et Chypre ont par exemple indiqué que leurs services liés aux drogues intègrent la dimension de genre.
52. Les femmes et les filles continuent d’être particulièrement exposées au risque d’implication dans la criminalité liée aux drogues, surtout si elles souffrent d’un déficit d’éducation et de possibilités économiques, ou ont été victimes d’abus. Le milieu carcéral est particulièrement préoccupant. Selon HRI, 31 000 femmes détenues dans les pays d’Europe et d’Asie centrale en 2012 ont été incarcérées pour des infractions liées aux stupéfiants. Cela représente 28 % des femmes incarcérées dans la région, soit plus du quartNote. De ce fait, à l’occasion de l’UNGASS 2016, les États se sont engagés à «recenser les facteurs de risque et de protection, ainsi que les circonstances qui font que les femmes et les filles restent particulièrement susceptibles d’être exploitées et mises à contribution pour le trafic de drogues […], et à y remédier afin d’éviter que celles-ci soient impliquées dans des infractions liées aux drogues». Ils se sont également engagés à «assurer l’accès, sur une base non discriminatoire, à des services de santé, de prise en charge et de protection sociale dans le cadre des programmes de prévention, de soins primaires et de traitement, y compris ceux offerts aux détenus condamnés ou aux prévenus, qui doivent être équivalents aux services disponibles en milieu libre, et veiller à ce que les femmes, y compris les détenues, aient accès à des services de santé et de conseil adaptés, notamment à ceux qui sont particulièrement nécessaires pendant la grossesseNote».

6.2 Les jeunes et les enfants

53. Les réponses au questionnaire indiquent que les jeunes constituent un groupe cible important de nombreuses interventions liées à la drogue. Le Conseil de l’Europe s’est engagé dans la promotion de la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies et a élaboré un large éventail de normes juridiques qui s’appliquent aux droits de l’enfant. Les États membres se sont engagés à défendre l’intérêt supérieur de l’enfant en tenant dûment compte de l’évolution de leurs capacités, en éliminant toutes les formes de violence contre les enfants, y compris les violences sexuelles, l’exploitation et les châtiments corporels; à promouvoir une justice et des services sociaux adaptés aux enfants; et à garantir les droits des enfants en situation de vulnérabilité, notamment les conditions de vie abusives liées aux droguesNote. Les autorités doivent protéger les enfants contre le risque que la consommation de drogues ou la toxicomanie de leurs parents ne les exposent à la négligence ou à des abus. Agissant toujours dans l’intérêt de l’enfant, les États sont tenus de dispenser aux parents l’aide dont ils peuvent avoir besoin pour exercer leurs responsabilités parentales. L’obligation d’aider les parents souffrant de dépendance aux drogues en fait partie. Si le fait qu’un parent soit consommateur de drogues ne justifie pas à lui seul de le séparer de son enfant, les autorités de protection de l’enfance doivent se montrer particulièrement vigilantes en pareil cas.
54. La Déclaration de Stavanger du Groupe Pompidou a rappelé le droit des enfants d’être protégés contre l’usage illicite de stupéfiants et de substances psychoactives. Dans une lettre conjointe publiée en amont de l’UNGASS 2016, plusieurs experts des Nations Unies affirment toutefois que «l’histoire et divers éléments de preuves ont montré que l’impact négatif des politiques répressives en matière de drogues sur la santé et le développement sain des enfants l’emportait souvent sur l’élément protecteur qui sous-tend ces politiques, et que les enfants qui consomment des drogues sont traités comme des criminels, n’ont pas accès aux dispositifs de réduction des risques ou à un traitement adéquat et sont placés dans des centres de désintoxication obligatoire». Les opérations des services répressifs, un casier judiciaire et/ou la détention feraient plus de tort aux enfants et aux jeunes, notamment dans le domaine de l’emploi, du logement, de l’éducation et de l’aide sociale. Pendant l’UNGASS 2016, les États se sont engagés à «prendre des dispositions pratiques adaptées à l’âge et aux besoins particuliers des enfants (et) des jeunes» pour prévenir leur initiation à la consommation de drogues et l’abus de drogues, et leur participation à des activités criminelles liées aux stupéfiants. La détention de délinquants juvéniles devrait toujours rester exceptionnelle, et la durée de la détention provisoire ne jamais être excessiveNote. Il convient d’accorder une attention particulière au droit de l’enfant à un consentement éclairé, d’une façon qui tienne compte du développement de ses capacités, dès lors qu’un traitement médical est indiqué.

