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Accès à l’avortement en Europe: faire cesser le harcèlement anti-choix

Rapport | Doc. 15459 | 21 février 2022

Commission
Commission sur l'égalité et la non-discrimination
Rapporteure :
Mme Margreet De BOER, Pays-Bas, SOC
Origine
Renvoi en commission: Doc. 15030, renvoi 4491 du 31 janvier 2020. 2022 - Commission permanente de mai

Résumé

Les personnes qui se mobilisent pour protéger l’accès libre et sans danger des femmes à l’avortement font souvent l’objet d’intimidations et de violences de la part de militant·e·s anti-choix. Cela vaut également pour le personnel soignant qui offre des soins abortifs, et les personnes cherchant à recourir à un avortement, qui font face à une pression psychologique, des tentatives de dissuasion, des insultes, des conseils non objectifs et la diffusion d’informations inexactes, y compris en ligne.

Ces phénomènes ont des répercussions qu’il ne faut pas sous-estimer, car ils constituent une atteinte aux droits humains des personnes visées, notamment à leur droit à la liberté d’expression, à la liberté et à la sécurité, et ils érodent progressivement le droit à l’avortement, qui est prévu par la législation de la plupart des États membres du Conseil de l’Europe. Ces efforts insidieux entrepris pour porter atteinte au droit à l’avortement peuvent être considérés comme une composante d’une offensive plus large contre les droits des femmes qui touche la plupart des pays en Europe et au-delà.

Il est nécessaire d’enquêter sur les cas particuliers de harcèlement et d’engager des poursuites en conséquence. En même temps, il faudrait adopter une législation et des politiques efficaces pour lutter contre le problème plus général qui se pose: des «zones tampons» dans lesquelles les manifestations et les activités de sensibilisation anti-choix ne sont pas autorisées, principalement dans et autour des établissements de santé, et une interdiction générale des activités visant à entraver l’exercice du droit à l’avortement, se sont avérées efficaces dans plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe.

