B Exposé des motifs
par Mme Thorhildur Sunna Ævarsdóttir,
rapporteure.
1 Introduction
1. Ce rapport a pour origine une
proposition de résolution
Note relative à la dégradation de la
situation des droits humains que connaissent les Tatars de Crimée
depuis l’annexion illégale de la péninsule de Crimée par la Fédération
de Russie en 2014. D’après cette proposition de résolution, de nombreuses
résolutions déjà adoptées par l’Assemblée parlementaire appelant
la Fédération de Russie à s’abstenir d’exercer toute discrimination
contre la population de la péninsule de Crimée, à cesser de réprimer
la vie politique et culturelle des Tatars de Crimée et des Ukrainiens,
à suspendre le décret interdisant le Mejilis du peuple tatar de
Crimée, à prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin
à la disparition de Tatars de Crimée et à engager promptement des
enquêtes sur les disparitions qui ont déjà eu lieu, restent sans
effet
Note. L’Assemblée a par conséquent été
invitée à établir un rapport complet sur la question et à proposer
des recommandations à cet égard.
2. À la suite du départ de l’Assemblée du précédent rapporteur,
M. Manuel Tornare (Suisse, SOC), en janvier 2020, la commission
sur l’égalité et la non-discrimination m’a désignée comme rapporteure.
J’ai analysé non seulement la situation actuelle et au cours des
sept dernières années mais également celle existant avant le printemps
2014. Depuis cette date, de nombreuses condamnations ont été émises
non seulement par l’Assemblée mais aussi par le Comité des Ministres
du Conseil de l’Europe ainsi que par d’autres organes d’organisations
internationales majeures, notamment l’Assemblée générale des Nations Unies
Note. Les positions
prises par ces organes sont toutefois vigoureusement contestées
par la Fédération de Russie
Note.
3. Le présent rapport s’appuie sur de très nombreuses sources
écrites, notamment des rapports d’organisations internationales
et d’organisations de défense des droits humains, ainsi que des
articles de presse récents. À la suite de la réunion tenue par notre
commission le 12 septembre 2019, la délégation parlementaire russe
a transmis une communication écrite, qui a aussi été prise en compte.
Le rapport s’appuie en outre sur le témoignage oral de témoins oculaires
de la situation en Crimée ainsi que d’organisations et de défenseurs
des droits humains qui travaillent directement avec les Tatars de
Crimée. En raison du contexte particulièrement complexe en Crimée,
il n’a malheureusement pas été possible d’effectuer une visite d’information
pendant la préparation de ce rapport. En revanche, mon prédécesseur
a tenu plusieurs rencontres bilatérales avec des acteurs internationaux
et des ONG qui ont pu se rendre en Crimée ou qui ont pu rencontrer
et recueillir directement les témoignages d’acteurs sur le terrain.
Par ailleurs, la commission sur l’égalité et la non-discrimination
a tenu deux auditions. Le 7 mars 2019, elle a auditionné un représentant
de la Mission de surveillance des droits de l’homme des Nations
Unies en Ukraine, qui rassemble des informations de première main,
grâce à des entretiens directs avec des victimes et des témoins
de violations des droits humains, et un représentant de Human Rights
Watch, qui a pu se rendre plusieurs fois en Crimée entre début 2014
et octobre 2017. Le 15 octobre 2020, la commission a tenu une deuxième audition,
avec la participation de Mme Liudmyla Denisova,
Commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien; Mme Tatiana
Moskalkova, Haute-Commissaire aux droits de l’homme de la Fédération
de Russie; et deux représentants des Tatars de Crimée résidant en
Crimée, M. Refat Chubarov, président du Mejilis du peuple tatar
de Crimée, et M. Nariman Dzhelialov, Chef du service information
et analyse, Mejilis du peuple tatar de Crimée.
4. Tout au long de ce rapport, dès lors qu’il est question de
faits découlant du printemps 2014, le terme «Crimée» renvoie à la
République autonome de Crimée et à la ville de Sébastopol, Ukraine,
temporairement occupées par la Fédération de Russie
Note.
2 Situation des Tatars de Crimée avant
le printemps 2014
5. Les Tatars de Crimée vivent
sur la péninsule de Crimée depuis des siècles. En mai 1944, sur
ordre de Staline et sous prétexte qu’ils auraient collaboré avec
le régime nazi, les Tatars de Crimée sont massivement déportés vers
l’Ouzbékistan et d’autres républiques soviétiques. Plus de 180 000 Tatars
de Crimée, ainsi que des personnes d’autres minorités ethniques,
sont déportés en trois jours
Note. En 1956, Khrouchtchev dénonce ces
déportations massives
Note mais cela ne mène pas pour autant
au retour des personnes déportées.
6. Les Tatars de Crimée commencent à se réinstaller en nombre
important en Crimée à partir de 1989
Note. D’après le dernier recensement de la
population d’Ukraine, effectué en 2001, 248 200 Tatars de Crimée résident
en Ukraine, dont 243 400 (98 %) habitent en Crimée, région où ils
constituent 12 % de la population. La population totale de la péninsule
est alors de 2 024 000 personnes. À l’époque, 58,3 % de la population
de cette région s’identifie comme étant de nationalité (ethnicité)
russe et 24,3 % comme étant de nationalité (ethnicité) ukrainienne;
93 % des Tatars de Crimée indiquent que le tatar de Crimée est leur
langue maternelle; par ailleurs, environ 85 % des Tatars de Crimée
estiment qu’ils maîtrisent parfaitement le russe, et environ 20 %
l’ukrainien
Note.
7. Les retours se poursuivent au cours des années suivant le
recensement, de sorte que début 2014, d’après les autorités ukrainiennes,
282 000 Tatars de Crimée vivent sur le territoire ukrainien; les
personnes anciennement déportées représentent alors 13,4% de la
population de la République autonome de Crimée (Sébastopol non compris).
Quelques 100 000 autres personnes vivant en dehors des frontières
du pays pourraient encore s’y ré-établir
Note.
8. Si, après la dislocation de l’URSS, l’Ukraine permet la réinstallation
des Tatars de Crimée ainsi que d’autres personnes anciennement déportées,
ces personnes font face à d’importants obstacles administratifs et
juridiques dans le cadre de leur retour. En raison des nombreuses
démarches administratives requises, le processus de réinstallation
coûte cher et peut durer longtemps, et les différentes réglementations
relatives à la nationalité exposent certaines de ces personnes à
un risque d’apatridie
Note.
9. Par ailleurs, à la suite de leur déportation en 1944, les
Tatars de Crimée ont perdu leurs terres et leurs maisons, et ces
biens – situés notamment sur le littoral sud-est – ont été redistribués
Note. Malgré les efforts considérables
fournis par l’Ukraine pour permettre la réinstallation des personnes
anciennement déportées, et notamment les Tatars de Crimée, après
la dislocation de l’URSS, les Tatars de Crimée souffrent indiscutablement
d’injustices, notamment dans l’accès aux droits économiques et sociaux.