6.3 Autres membres de la société exposés à des risques particuliers

55. Concernant l’interdiction de la discrimination énoncée à l’article 14 de la Convention, les États doivent veiller à ce que les politiques en matière de drogues n’aient pas d’incidences inutiles, indésirables ou disproportionnées sur la fourniture de soins de santé et l’offre de logement, d’éducation et d’emploi aux personnes souffrant d’addictions et d’autres troubles liés aux drogues. Les États devraient se doter de dispositifs appropriés de surveillance et de prévention de toutes les formes de discrimination et de stigmatisation. Les États membres devraient veiller à ce que soient menés des débats inclusifs et publics, avec la participation des groupes concernés.
56. Le Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine des Nations Unies a constaté que certaines minorités, en particulier les personnes d’ascendance africaine, étaient touchées de manière disproportionnée par les politiques excessivement punitives en matière de drogues et le profilage racial. Un rapport de 2019 émanant de la société civile a montré par exemple comment l’inégalité d’application de la législation sur les drogues était source de profondes injustices raciales en Angleterre et au pays de Galles. Il précise que les personnes noires ont été interpellées et fouillées pour des contrôles de drogues près de neuf fois plus souvent que les personnes blanches en 2016-2017. Quelque 9 % des personnes blanches auraient indiqué avoir consommé des drogues au cours de cette période, contre 4,7 % des personnes noires. Les personnes d’origine asiatique et métisses ont été interpellées et fouillées pour des contrôles de drogues près de trois fois plus souvent que les personnes blanches. Les politiques en matière de drogues affectent particulièrement aussi les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées (LGBTI) consommatrices de drogues dans de nombreux pays. Plusieurs éléments indiquent que les personnes LGBTI qui consomment des drogues renoncent parfois à se tourner vers les professionnels de santé pour solliciter un soutien ou un traitement en raison d’expériences antérieures de discrimination ou parce qu’elles les redoutentNote.
57. Par exemple, à travers sa stratégie nationale sur l’usage des drogues, l’Irlande a décidé d’améliorer l’accès aux services – et de renforcer les capacités de ces derniers – pour les personnes ayant des besoins plus complexes, y compris les membres de la communauté des Travellers et d’autres minorités ethniques, les membres des communautés LGBTI et de migrants, les travailleurs du sexe et les personnes sans-abri. En outre, cette stratégie vise à favoriser la collaboration avec les représentants de ces communautés et/ou les services qui travaillent avec elles, ainsi qu’à «intervenir précocement auprès des groupes à risque dans le cadre de la justice pénale» en offrant une formation adaptée au personnel et des interventions appropriées.

7 Conclusions

58. Alors que les tendances anciennes et nouvelles en matière de drogues mettent les pays à l’épreuve, les États membres trouvent de plus en plus de solutions viables en intégrant les droits de l’homme dans l’élaboration, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation des politiques en matière de drogues. Ce qui semblait évoluer dans des «univers parallèles» pourrait bien trouver aujourd’hui un point de rencontreNote. Les possibilités ne manquent pas pour garantir des politiques durables en matière de drogues, mais il convient d’adopter une approche globale en amont pour lutter contre les problèmes sociaux liés aux drogues dans le plein respect des droits de l’homme. Les obstacles politiques et infrastructurels doivent être identifiés et surmontés pour permettre la mise en œuvre de réponses efficaces et compatibles avec les droits de l’homme. Il importe que les États membres utilisent les outils existants pour évaluer les incidences de leurs politiques sur les individus et que des indicateurs adéquats soient mis à disposition pour aider les gouvernements et les institutions à recueillir des données pertinentes sur les politiques relatives aux drogues.
59. Le présent rapport et ses conclusions sont résumés dans les projets de résolution et de recommandation au Comité des Ministres, présentés au début du document.