A Projet de résolutionNote

1. Les personnes qui se mobilisent pour protéger l’accès libre et sans danger à l’avortement font l’objet de harcèlement par des militant·e·s anti-choix dans de nombreux États membres du Conseil de l’Europe. Parmi les personnes ciblées, on compte des personnes engagées dans la défense des droits humains des femmes, des professionnel·le·s de santé, des responsables politiques et des personnes qui cherchent à avoir recours à un avortement.
2. Le harcèlement peut prendre des formes diverses. Les personnes qui cherchent à recourir à un avortement font l’objet de stigmatisation, reçoivent des conseils biaisés reposant sur des informations inexactes et trompeuses et subissent des pressions psychologiques, des manipulations attisant leur sentiment de culpabilité et de honte, y compris à l’intérieur ou à proximité des établissements médicaux proposant des soins liés à l’avortement. Ces actes de harcèlement sont perpétrés par des personnes et des organisations anti-choix qui se font parfois passer pour des organismes publics ou pro-choix. Les militant·e·s, les mouvements et les organisations non gouvernementales pro-choix sont confrontés à des intimidations, à des comportements injurieux en ligne et hors ligne, à des campagnes de dénigrement et à un harcèlement judiciaire qui prend la forme de procédures civiles ou pénales sans fondement ou disproportionnées. Les professionnel·le·s de santé font face à des intimidations et à des menaces, notamment des menaces de mort, à des violences verbales et physiques et à des pressions injustifiées sur leur lieu de travail de la part de leurs collègues et de leurs supérieurs. Les établissements proposant des soins ou des informations liés à l’avortement et les organisations pro-choix sont la cible d’intrusions et de dégradations de leurs biens. Des violences policières et des détentions arbitraires en lien avec des manifestations en faveur des droits des femmes ont également été signalées.
3. L’Assemblée parlementaire renvoie à sa Résolution 2331 (2020) «Autonomiser les femmes: promouvoir l’accès à la contraception en Europe» et réaffirme qu’une priorité élevée devrait être accordée à la protection de la santé et des droits sexuels et reproductifs des femmes, qui sont des droits humains, en tant que composante importante des politiques en faveur de l’égalité de genre.
4. L’Assemblée est préoccupée par les actes de harcèlement et de violence qui visent les personnes pouvant faire valoir ces droits, notamment les personnes qui cherchent à recourir à un avortement et celles qui ont le devoir de le leur proposer, ainsi que les défenseurs et défenseuses des droits des femmes qui militent pour le droit à l’avortement.
5. L’Assemblée dénonce le harcèlement anti-choix, qui constitue une violation des droits fondamentaux énoncés dans les dispositions du droit national et international, notamment du droit au respect de la vie privée et familiale, de la liberté d’expression et de la liberté de réunion et d’association. Ce harcèlement peut aussi être considéré comme une composante d’une offensive plus large contre les droits des femmes et l’égalité de genre au niveau mondial, qu’il convient de contrecarrer efficacement.
6. L’Assemblée rappelle que le droit à la santé comprend le droit à l’information sur les questions de santé, et considère qu’il est essentiel que les États membres du Conseil de l’Europe luttent contre les fausses informations et la désinformation en matière d’avortement pour que ce droit puisse être exercé dans la pratique.
7. L’Assemblée rappelle que le harcèlement anti-choix entrave le droit à un accès libre et sans danger à l’avortement, tel qu’il est prévu par la législation de la plupart des États membres du Conseil de l’Europe, ainsi que l’accès à la santé et aux droits sexuels et reproductifs. Cette situation porte atteinte à la sécurité juridique, qui est un élément essentiel de l’État de droit et que les pouvoirs publics ont le devoir de protéger.
8. L’Assemblée souligne que le refus de pratiquer les soins liés à l’avortement peut constituer un acte de torture ou une forme de traitement cruel, inhumain ou dégradant, et elle insiste sur l’importance de l’interdiction absolue de la torture et des autres formes de traitements cruels, inhumains ou dégradants.
9. Il est donc capital de prendre des mesures d’ordre individuel et général, c’est-à-dire de prévenir, d’instruire et de combattre les cas particuliers de harcèlement, ainsi que d’adopter une législation et des politiques efficaces pour lutter contre le problème plus général qui se pose.