Il est constaté en 2012 que les Tatars de Crimée «continuent d’être
victimes d’inégalités faute d’un cadre législatif concernant la
restitution de terres et l’indemnisation pour la perte de terres
agricoles à la suite des déportations. Ils vivent souvent dans des
conditions déplorables dans des quartiers non autorisés, avec un
accès limité aux services publics, aux équipements et aux infrastructures»
Note. Les difficultés
d’accès aux biens fonciers et le manque de transparence des procédures
d’attribution de ces biens créent par ailleurs de nombreuses tensions
au sein de la société criméenne et les Tatars de Crimée se trouvent
enfermés dans un cercle vicieux
Note. Ils font également face à un
niveau de pauvreté élevé et rencontrent des difficultés d’accès
à l’emploi, aux soins de santé, aux services sociaux et à l’éducation
Note.
10. Les Tatars de Crimée ainsi que d’autres nationalités anciennement
déportées pâtissent des tensions relatives au statut de la langue
russe en Ukraine et manquent de possibilités pour préserver et développer
leur langue et leur culture et pour pratiquer leur religion (majoritairement
musulmane en ce qui concerne les Tatars de Crimée)
Note. Si 92 % des Tatars
de Crimée considèrent le tatar de Crimée comme leur langue maternelle, moins
de 5 % d’entre eux estiment que les personnes appartenant à leur
minorité le maîtrisent parfaitement. Seules 15 écoles fournissent
un enseignement en cette langue, alors qu’il y en avait 371 avant
la seconde guerre mondiale, et seuls 3 % des élèves appartenant
à cette minorité suivent un enseignement en tatar de Crimée
Note. Deux chaînes
de télévision (une publique, GTRK Krim, et une privée, ATR) diffusent
quelques heures d’émissions en tatar de Crimée par semaine et une
chaîne de radio diffuse en permanence des émissions dans cette langue,
mais son réseau est limité aux environs de Simféropol; quant à la
presse écrite en tatar de Crimée, son existence est menacée faute
d’aides suffisantes
Note.
11. Par ailleurs, selon certaines sources, des responsables politiques
régionaux ou nationaux se livrent à des propos haineux visant les
Tatars de Crimée, sans que cela ne donne lieu à des sanctions, et
on observe une augmentation du niveau d’hostilité anti-Tatars parmi
la population depuis le début des années 2010
Note.
12. Grâce aux efforts déployés pendant de nombreuses années par
les représentants des Tatars de Crimée, le Parlement ukrainien reconnaît
les Tatars de Crimée comme un peuple autochtone en avril 2014.
3 Les
événements du printemps 2014
13. Fin 2013, des protestations
politiques massives commencent à Kiev et dans d’autres villes d’Ukraine,
y compris en Crimée, et se poursuivent pendant plusieurs mois, jusqu’en
février 2014. Initialement pacifiques, les protestations finissent
par devenir violentes, dans un contexte de crise politique et de
polarisation croissante de la société ukrainienne. Le 21 février 2014,
le président ukrainien quitte le pays. Le 23 février, le Parlement
ukrainien nomme un président ad interim et
fixe la date de l’élection d’un nouveau président au 25 mai 2014.
14. Le même jour, à la suite de la démission du maire de Sébastopol,
un nouveau maire de nationalité russe est installé dans cette ville.
Des heurts violents ont lieu le 26 février à Simféropol entre pro-ukrainiens
et pro-russes. La nuit suivante, des hommes armés, sans insigne,
prennent le contrôle de certains bâtiments publics en Crimée et
montent la garde devant des bases militaires et d’autres points
stratégiques. Des membres des forces armées russes participent à
ces opérations
Note. Le 27 février 2014, en la présence
d’hommes armés, des membres du Parlement de Crimée élisent Sergey Aksenov
à la tête de la Crimée, dans un vote entaché de fraude
Note. Le 6 mars 2014,
le Parlement de Crimée adopte une résolution appelant à la tenue
le 16 mars d’un référendum sur le statut de la Crimée
Note.
15. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a immédiatement
exprimé sa «grave préoccupation à l’égard de l’intention de tenir
un référendum sur le statut de la Crimée non autorisé par l’Ukraine»
et a soutenu la saisine de la Commission européenne pour la démocratie
par le droit (Commission de Venise) par le Secrétaire Général concernant
la question de la légalité de ce référendum
Note. Le 20 mars 2014, rappelant que la
crise en Ukraine doit être résolue de manière pacifique, sur la
base de l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance
de l’Ukraine, ainsi que du plein respect du droit international,
le Comité des Ministres condamne la tenue du référendum en violation
de la législation ukrainienne
Note. Il considère dès lors tant le référendum
que l’annexion de la Crimée comme illégaux et souligne que ceux-ci
ne sauraient servir de fondement à une quelconque modification du
statut de la Crimée ni de Sébastopol
Note.
16. L’Assemblée générale des Nations Unies relève dès le 27 mars 2014
que le référendum, qui n’a pas été autorisé par l’Ukraine, est dépourvu
de toute validité et ne saurait servir de fondement à une quelconque modification
du statut de ces entités
Note.
Dès lors, elle ne reconnaît pas l’annexion de la Crimée par la Fédération de
Russie et considère cette dernière comme puissance occupante à laquelle
incombent toutes les obligations internationales qui découlent de
ce statut, position régulièrement réaffirmée depuis lors. En outre,
à de nombreuses reprises, elle «[c]ondamne fermement la persistance
de la Fédération de Russie à faire montre d’un mépris total pour
les obligations que lui imposent la Charte des Nations Unies et
le droit international concernant sa responsabilité juridique sur
le territoire occupé, notamment la responsabilité de respecter les lois
ukrainiennes et les droits de tous les civils»
Note.
17. Dès sa partie de session d’avril 2014, l’Assemblée a condamné
l’agression militaire russe ainsi que sa violation de la souveraineté
et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, qualifie l’annexion
par la Fédération de Russie de la Crimée d’illégale et sans effet
juridique et dénonce l’occupation militaire du territoire ukrainien
Note. Ces positions sont réaffirmées
à de très nombreuses reprises
Note.
18. Des juristes internationaux ont aussi conclu à maintes reprises
à l’illégalité de l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie
au regard du droit international
Note.
Il a par ailleurs été observé que – bien que la Fédération de Russie
invoque le droit à l’auto-détermination comme fondement de ses actions
– les seules personnes ayant un droit à l’auto-détermination en
Crimée sont les Tatars de Crimée
Note.
4 Violations
des droits humains depuis le printemps 2014
19. Les Tatars de Crimée qui, à
travers leur organe représentatif, le Mejlis, ont soutenu l’intégrité
territoriale de l’Ukraine et boycotté le prétendu référendum du
16 mars 2014, se sont rapidement trouvés dans une situation particulièrement
précaire
Note.
20. Dans les mois suivant le «référendum», de graves violations
des droits humains sont constatées en Crimée, y compris des exécutions
extrajudiciaires, des enlèvements et des disparitions forcées, dont
sont victimes notamment des Tatars de Crimée ainsi que des activistes
pro-ukrainiens. Il est fait état de poursuites judiciaires dictées
par des motifs politiques, d’actes de discrimination, de harcèlement,
d’intimidation et de violence, de détentions arbitraires, de torture
et de mauvais traitements infligés aux détenu·e·s, de transfèrement
de détenu-e-s de Crimée en Fédération de Russie, ainsi que d’atteintes
à la liberté d’expression, à la liberté de religion ou de croyance,
à la liberté d’association et au droit de réunion pacifique
Note.
21. Dans les paragraphes suivants, sans chercher l’exhaustivité,
je dresse une liste des principaux faits préoccupants dont j’ai
eu à connaître au cours de la préparation de mon rapport. Si certains
faits datant des semaines et mois suivant l’occupation de la Crimée
par la Fédération de Russie sont largement connus, d’autres (plus
récents) le sont moins.
22. Je prends note au préalable que d’après les informations fournies
par la délégation russe, des efforts seraient déployés pour renforcer
la situation socio-économique ainsi que les droits sociaux et politiques
des Tatars de Crimée. Toujours d’après ces éléments, la population
de la péninsule de Crimée s’élevait au 1er janvier 2019
à 2 355 000 personnes, dont 1 493 000 (65,3 %) de Russes, 343 000
(15 %) d’Ukrainiens et 232 800 (10,2 %) de Tatars de Crimée
Note.
4.1 Exécutions
extrajudiciaires, disparitions forcées, actes de torture, traitements
inhumains ou dégradants
23. D’après le HCDH, 42 personnes
ont été portées disparues en Crimée entre début mars 2014 et fin juin 2018,
dont 28 au cours de la seule année 2014. 2 disparitions forcées
ont été documentées par le HCDH en 2015, 3 en 2016, 7 en 2017 et
2 dans les six premiers mois de 2018. Parmi ces 42 cas, 27 victimes
étaient d’origine ukrainienne, 9 étaient des Tatars de Crimée, 4
d’origine tadjike, 1 d’origine ouzbèke et 1 d’origine tatare et
russe. Après avoir été détenues illégalement pendant des périodes
allant de quelques heures à deux semaines, 27 de ces personnes avaient
été libérées; 12 étaient encore portées disparues à la date du 30 juin
2018, 2 étaient en détention, et 1 personne avait été retrouvée
morte.
24. Les victimes de ces actes sont principalement des activistes
pro-ukrainiens. Cinq avaient des liens avec des groupes ou institutions
tatars, quatre étaient journalistes et cinq migrants de l’Asie centrale.
Il y avait également un membre des forces armées ukrainiennes, un
musulman ukrainien et un prêtre gréco-catholique. Il n’y a eu aucune
poursuite judiciaire; les autorités ont refusé d’enregistrer certaines
plaintes et ont suspendu la procédure d’enquête dans d’autres cas
Note.
25. Human Rights Watch a également documenté dès les premiers
mois suivant l’annexion illégale de la Crimée plusieurs cas de disparition
forcée de Tatars de Crimée, sur lesquels aucune enquête effective
n'a été menée
Note.
Certains des Tatars de Crimée visés par les opérations menées le
27 mars 2019 (voir chapitre 4.2 ci-dessous) auraient également subi
des traitements cruels ou dégradants, voire auraient été torturés
Note. Le FSB russe
et le personnel pénitentiaire auraient utilisé des méthodes telles
que les électrochocs, les menaces de violences sexuelles, la suffocation
et des coups de serviettes humides, de poings, d'objets métalliques
ou de battes
Note.
26. Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture ou
autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a constaté
que seraient particulièrement exposés à ces violations des droits
humains les opposants au référendum de mars 2014 ainsi que d’autres
personnes ayant exprimé des critiques à l’égard des autorités de
fait – journalistes, bloggeurs, activistes et Tatars de Crimée,
dont notamment ceux favorables au Mejlis
Note. Il souligne
qu’afin de prévenir la torture, il est crucial de garantir l’accès
des personnes privées de liberté à des mécanismes de contrôle indépendants
et internationaux.
27. En ce qui concerne la situation des personnes privées de liberté,
des Tatars de Crimée détenus auraient reçu des aliments qu'ils ne
pouvaient pas manger pour des raisons religieuses
Note. Des conditions
de détention épouvantables ont été signalées, notamment dans le
centre de détention provisoire (SIZO) de Simféropol. Jusqu’à huit
personnes seraient hébergées dans une seule et même cellule de 9m2,
ce qui les obligeraient à dormir à tour de rôle; les cellules seraient
infestées de punaises de lit, de cafards et de souris; les personnes malades
dormiraient avec les autres, et l’accès aux soins médicaux serait
inadéquat et souvent tardif. Des décès de personnes détenues n’auraient
par ailleurs pas fait l’objet d’enquêtes indépendantes
Note.
28. Plusieurs cas ont été signalés dans lesquels le manque d’accès
aux soins médicaux a mis gravement en danger la santé de certains
Tatars de Crimée détenus dans le SIZO de Simféropol. Dans le cas
d’Edem Bekirov, les autorités ont attendu deux mois et seize jours
après que la Cour européenne des droits de l’homme a ordonné son
transfert immédiat vers un hôpital civil avant de procéder de la
sorte; pendant sa détention, il s'est vu refuser des médicaments
adéquats et a ensuite été soumis à un traitement médical forcé, avec
des médicaments inadaptés
Note. En mars 2020, Server
Mustafayev, fondateur et coordinateur du mouvement populaire Crimean
Solidarity, et deux de ses coaccusés, Memet Belyalov et Seyran Saliyev, auraient
été contraints d'assister pendant neuf heures à des audiences de
tribunal, sans eau ni nourriture, alors qu'ils présentaient des
symptômes d'infection respiratoire virale, notamment une forte fièvre.
En septembre 2020, ils faisaient partie des sept Tatars de Crimée
condamnés à des peines allant de 13 à 19 ans d'emprisonnement pour
des charges liées au terrorisme, bien qu'aucune n'ait été liée à
la planification, à la perpétration ni à la complicité d'un acte
de violence
Note.
4.2 Menaces,
agressions, perquisitions illégales et arrestations arbitraires
29. Dès les premiers mois suivant
l’annexion illégale de la Crimée, Human Rights Watch a recueilli
des faits à l’appui de cas de harcèlement, de menaces, d’agressions
physiques et de poursuites judiciaires infondées, voire de condamnations
sur la base d’accusations fallacieuses, contre des Tatars de Crimée
pour des infractions liées notamment à l’extrémisme ou au terrorisme.
Human Rights Watch a également documenté des cas d’arrestations
de Tatars de Crimée pour des chefs d’accusation de terrorisme fabriqués
de toutes pièces. Dans ces derniers cas, il n’y avait aucune accusation
de planification ou d’exécution d’actes de violence et les poursuites
semblent avoir été destinées à étouffer la dissidence. Les avocats
travaillant sur ces dossiers sont également victimes de pressions,
et notamment menacés d’être radiés du barreau
Note.