10. Au vu de ces considérations, l’Assemblée appelle les États membres du Conseil de l’Europe, les observateurs et les partenaires pour la démocratie:
10.1 à prendre les mesures nécessaires pour veiller à ce que l’entrave à l’accès d’une personne aux soins légaux liés à l’avortement ou à des informations à cet égard soit interdite et passible d’une sanction pénale ou autre; cette interdiction devrait s’appliquer également aux activités en ligne et aux pratiques des organisations anti-choix consistant à se faire passer abusivement pour des organisations neutres ou pro-choix;
10.2 à instaurer des zones tampons à proximité des établissements de soins de santé reproductive et de toute structure fournissant des informations à ce sujet, pour éviter que les activités des établissements médicaux proposant des soins liés à l’avortement ne soient perturbées, ainsi qu’à garantir la sécurité des personnes cherchant à recourir à l’avortement; dans ces zones tampons, toutes les manifestations et activités d’information et de sensibilisation anti-choix devraient être interdites, qu’elles soient destinées au public ou à des personnes en particulier;
10.3 à fournir des informations fiables sur les droits et les services en matière de procréation, notamment sur les soins liés à l’avortement, et à prendre les mesures nécessaires pour lutter contre les fausses informations et la désinformation sur l’avortement; ces mesures devraient inclure une surveillance spécifique pour déceler l’éventuelle diffusion de fausses informations ou la désinformation par des organisations anti-choix, que celles-ci agissent ouvertement ou incognito;
10.4 à donner aux personnes les moyens de faire des choix éclairés, en assurant la disponibilité en ligne et hors ligne d’informations factuelles, médicalement exactes et ne portant pas de jugement sur les soins liés à l’avortement, notamment en mettant en place des campagnes d’information et une éducation sexuelle complète; à veiller à ce qu’une éducation sexuelle complète soit dispensée dans toutes les écoles; les programmes scolaires devraient porter sur la santé et les droits sexuels et reproductifs, notamment en ce qui concerne la contraception et l’avortement;
10.5 à garantir l’accès effectif aux soins légaux liés à l’avortement, lorsque la législation nationale le prévoit, et à des conseils pertinents dispensés par des professionnel·le·s de santé qualifiés fournissant des informations objectives; l’objection de conscience, lorsqu’elle est permise par la loi, ne devrait jamais entraîner une restriction de l’accès effectif et en temps utile aux soins légaux liés à l’avortement;
10.6 à former les professionnel·le·s de santé à fournir des informations et des soins liés à l’avortement, de manière factuelle, impartiale, respectueuse et confidentielle et sans porter de jugement; à protéger les professionnel·le·s de santé qui dispensent des soins liés à l’avortement contre les menaces ou agressions verbales ou physiques et contre toute forme de pressions ou de représailles, notamment sur le plan professionnel;
10.7 à mener des enquêtes et des poursuites effectives sur les cas de discours de haine en ligne et hors ligne visant les défenseurs et défenseuses des droits humains, notamment sur leur éventuel caractère organisé, et à s’efforcer de prévenir et combattre les actions des réseaux de personnes et d’organisations créés dans le but de harceler les militant·e·s et les responsables politiques pro-choix ainsi que les personnes cherchant à recourir à un avortement;
10.8 à fournir des informations aux agent·e·s des services répressifs et aux membres du corps judiciaire et à les former pour veiller à ce qu’ils aient connaissance de l’ampleur et des effets des activités anti-choix.
11. Rappelant ses textes adoptés sur la situation des défenseurs et défenseuses des droits humains en Europe, notamment la Résolution 2095 (2016) et la Recommandation 2085 (2016) «Renforcer la protection et le rôle des défenseurs des droits de l'homme dans les Etats membres du Conseil de l'Europe» et la Résolution 2225 (2018) et la Recommandation 2133 (2018) «Assurer la protection des défenseurs des droits de l’homme dans les États membres du Conseil de l’Europe», l’Assemblée renouvelle son soutien constant aux défenseurs et défenseuses des droits humains des femmes, dans les États membres du Conseil de l’Europe et au-delà, et s’engage à les protéger contre les pressions injustifiées, les intimidations et les violences. Dans le contexte actuel, une attention particulière doit être accordée au discours de haine en ligne, dont les défenseurs et défenseuses des droits humains font de plus en plus l’objet, ce qui les rend vulnérables à d’autres agressions.