30. En 2018, 19 Tatars de Crimée ont été condamnés à des peines
allant de 10 à 24 ans d'emprisonnement à l'issue d'un procès hautement
contestable; les accusations, liées au terrorisme, étaient fondées
sur leur affiliation présumée au Hizb ut-Tahrir, bien qu'il ait
été établi qu'aucun d'entre eux n'avait planifié, commis ni soutenu
d’acte de violence. Leurs peines ont été confirmées en appel en
septembre 2020
Note.
Le 12 novembre 2019, le défenseur des droits humains Emir-Usein
Kuku, Tatare de Crimée, et cinq coaccusés ont été condamnés de la
même manière à des peines d'emprisonnement comprises entre 7 et
19 ans, à la suite de leur transfert hors de Crimée, sur le territoire
de la Fédération de Russie, en vue de leur procès; leurs condamnations
ont également été confirmées par une cour d'appel militaire en juin
2020
Note.
31. Il a aussi été fait état de nombreuses perquisitions effectuées
par des membres des forces de sécurité armés et masqués, dans des
institutions religieuses musulmanes ainsi qu’aux domiciles et au
sein des entreprises appartenant à des Tatars de Crimée
Note. Ces opérations
et perquisitions menées par la police, les forces de sécurité (FSB),
les forces spéciales (OMON) et/ou la Garde nationale de Russie (Rosgvardia) viseraient
les Tatars de Crimée de façon disproportionnée et seraient souvent
effectuées de manière non conforme au respect des droits fondamentaux,
donnant lieu dans certains cas à un recours excessif à la force
Note.
32. Outre les Tatars de Crimée détenus à la suite de telles opérations,
de nombreux autres Tatars de Crimée ont été condamnés avec sursis
ou assignés à résidence dans le cadre de procédures fondées sur
les dispositions pénales relatives au terrorisme, à l’extrémisme
ou au séparatisme. Un nombre croissant de personnes ont été inscrites
dans ce contexte à la «liste de terroristes et d’extrémistes» tenue
par le service fédéral russe du suivi financier. Ces personnes voient
leurs comptes bancaires suspendus, ce qui les empêche d’effectuer
des opérations bancaires ordinaires voire de recevoir leur pension
Note.
33. Concernant des faits plus récents, 26 Tatars de Crimée ont
été arrêtés à la suite de perquisitions menées le 14 février 2019
dans le district de Oktiabrske (trois arrestations) et d’une deuxième
opération d’une envergure particulièrement importante menée le 27 mars
2019 à Simféropol et dans plusieurs autres localités (23 arrestations
ce même jour) contre des personnes accusées d’être membres du groupe
Hizb ut-Tahrir, interdit en tant qu’organisation terroriste en Fédération
de Russie mais non interdit en Ukraine
Note. Selon certaines
sources, de fausses pièces à conviction auraient été placées par
des membres des forces de l’ordre dans les lieux fouillés
Note.
Huit autres Tatars de Crimée ont été arrêtés le 10 juin 2019 dans
des circonstances similaires
Note. En mars 2020, ce
fut encore 24 Tatars de Crimée qui ont été arrêtés de façon arbitraire
Note. La plupart des
personnes arrêtées au cours des opérations du 27 mars 2019 seraient
membres de l’organisation Crimean Solidarity, association de journalistes
et d’activistes créée à la suite des événements du printemps 2014
afin de soutenir les personnes détenues ou disparues et leurs familles.
Par ailleurs, ces raids et arrestations se poursuivent: le 17 février
2021, sept hommes musulmans, dont six Tatars de Crimée et qui seraient
tous membres de Crimean Solidarity ou auraient soutenu certaines
de ses activités, ont été arrêtés à la suite de raids nocturnes
à leur domicile. Six d'entre eux ont été accusés d'être liés à Hizb
ut-Tahrir et placés en détention
Note.
34. Les personnes arrêtées en mars 2019 sont actuellement jugées,
dans le cadre de plusieurs procès distincts mais faisant face à
des accusations identiques ou fortement similaires liées au terrorisme,
sur la base des articles 205.1 ou 205.2 et de l'article 278 du Code
pénal russe. Les accusés qui se sont exprimés dans la langue des
Tatars de Crimée au tribunal militaire du district sud de Rostov-sur-le-Don
le 16 mars 2021 ont été expulsés de la salle d'audience
Note.
35. Je note avec préoccupation le point de vue exprimé par de
nombreux observateurs selon lesquels les accusations de terrorisme
– qui sont punies de peines pénales très lourdes – portées contre
des Tatars de Crimée seraient un moyen puissant pour intimider voire
faire taire des activistes opposés au régime actuel en Crimée et
auraient également pour effet de créer un climat d’hostilité au
sein de la population à l’égard des musulmans
Note. Comme
l'a déclaré le directeur d'Amnesty International Ukraine à propos
des dirigeants tatars de Crimée Ilmi Umerov et Akhtem Chiygoz, responsables
adjoints du Mejlis condamnés à deux et huit ans d'emprisonnement
en 2017, «Il apparaît de plus en plus clairement que les dirigeants
de la communauté tatare de Crimée qui osent dénoncer ouvertement
l’occupation et l’annexion illégale de la péninsule par la Russie n’ont
qu’une alternative: l’exil ou la prison»
Note.
36. De telles pressions seraient également exercées par le biais
de l’imposition d’amendes administratives (parfois disproportionnées),
de la multiplication de perquisitions à domicile, de la mise en
détention administrative ou préventive (souvent pour des périodes
allant de plusieurs mois à plus d’un an), du cumul de plusieurs
accusations relatives aux mêmes faits et/ou de la mise en place
de poursuites pénales
Note. Les cas
de Volodymyr Balukh et d’Emir-Usein Kuku suivent par exemple ce
schéma
Note.
37. L’Assemblée a déjà exprimé sa préoccupation en ce qui concerne
la situation des ressortissants ukrainiens détenus en Crimée ou
en Fédération de Russie pour des motifs de nature politique ou sur
la base de fausses accusations et a appelé la Fédération de Russie
à libérer ces prisonniers politiques sans plus tarder
Note.
Un certain nombre de ces questions font l’objet d’un examen par
la commission des questions juridiques et des droits de l’homme
dans le cadre de son rapport sur les prisonniers politiques en Fédération de
Russie, pour lequel j’ai également été désignée rapporteure
Note. Un tel dévoiement de la justice
est clairement contraire à tous les principes démocratiques et contribue
fortement à créer un climat d’hostilité, de peur et de répression.
4.3 Liberté
de religion
38. Des incidents ciblant aussi
bien des personnes que des édifices religieux, l’obligation de ré-enregistrer les
organisations religieuses, des perquisitions de bâtiments religieux,
ainsi que des restrictions imposées au nom de la lutte contre l’extrémisme,
portent atteinte à la liberté de religion.
Note
39. Comme signalé plus haut, de nombreux Tatars de Crimée accusés
d’être membres de groupes musulmans interdits en Fédération de Russie
(mais non en Ukraine) comme Hizb ut-Tahrir sont poursuivis pour
terrorisme, sans que ces personnes aient appelé à troubler l’ordre
public
Note. Beaucoup se sont
vu infliger des peines extrêmement lourdes et ont été transférés
pour les purger dans des colonies pénitentiaires au régime strict,
loin de la Crimée (voir plus loin, 5.4). D’autres Tatars de Crimée
ont été condamnés sur la base de leur association avec le mouvement
religieux Tabligh Jamaat, interdit en tant qu’organisation «extrémiste» en
droit russe (mais non en droit ukrainien). Si la délégation russe
met en avant la construction de plusieurs nouvelles mosquées qui
serait en cours, ainsi que la reconnaissance de fêtes religieuses
musulmanes et d’aide à l’accomplissement du hadj
Note,
des représentants de la société civile relèvent une certaine méfiance
à l’égard des nouvelles structures religieuses mises en place depuis
le printemps 2014; en outre, les dirigeants des communautés musulmanes
non affiliées à l'Administration spirituelle des musulmans de Crimée,
mais qui, avant l'occupation, avaient obtenu le droit d'utiliser
des mosquées pour une durée indéterminée, auraient été confrontés
à une tendance croissante de poursuites pour prosélytisme depuis
début 2020
Note.
40. En ce qui concerne d’autres religions, le nombre de paroisses
et de prêtres de l’église orthodoxe ukrainienne a diminué fortement
en Crimée depuis le printemps 2014 et le bail relatif à la cathédrale
orthodoxe ukrainienne, conclu en 2002 entre cette église et les
autorités ukrainiennes a été révoqué le 28 juin 2019 par un tribunal
d’arbitrage en Crimée
Note.
L'Église orthodoxe d'Ukraine s'est vu refuser à plusieurs reprises l'enregistrement
en Crimée; les tribunaux ont ordonné l'expulsion et la démolition
de lieux de culte en vertu du droit russe, et le nombre de paroisses
et de prêtres a chuté de façon spectaculaire
Note. Des Témoins
de Jéhovah ont été emprisonnés en vertu du droit pénal russe sous
le chef d’implication dans une organisation «extrémiste» interdite
en droit russe, alors que ce courant religieux n’est pas interdit
en Ukraine; un tiers des perquisitions à domicile effectuées en
Crimée en 2020 auraient concerné des Témoins de Jéhovah
Note.
4.4 Liberté
d’expression et de réunion pacifique et accès à l’information
41. Dans les mois ayant suivi l’annexion
illégale de la Crimée, l’ancien président du Mejlis des Tatars de Crimée,
M. Mustafa Dzhemilev (membre de notre Assemblée parlementaire depuis
octobre 2006) ainsi que l’actuel président de cet organe, M. Refat
Chubarov, se sont vu interdire l’accès à la Crimée à partir du 22 avril et
du 5 juillet 2014 respectivement
Note. Le 26 avril
2016, la soi-disant Cour suprême de Crimée, puis la Cour suprême
de la Fédération de Russie le 29 septembre 2016, ont déclaré que
le Mejlis des Tatars de Crimée était une organisation extrémiste
et que ses activités étaient proscrites
Note. L’interdiction du Mejlis est toujours en
vigueur malgré une décision de 2017 de la Cour internationale de
justice (voir chapitre 7 ci-après). M. Dzhemiliev est actuellement
jugé par contumace en Crimée. L'interdiction qui lui est faite d'entrer
en Crimée aurait récemment été prolongée de 15 ans, contre 5 ans
initialement; il aura plus de 90 ans lorsqu'elle prendra fin en
2034
Note.
42. La demande de licence de radiodiffusion de la principale chaîne
de télévision des Tatars de Crimée, ATR, a été refusée et elle s’est
vu contrainte de cesser de diffuser à partir du 1er avril
2015. Cela a fait suite à des pressions exercées sur elle par les
autorités de fait, pour qu’elle modifie sa ligne éditoriale très
critique de l’annexion illégale de la Crimée. Deux chaînes de radio
et une chaine de télévision pour enfants appartenant au même homme
d’affaires tatar de Crimée qu’ATR, ainsi que l’agence de presse
tatare de Crimée QHA, ont subi le même sort.
Note. Alors que plus
de 3 000 médias étaient autorisés à travailler en vertu de la législation ukrainienne,
seuls 232 ont été (ré)enregistrés le 1er avril 2015
Note. Ces restrictions
de diffusion et le blocage régulier de sites internet ont pour effet
de placer les résidents de Crimée dans un vide informationnel; en conséquence,
les Tatars de Crimée se sentent isolés, oubliés et menacés
Note.
43. Des journalistes couvrant des événements organisés par des
Tatars de Crimée ont été agressés ou font l’objet d’enquêtes pour
activités «extrémistes»
Note. Il
est courant que des journalistes se voient refuser l'entrée en Crimée,
et certains se sont vu interdits d'entrée sur le territoire de la
Fédération de Russie pendant des décennies. Le 18 janvier 2020,
le journaliste ukrainien Taras Ibrahimov, qui rendait compte des
événements en Crimée et travaillait notamment pour une antenne de
RFE/RL consacrée à la Crimée, s'est vu refuser l'entrée en Crimée
et interdire l'accès à la Fédération de Russie jusqu'en 2054
Note. Cette situation
contribue à l'isolement de la Crimée et à l'absence de reportages
indépendants sur la situation en Crimée en dehors de la péninsule.
44. De nombreux sites web ukrainiens, ainsi que les sites du Mejlis
des Tatars de Crimée, de Hizb ut-Tahrir et des Témoins de Jéhovah
sont bloqués par plusieurs fournisseurs d’accès à internet en Crimée
Note. Le signal de plusieurs chaînes
de radio ukrainiens est également bloqué ou remplacé par celui de
chaînes russes dans de nombreuses localités dans le nord de la Crimée
Note.
45. D’autres actes visent à faire taire les critiques ou les voix
dissidentes. La liberté d’expression est enfreinte par l’application
excessivement large de la législation anti-extrémisme, comme cela
a été signalé plus haut. Même les personnes qui manifestent individuellement
sont régulièrement poursuivies
Note. Le 18 décembre 2017,
plus de 70 militants tatars de Crimée ont été jugés simultanément
pour avoir organisé des manifestations pacifiques et individuelles
à divers endroits de la Crimée – alors que les manifestations individuelles
ne nécessitent pas d'autorisation préalable
Note. Quant au droit
de réunion pacifique, il est fait état d’arrestations arbitraires
et de poursuites qui y portent atteinte
Note.