B Exposé des motifs, par Mme Margreet De Boer, rapporteure

1 Introduction

1. Dans de nombreux États membres du Conseil de l’Europe, les personnes qui se mobilisent pour protéger l’accès libre et sans danger des femmes à l’avortement font l’objet d’intimidations et de violences de la part de militant·e·s anti-choix. Dans certains cas, ces agissements sont particulièrement visibles, lorsqu’ils concernent des personnalités publiques, telles que des responsables politiques et des militant·e·s connus. Au Royaume-Uni, par exemple, Stella Creasy, une députée qui a mené avec succès une campagne visant à élargir la légalisation de l’avortement à l’Irlande du Nord, a été la cible d’une opération de dénigrement au cours de laquelle de grandes affiches ont été posées, représentant son visage à côté de l’image d’un fœtus mort. La docteure allemande Kristina Hänel, condamnée pour «promotion» de l’avortement après avoir diffusé sur un site internet des informations sur la procédure, a été victime de discours de haine et d’intimidations en ligne. En Pologne, des organisations telles que la Grève nationale des femmes (OSK), Abortion Dream Team, la Fédération pour les femmes et le planning familial (Federa), Feminoteka, Fundacja FOR, la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme et le Centre pour les droits des femmes (Centrum Praw Kobiet) ont été la cible de formes graves d’intimidations, notamment de menaces d’attentat à la bombe et de menaces de mort, émanant de malfaiteurs qui n’ont pas encore été identifiés.
2. Outre ces événements et d’autres affaires qui ont fait les gros titres et sont connues du grand public, il est très préoccupant que des milliers de personnes cherchant à recourir à un avortement soient victimes d’intimidations, de harcèlement et d’autres formes de pressions psychologiques. On peut citer à cet égard des actions anti-choix organisées à l’intérieur ou à proximité des établissements médicaux proposant des soins liés à l’avortement, notamment des tentatives de dissuasion, des insultes, des conseils non objectifs et la diffusion d’informations inexactes, y compris en ligne. Selon l’«Atlas européen des politiques d’avortement», publié conjointement par les organisations internationales non gouvernementales European Parliamentary Foundation for Sexual and Reproductive Rights (EPF) et la Fédération internationale pour le Planning familial – Réseau européen (IPPF EN) en septembre 2021, 19 pays européens obligent les personnes qui souhaitent recourir à un avortement à se plier à des contraintes médicalement injustifiées pour avoir accès aux soins qu’elles recherchent, telles que des séances de conseils obligatoires (qui, comme nous l’avons déjà mentionné, peuvent être biaisés) et des délais d’attente imposés. Dans 18 pays, les autorités ne mettent pas à la disposition du grand public des informations claires et précises sur les soins liés à l’avortement.
3. Ces phénomènes ont des répercussions qu’il ne faut pas sous-estimer. Les actes de harcèlement et d’intimidation constituent une atteinte aux droits humains des personnes visées, notamment à leur droit à la liberté d’expression, et souvent à leur droit à la liberté et à la sécurité. Plus largement, la prolifération de ces formes de pressions érode progressivement le droit à l’avortement, qui est prévu par la législation de la plupart des États membres du Conseil de l’Europe. Il est nécessaire de lutter contre ces manœuvres visant à rendre la loi ineffective et de veiller à ce que les droits qui sont juridiquement reconnus puissent être exercés dans la pratique, afin de protéger la sécurité juridique, qui est un élément important de l’État de droit et que les pouvoirs publics ont le devoir de protéger. D’un point de vue politique et idéologique, les efforts insidieux entrepris pour porter atteinte au droit à l’avortement peuvent être considérés comme une composante d’une offensive plus large contre les droits des femmes qui touche la plupart des pays, y compris les démocraties en bonne santé, en Europe et au-delà.
4. Le présent rapport fait le point sur la situation actuelle dans les États membres du Conseil de l’Europe, tout en présentant plusieurs exemples de mesures qui ont prouvé leur efficacité dans certains contextes et qui peuvent constituer une source d’inspiration pour les législateurs et législatrices et pour les décideurs et décideuses politiques dans d’autres pays.