4.5 Droits linguistiques
46. En ce qui concerne l’emploi
des langues, la langue des Tatars de Crimée a été reconnue comme
langue officielle dans la constitution de la Crimée et de nouvelles
signalétiques dans cette langue auraient été affichées sur certains
bâtiments publics
Note.
La délégation parlementaire russe affirme que depuis 2014, le nombre
de classes où la langue des Tatars de Crimée est la langue d’instruction
a augmenté
Note. Toutefois, le statut linguistique formel
attribué aux établissements scolaires censés fournir un tel enseignement
ne correspond pas toujours à la réalité sur le terrain. Ainsi, il
n’existerait plus d’école où l’enseignement est dispensé uniquement
dans la langue des Tatars de Crimée
Note. La commission a
aussi été informée que bien que 31 000 élèves soient inscrits à
des cours d’enseignement de la langue tatare, cela n’a pas entraîné
une augmentation du nombre d’enfants bénéficiant d’un enseignement
dans cette langue car les parents sont dissuadés d’en faire la demande
Note. De plus, comme
cela a été souligné plus haut (voir le chapitre 5.2), des Tatars
de Crimée qui font l’objet de poursuite pénales ont été privés de
la possibilité de s’exprimer dans leur langue lors de leur procès.
47. La possibilité de suivre en Crimée un cursus en ukrainien
a chuté de 98 % depuis l’année scolaire 2013/2014. Seul 0,2 % des
élèves auraient suivi un cursus en ukrainien au cours de l’année
scolaire 2018-2019
Note.
48. Le refus par les autorités en Crimée d’octroyer une licence
aux médias diffusés ou produits dans des langues qui se retrouvent
en position minoritaire en Crimée peut également s’analyser en une
violation des droits linguistiques des personnes appartenant à ces
minorités.
5 Violations du droit international
humanitaire
5.1 Application illégale du droit russe
en Crimée
49. La Fédération de Russie impose
son système juridique en Crimée, ce qui est contraire au droit international
humanitaire, et a été condamné à de nombreuses reprises par l’Assemblée
générale des Nations Unies
Note.
50. D’après le HCDH, l’application de cette législation affecte
de manière disproportionnée les musulmans pratiquants et les adhérents
d’organisations religieuses interdites en Fédération de Russie.
Comme je l’ai déjà souligné, l’organisation Hizb ut-Tahrir, dont
certains individus – principalement des Tatars de Crimée – sont supposés
être membres et ont été visés dans le cadre d’une opération d’une
envergure particulièrement importante menée le 27 mars 2019, est
qualifiée de terroriste et interdite en Fédération de Russie mais
non interdite en Ukraine
Note. Avant l’opération
du 27 mars 2019, 27 Tatars de Crimée accusés d’avoir organisé ou participé
à des activités de cette organisation avaient déjà fait l’objet
de poursuites pénales en vertu du Code pénal russe
Note. Ces poursuites sont
par ailleurs intentées devant des juridictions militaires.
51. Par ailleurs, le droit russe est appliqué avec effet rétroactif,
y compris dans le domaine pénal, ce qui constitue une violation
des droits humains. À titre d’exemple, le 11 septembre 2017, un
tribunal criméen a condamné l’un des vice-présidents du Mejlis,
Akhtem Chiygoz, en vertu du droit pénal russe, à une peine de huit
ans de prison ferme, pour des faits datant du 26 février 2014
Note. En janvier 2018, Enver
Krosh a été emprisonné en raison d’un message publié sur les réseaux
sociaux en 2013
Note. Le 7 décembre
2018, le Tatar de Crimée Emil Kurbedinov, avocat, défenseur notamment
de plusieurs personnes accusées d’être membres d’organisations interdites
en Fédération de Russie, a été condamné à cinq jours de détention
administrative pour la diffusion sur les réseaux sociaux – avant
que la législation russe ne soit appliquée de facto en Crimée –
de symboles considérés selon le droit russe comme extrémistes
Note.
5.2 «Passeportisation», transferts forcés
et déportations de non-ressortissants russes
52. Dès le 18 mars 2014, toutes
les personnes domiciliées en Crimée se sont vu octroyer la nationalité russe,
sauf en cas d’opposition expresse de leur part dans un délai d’un
mois. Or, les conditions permettant de refuser la nationalité étaient
à la fois peu transparentes et très restrictives, ce qui a privé
de nombreux individus d’une réelle possibilité d’exercer un choix;
des personnes qui avaient néanmoins pu refuser la nationalité russe
ont été déportées
Note.
53. Le processus de «passeportisation» a eu pour effet de contraindre
les résidents de Crimée, y compris les Tatars de Crimée, à prendre
la citoyenneté russe pour ne pas être traités comme des étrangers.
Ceux qui l’ont refusée se sont exposés à des discriminations dans
des domaines tels que l’emploi, l’éducation et la santé, se voyant
notamment refuser l'accès à la distribution d’équipements de protection
individuelle et de produits désinfectants pendant la pandémie
Note. Des centaines d'individus
considérés comme des étrangers en vertu de la législation relative
à l'immigration en Fédération de Russie ont été expulsés depuis
2014, dont un grand nombre de ressortissants ukrainiens. Les personnes
expulsées sont fréquemment interdites d'entrée sur le territoire
de la Fédération de Russie pour une durée pouvant aller jusqu'à
10 ans; du fait que la Fédération de Russie applique le droit russe
en Crimée, cela leur interdit également de fait de retourner en
Crimée
Note.
54. Par ailleurs, l’imposition de la nationalité russe aux détenus
originaires de Crimée a conduit au refus des visites consulaires
de l’Ukraine dans les lieux de détention de la Fédération de Russie
Note.
5.3 Conscription forcée
55. Le HCDH signale que dix campagnes
de conscription ont été menées en Crimée depuis le début de l’occupation;
lors de la plus récente d’entre elles, au moins 3 000 hommes résidents
en Crimée ont été enrôlés dans les forces armées russes. Le nombre
total d’hommes concernés s’élèverait aujourd’hui à plus de 21 000
Note. Depuis 2017, la
législation russe prévoit que les appelés de Crimée peuvent être
transférés sur le territoire de la Fédération de Russie pour effectuer
leur service militaire. Ceux qui ne souhaitent pas effectuer de
service militaire au sein des forces armées russes, y compris les
Tatars de Crimée, s'exposent à des poursuites; ils sont passibles
d'une amende ou d'une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à
deux ans, ce qui ne les dispense toutefois pas de l'obligation d'effectuer
leur service militaire. Beaucoup considèrent qu'ils n'ont pas d'autre
choix que de quitter la Crimée. Or, forcer des personnes protégées
par le droit international humanitaire à servir dans les forces
armées d'une puissance occupante est contraire au droit international
humanitaire
Note.
5.4 Transferts de détenus vers le territoire
de la Fédération de Russie
56. La Fédération de Russie continue,
en violation du droit international, à transférer des détenus vers
son territoire. Ces détenus se trouvent ainsi loin de leur famille,
qui a rarement les moyens de voyager, ainsi que de leur avocat,
dont la capacité à les défendre se voit ainsi fortement réduite
Note. D’après le Rapporteur
spécial des Nations Unies sur la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants, des centaines de prisonniers et
de personnes en détention provisoire auraient été transférés vers
la Fédération de Russie, certains étant incarcérés en Sibérie dans
des colonies pénitentiaires de haute sécurité
Note.
57. Nombre de ces détenus sont des Tatars de Crimée, poursuivis
pour leur appartenance présumée au Hizb Ut-Tahrir (organisation
interdite par la législation de la Fédération de Russie mais pas
par celle de l'Ukraine – voir ci-dessus, 4.3) et condamnés à des
peines excessivement longues. Leur détention dans des établissements
éloignés de la Crimée, coupés de tout contact familial, exacerbe
leur vulnérabilité à la torture et aux traitements inhumains et
dégradants, comme dans le cas de Teimur Rza-ogly Abdullaiev
Note.
6 Obstacles au suivi des droits humains
58. Aucune organisation internationale
n’a pu accéder à la péninsule de Crimée depuis 2014. Ni le Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, qui a effectué une
mission en Crimée en septembre 2014, ni le Haut-Commissaire pour
les minorités nationales de l’OSCE, qui a effectué une série de visites
en Ukraine, y compris en Crimée, entre le 8 mars et le 17 avril 2014,
Note n’ont
pu retourner en Crimée depuis. Par ailleurs, l’accès est également
refusé à la Mission de surveillance des droits de l’homme des Nations
Unies en Ukraine, dont le mandat couvre pourtant l’ensemble du territoire
de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement
reconnues
Note.
59. Je tiens à souligner les considérations formulées par l’Assemblée
dans sa
Résolution 2240
(2018) «L’accès illimité des organes de suivi des droits de
l’homme du Conseil de l’Europe et des Nations Unies aux États membres,
y compris aux ‘zones grises’». Je note en particulier à cet égard
l’importance d’une attitude constructive tant de la part des autorités
de jure que de la part des autorités
de facto afin de permettre un suivi efficace
de la situation en matière de droits humains dans ces zones. Il
convient de noter, comme l’a précisé l’Assemblée dans ladite résolution,
que les activités des organes de suivi des droits humains qui concernent les
territoires placés sous le contrôle d’autorités de fait, y compris
leurs contacts avec ces autorités et les visites des territoires
en question, ne constituent pas et ne devraient pas être présentées
comme une reconnaissance en droit international de la légitimité
de ces autorités.
7 Procédures judiciaires ou arbitrales
internationales en cours
60. Un certain nombre de procédures
judiciaires ou arbitrales en lien avec la situation des Tatars de
Crimée sont actuellement en cours devant des instances internationales.
61. Depuis 2014, l’Ukraine a saisi la Cour européenne des droits
de l’homme de plusieurs requêtes interétatiques contre la Fédération
de Russie, dont certaines concernent la situation en Crimée
Note.
Le 14 janvier 2021, deux autres affaires interétatiques et plus
de 7000 requêtes individuelles liées aux événements en Crimée, dans
l’est de l’Ukraine ou la mer d’Azov étaient pendantes devant la
Cour
Note.
62. Dans l’affaire
Ukraine c. Russie
(Crimée) (requête n° 20958/14), concernant des événements
survenus entre le 27 février 2014 et le 26 août 2015 (date à laquelle
la requête a été introduite), le Gouvernement ukrainien soutient
que la Fédération de Russie est responsable d’une pratique administrative
de violations des droits humains en Crimée. À la suite d’une audition
tenue le 11 septembre 2019, la Grande Chambre de la Cour européenne
des droits de l’homme, partant du principe que la juridiction de
la Russie sur la Crimée revêtait la forme d’un contrôle effectif
sur un territoire, et non la forme d’une juridiction territoriale,
a déclaré l’affaire partiellement recevable. La Cour a déclaré recevables
les griefs en ce qui concerne:
- des
disparitions forcées et le défaut d’enquêtes effectives à cet égard
(article 2);
- des mauvais traitements et des détentions illégales (articles 3
et 5);
- une extension à la Crimée de l’application des lois de
la Fédération de Russie depuis le 27 février 2014 et les conséquences
qui en résulteraient, à savoir que les tribunaux de Crimée ne pourraient
plus passer pour établis par la loi (article 6);
- une imposition automatique de la nationalité russe et
des perquisitions de lieux d’habitation privés (article 8);
- le harcèlement et l’intimidation de responsables religieux
n’adhérant pas à la confession orthodoxe russe, de perquisitions
arbitraires de lieux de culte et de confiscation de biens religieux
(article 9);
- la fermeture des médias non russes (article 10);
- l’interdiction de rassemblements publics et de manifestations
de soutien ainsi que des actes d’intimidation et de placements en
détention arbitraires d’organisateurs de tels événements (article 11);
- l’expropriation, sans indemnisation, de biens appartenant
à des civils et des entreprises privées (article 1 du Protocole
n° 1 à la Convention);
- l’interdiction de la langue ukrainienne dans les écoles
et des actes de harcèlement d’écoliers ukrainophones (article 2
du Protocole n° 1);
- la restriction de la liberté de circulation entre la Crimée
et l’Ukraine continentale (article 2 du Protocole n° 4);
- et la pratique prenant pour cibles les Tatars de Crimée
(article 14, combiné avec les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention
et l’article 2 du Protocole n° 4 à la Convention).
La question de la responsabilité de la Russie à raison des
faits dénoncés relèvera de la procédure de fond. Les griefs soulevés
dans cette affaire en ce qui concerne les pratiques administratives
d’homicides et de blessures par balles ainsi que de détention de
journalistes étrangers et de saisi de leur matériel durant la première quinzaine
du mois de mars 2014 ont toutefois été déclarés irrecevables en
raison du nombre limité d’allégations. Enfin, la Cour se prononcera
à un stade ultérieur de la procédure sur la recevabilité et le bien fondé
d’autres griefs portant sur le transfèrement de détenus depuis la
Crimée vers le territoire de la Fédération de Russie, griefs invoqués
en décembre 2018Note.
63. Le 24 avril 2014, la Cour pénale
internationale a lancé un examen préliminaire de la situation en Ukraine,
y compris des infractions commises en Crimée. Le 11 décembre 2020,
le Procureur de la Cour pénale internationale a annoncé la conclusion
de son examen préliminaire et que les critères prévus par le Statut
pour l’ouverture d’une enquête étaient réunis
Note.