2 Élaboration du rapport

5. Le présent rapport a été élaboré sur la base de recherches documentaires, de consultations approfondies d’organisations de la société civile, d’échanges avec des expert·e·s et des défenseurs et défenseuses des droits humains ainsi que de visites d’information dans deux États membres du Conseil de l’Europe. J’ai eu l’occasion de discuter avec mes collègues de la commission sur l’égalité et la non-discrimination des principales conclusions de chaque étape de l’élaboration du rapport.
6. En janvier 2021, j’ai envoyé un questionnaire aux organisations de la société civile travaillant sur la santé et les droits sexuels et reproductifs dans les États membres du Conseil de l’Europe.
7. Ce questionnaire visait à recueillir des informations sur l’ampleur et les différents types de harcèlement, de violence ou d’intimidation commis dans les États membres du Conseil de l’Europe, à l’encontre des militant·e·s pro-choix, des professionnel·le·s de santé et des personnes ayant besoin de soins en matière d’avortement. En outre, le questionnaire visait à identifier les meilleures pratiques.
8. Les réponses au questionnaire (provenant de 16 organisations de différents États membres) donnent un aperçu clair des diverses formes de harcèlement en rapport avec le droit à l’avortement. Elles montrent que les défenseurs et défenseuses du droit à l’avortement et les prestataires de soins de santé pro-choix sont pris pour cible en raison de leur travail, et que les personnes qui cherchent à avoir recours à un avortement sont régulièrement induites en erreur ou soumises à des pressions pour qu’elles reviennent sur leur décision. Les résultats du questionnaire indiquent également que, même lorsqu’ils sont prévus par la loi, les soins liés à l’avortement ne sont pas toujours accessibles dans certains États membres. Certains pays apparaissent plus souvent dans les résultats, car certains répondant·e·s ont fourni des informations plus détaillées. Cela ne signifie pas que le harcèlement est plus répandu dans ces pays.
9. Outre un aperçu des types de harcèlement constatés, les informations fournies par les organisations de la société civile comprenaient quelques exemples de politiques et de mesures législatives de prévention mises en place dans les États membres.
10. J’ai présenté une compilation des réponses lors de la réunion de la commission sur l’égalité et la non-discrimination du 15 mars 2021. À la même occasion, une audition a été organisée avec la participation de trois intervenantes. L’objectif de cette audition était de compléter les informations recueillies dans le cadre du questionnaire par des éléments complémentaires. Ce fut également l’occasion pour moi, en tant que rapporteure, et pour l’ensemble de la commission, de discuter de cette question avec des personnes directement concernées. Mme Vanessa Mendoza Cortés, d’Andorre, et Mme Marta Lempart, de Pologne, ont apporté des témoignages sur les formes de pression ou de harcèlement auxquelles elles ont été personnellement confrontées. Mme Rebecca Gomperts, des Pays-Bas, a donné un aperçu de la situation dans les États membres du Conseil de l’Europe, qui a intégré les informations recueillies précédemment.
11. Sur la base des références à l’objection de conscience contenues dans les réponses au questionnaire, et des remarques des expertes qui ont participé à l’audition, j’ai estimé opportun de récolter davantage d’informations à ce sujet.
12. Au cours de la phase finale de l’élaboration du rapport, j’ai effectué des visites d’information dans deux États membres du Conseil de l’Europe, la France et la Pologne, respectivement en octobre et en novembre 2021.

3 Principales conclusions du questionnaire

3.1 Harcèlement des prestataires médicaux et des défenseurs et défenseuses du droit à l’avortement

13. D’après les informations recueillies, l’une des façons dont les militant·e·s et les prestataires de soins de santé pro-choix sont pris pour cible en raison de leur travail consiste en divers types de dénonciations et de procédures officielles. Les groupes anti-avortement dénoncent les organisations ou les médecins pro-choix à la police, dénoncent les médecins aux conseils médicaux ou engagent des poursuites judiciaires contre eux pour avoir diffusé des informations sur l’avortement, s’être élevés contre les actions anti-choix ou avoir pratiqué des avortements. Ces agissements sont perçus par les personnes visées comme une forme de harcèlement et peuvent à juste titre être considérés comme tels.
14. En outre, les organisations et les médecins pro-choix sont confrontés à plusieurs types de harcèlement direct, en ligne et hors ligne, qui peuvent être divisés en trois catégories: intimidation, diffamation et pression sur le personnel médical.
15. L’intimidation peut être physique, par exemple avec des attaques ou des manifestations dans les centres de soins pour l’avortement. Le répondant croate mentionne spécifiquement des actions de veille se poursuivant jusqu’à 40 jours. Souvent, cependant, l’intimidation a lieu en ligne, sur des sites web ou sur des comptes de médias sociaux. Cela peut aller de messages d’intimidation généraux à la création et au partage de messages ciblant des militant·e·s individuels, en passant par des menaces de mort. En outre, les discours de haine se déroulent à la fois dans un cadre physique et en ligne.
16. La diffamation est un deuxième type de harcèlement des organisations et des médecins pro-choix. Les acteurs anti-choix tentent de les discréditer et de délégitimer leur travail, en les présentant comme des menaces pour la société ou les intérêts nationaux ou comme des meurtriers et meurtrières. A Malte par exemple: «[Les opposants à l’avortement] créent des contenus en ligne avec nos visages, publient nos noms en nous traitant de meurtriers, de tueurs de bébés, etc». Selon le répondant croate, les messages et les tactiques employés dans ce cadre par les groupes d’extrême droite «alimentent les peurs préexistantes présentes dans la société, notamment celles concernant la perte de l’identité et de la culture nationales.»
17. Un troisième type de harcèlement spécifiquement subi par les prestataires de soins de santé pro-choix est la pression constante exercée pour qu’ils renoncent ou cessent de fournir des soins liés à l’avortement. Parmi les pays répondants, cela est surtout évident en Croatie, où «les professionnel·le·s de santé sont menacés, soumis à des pressions, stigmatisés pour qu’ils ne fournissent pas de soins liés à l’avortement [, et] surtout les jeunes médecins sont (...) [en] danger de ne pas être promus ou d’être privés de certaines opportunités de développement professionnel».

3.2 Harcèlement, violence ou intimidation à l’encontre des personnes enceintes ayant besoin de soins liés à l’avortement et des personnes ayant eu recours à un avortement

18. Les personnes enceintes qui ont besoin de soins relatifs à un avortement peuvent être victimes de harcèlement dans les cliniques d’avortement, comme décrit ci-dessus. En outre, certaines personnes enceintes sont personnellement harcelées si elles parlent ouvertement de leur avortement. Elles peuvent également être confrontées à des types de harcèlement plus spécifiques, qui seront décrits ci-dessous.
19. L’un des problèmes souvent évoqués est le manque d’informations factuelles sur l’avortement et la montée parallèle de la désinformation. Les personnes interrogées dans plusieurs pays ont signalé l’existence d’«organisations anti-choix incognito». Ces organisations proposent des services d’assistance téléphonique, se présentant souvent comme des points d’information sur l’avortement et opérant délibérément à proximité des centres officiels d’information sur l’avortement (Autriche) ou par le biais de lignes téléphoniques ou de sites web qui ressemblent aux centres officiels (France et Malte). Cependant, lorsqu’ils sont contactés, ils donnent aux personnes qui sollicitent leurs conseils des informations biaisées, fausses et choquantes sur l’avortement et tentent de les dissuader de recourir à cette procédure. Sur l’un de ces sites, «plutôt que d’offrir des informations sur l’endroit où aller, on montre une vidéo graphique d’une procédure d’interruption de grossesse, en avertissant que les effets secondaires possibles incluent le cancer du sein, les dysfonctionnements sexuels et même l’alcoolisme». Concernant les lignes téléphoniques, les répondant·e·s français indiquent que «les personnes qui écoutent et répondent aux questions rappellent les femmes et les jeunes filles sur leur téléphone pour les dissuader d’avorter, même lorsqu’elles sont dans la salle d’attente».
20. De plus, les répondant·e·s au questionnaire ont déclaré que les personnes enceintes souhaitant avorter peuvent subir des pressions de la part des professionnel·le·s de santé. Dans les réponses au questionnaire, il est indiqué que cela se produit de trois manières. Tout d’abord, de plus en plus de médecins «s’opposent en conscience» à la pratique de l’avortement. L’utilisation excessive de cet argument (59 % des gynécologues des hôpitaux publics en Géorgie et la majorité des praticien·ne·s des centres publics en Espagne refusent de pratiquer un avortement, et les répondant·e·s serbes et croates signalent un nombre élevé et croissant d’objecteurs) peut entraîner un manque de disponibilité des soins liés à l’avortement, ainsi qu’une pression inhérente sur la patiente pour qu’elle revienne sur sa décision. Deuxièmement, certains prestataires de soins de santé tentent de dissuader les personnes qui souhaitent avorter de le faire. Cela se fait par le biais de conversations (non sollicitées) avec la patiente, de leçons de morale, en soulignant les arguments religieux contre l’avortement, ou en forçant les patientes à écouter l’activité cardiaque de l’embryon ou à regarder l’échographie. Une victime raconte: «Ils vous disaient: “Voici votre bébé, vous ne voulez pas le regarder?” Ce que vous pouvez voir, c’est une tache noire informe, mais quand même, ça fait mal.» En Autriche, les femmes enceintes peuvent se voir remettre un «passeport mère-enfant» (un document concernant les tests médicaux) à un stade très précoce de leur grossesse. Troisièmement, plusieurs cas de mauvais traitements médicaux sont abordés dans les réponses. Une campagne croate a révélé des cas où des femmes se sont vu refuser l’accès à des analgésiques ou ont été attachées à des équipements médicaux pendant des procédures douloureuses. En Géorgie, des recherches ont révélé une grave violation du droit à la confidentialité et une absence totale d’intimité pendant les procédures abortives.
21. Un autre problème important pour les femmes nécessitant des soins en matière d’avortement est que, même lorsque l’avortement est légalement prévu, il existe des obstacles importants à l’accès à ces soins. Ces obstacles vont des contraintes sociétales, telles que la stigmatisation, aux obstacles financiers ou administratifs. Les personnes interrogées en Espagne indiquent que ces obstacles rendent le droit à l’avortement inefficace. Bien que le manque de disponibilité ou d’accessibilité des soins liés à l’avortement soit fortement problématique, il ne constitue pas en soi un harcèlement. Cependant, il peut être lié à certains types de harcèlement. La stigmatisation généralisée de l’avortement, par exemple, peut exercer une pression sur les personnes enceintes pour qu’elles n’avortent pas et limiter ainsi l’accès à l’avortement. Par ailleurs, l’objection de conscience des professionnel·le·s de santé – l’une des causes de la disponibilité limitée des soins liés à l’avortement – peut entraîner une pression négative sur les personnes qui cherchent à recourir à un avortement. Lors de l’audition du 15 mars, l’oratrice invitée Rebecca Gomperts a souligné que ce type d’obstacles pouvait être observé dans des États membres tels que l’Allemagne, la Hongrie, l’Italie, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. Si elle est utilisée de manière excessive, l’objection de conscience peut finalement avoir un effet comparable au harcèlement.