64. Le 16 janvier 2017, l’Ukraine a saisi la Cour internationale
de Justice (CIJ) d’une requête concernant l’Application de la Convention
internationale pour la répression du financement du terrorisme et
de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale (
Ukraine
c. Fédération de Russie). Dans le cadre de cette affaire,
la CIJ a pris le 19 avril 2017 une ordonnance en indication de mesures
conservatoires dans laquelle elle estime que la Fédération de Russie
doit s’abstenir, dans l’attente de la décision finale en l’affaire,
de maintenir ou d’imposer des limitations à la capacité de la communauté
des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives,
y compris le Mejlis, et faire en sorte de rendre disponible un enseignement
en langue ukrainienne. Toutefois, la Fédération de Russie n’y a
pas donné suite
Note. La CIJ a tenu du 3 au 7 juin 2019
des audiences publiques consacrées aux exceptions préliminaires soulevées
par la Fédération de Russie dans cette affaire; le 8 novembre 2019,
elle a rejeté ces exceptions préliminaires, s’est dit compétente
pour connaître des demandes formulées par l’Ukraine et a fixé au 8 décembre
2020 la date d’expiration du délai pour le dépôt du contre-mémoire
de la Fédération de Russie
Note. A la demande de cette dernière,
ce délai a été prolongé jusqu’au 8 juillet 2021.
65. À la suite de l’immobilisation par la Fédération de Russie,
le 25 novembre 2018, de trois navires militaires ukrainiens transitant
par le détroit de Kertch et de l’arrestation de 24 militaires ukrainiens,
l’Ukraine a saisi la Cour européenne des droits de l’homme d’une
nouvelle requête interétatique (
Ukraine
c. Russie (VIII) (requête n° 55855/18). L’Ukraine a également
saisi le Tribunal international du droit de la mer dans ce contexte.
Le 25 mai 2019, le tribunal a ordonné à la Fédération de Russie
de libérer immédiatement les trois navires et de les remettre sous
la garde de l’Ukraine, et de libérer immédiatement les 24 militaires
détenus et de les autoriser à rentrer en Ukraine
Note.
Le 27 mai 2019, la cour de Moscou a toutefois confirmé le maintien en
détention provisoire des militaires
Note. Ces 24 militaires
font partie des 35 détenus transférés en Ukraine par la Fédération
de Russie dans le cadre de l’échange de prisonniers effectué le
8 septembre 2019 par les autorités russes et ukrainiennes.
8 Conclusions
66. Comme indiqué ci-dessus (chapitre
2), les Tatars de Crimée faisaient face avant mars 2014 à certaines violations
de leurs droits. Si des mesures avaient été prises pour les aider
à avoir accès à l’enseignement de, et dans, leur langue ainsi qu’à
des médias dans leur langue, ces mesures restaient en deçà du niveau
de protection dont ils avaient bénéficié avant leur déportation,
et leur demande d’être reconnu comme peuple autochtone était restée
lettre morte jusqu’en mars 2014.
67. Depuis mars 2014, la situation des Tatars de Crimée s’est
toutefois considérablement aggravée et une pression constante est
exercée sur eux par les autorités. Des pratiques particulièrement
frappantes de harcèlement, de poursuites et d’actes d'intimidation
à l'encontre des Tatars de Crimée et des avocats qui les défendent,
ainsi que des journalistes qui rendent compte de cette situation
et des militants qui la contestent, se sont développées. Les violations
des droits fondamentaux dont il est fait état ci-dessus – disparitions forcées,
tortures, traitements inhumains, mais aussi atteintes à la sécurité
individuelle, fouilles non justifiées, recours excessifs à la force,
poursuites judiciaires non fondées, atteintes aux libertés d’expression
et de réunion pacifique – ne se sont produites qu’à la suite de
l’occupation de la Crimée par la Fédération de Russie et demeurent
à ce jour impunies. Le droit international ainsi que le principe
de prééminence du droit sont également bafoués.
68. De nombreux acteurs soulignent qu’il existe aujourd’hui en
Crimée un climat de peur et d’hostilité susceptible d’affecter toutes
les personnes qui y vivent. C’est pourquoi, dans ce rapport, j’ai
également fait état de certaines préoccupations relatives au traitement
de personnes qui ne s’identifient pas comme Tatars de Crimée, à
savoir notamment des Témoins de Jéhovah et des personnes qui s’identifient
en tant qu’Ukrainiens ou pouvant être considérées comme soutenant
des positions pro-ukrainiennes, ainsi que de difficultés concernant
l’accès aux médias et à l’éducation en langue ukrainienne.
69. Les Tatars de Crimée semblent toutefois être touchés de manière
disproportionnée par des mesures répressives injustifiées, contraires
au droit international et ukrainien. Ces mesures abusives touchent
souvent des Tatars de Crimée qui œuvrent activement pour la protection
des droits des personnes appartenant à cette minorité. Il semble
que ces personnes soient prises pour cible par les autorités russes
au moins en partie en raison de l’expression de leur désaccord politique
avec l’occupation. Quoi qu’il en soit, et que ce traitement soit fondé
sur l’origine ethnique, la religion ou l’opinion politique, il en
résulte que des Tatars de Crimée sont non seulement victimes de
violations de leurs droits humains en tant que tels mais semblent
également être discriminées, directement ou indirectement, par l’application
disproportionnée de ces mesures abusives à leur égard.
70. Ces conclusions sont à l’origine de la plupart des recommandations
figurant dans le projet de résolution. Je rappelle par ailleurs
qu’en ratifiant les pouvoirs de la délégation russe le 26 juin 2019
(
Résolution 2292 (2019)), l’Assemblée a appelé la Fédération de Russie à mettre
en œuvre toutes les recommandations figurant dans les
Résolutions 1990 (2014),
2034
(2015) et
2063
(2015). En ce qui concerne la situation des Tatars de Crimée,
cela inclut notamment les demandes:
- d’annuler l’annexion illégale de la Crimée;
- de mener des enquêtes approfondies et transparentes sur
les morts et les disparitions de militants politiques qui avaient
critiqué cette annexion;
- de s’abstenir de toute pression et de toute menace de
fermeture d’organismes de médias indépendants, et rouvrir l’ATR,
la chaine des Tatars de Crimée;
- de s’abstenir de tout harcèlement et de toute pression
à l’égard des institutions et organisations tatares de Crimée;
- de permettre le retour en Crimée de M. Mustafa Dzhemilev
et M. Refat Chubarov et de les autoriser à circuler librement de
part et d’autre de la ligne de démarcation administrative;
- de veiller à ce que les droits des Tatars de Crimée et
des Ukrainiens ne soient pas violés.
Dans sa Résolution
2292 (2019), l’Assemblée a également appelé les autorités russes
pertinentes à coopérer pleinement avec toutes les institutions de
surveillance des droits de l’homme ainsi qu’avec la commission de suivi,
y compris en leur accordant l’accès à tous les sites pertinents.
71. Ces demandes restent d’actualité.
Je tiens à souligner que tous les Etats membres de cette Organisation
ont l’obligation de respecter l’ensemble des droits fondamentaux
énoncés par la Convention européenne des droits de l’homme, et ce
pour chaque individu relevant de leur juridiction. Ce rapport ainsi
que l’ensemble des recommandations formulées dans le projet de résolution
se placent résolument dans la perspective du respect du droit international
et de la protection des droits humains, qui doivent être garantis
à tous quelle que soit la situation politique.