3.3 Le harcèlement à l’initiative des autorités publiques

22. Plusieurs répondant·e·s au questionnaire soulignent que les défenseurs et les défenseuses du droit à l’avortement sont victimes de harcèlement de la part des autorités publiques de leur pays. Les répondant·e·s andorrans indiquent qu’une défenseuse du droit à l’avortement a fait l’objet d’une intimidation gouvernementale par le biais d’un procès pénal et d’une enquête de police. En Pologne, les répondant·e·s font état de poursuites et de violences policières à l’encontre de militant·e·s. Après qu’une militante ait tenté d’obtenir de l’Arthrotec avec une prescription, la pharmacie l’a dénoncée à la police, qui «a fouillé sa maison et a confisqué son ordinateur et son téléphone. Elle a été emmenée au poste de police et a dû passer une nuit en cellule de police». Rebecca Gomperts a ajouté qu’elle-même avait été interrogée par la justice néerlandaise à deux reprises à ce sujet, à la demande des autorités polonaises. Les réponses comprennent des mentions d’autres actions initiées par le gouvernement, telles que le blocage du site web de Women on Waves en Espagne par l’agence nationale de médecine, ce que Mme Gomperts a qualifié de censure.

4 Les causes du harcèlement et les contremesures possibles

23. Lorsqu’ils décrivent le phénomène du harcèlement, les répondant·e·s au questionnaire soulignent plusieurs causes et sources de harcèlement. Un thème sous-jacent récurrent dans les causes est l’existence de croyances patriarcales et traditionnelles fortes et répandues dans la société, souvent liées à la religion. Cela conduit à la stigmatisation de l’avortement, qui peut à son tour servir de terreau ou de justification au harcèlement. Le harcèlement lui-même provient de différents types d’acteurs. Dans certains cas, comme indiqué précédemment, il s’agit du gouvernement du pays concerné. Dans d’autres cas, les organisations anti-choix sont fréquemment mentionnées comme les auteurs du harcèlement. Elles sont réputées avoir des liens avec des partis politiques d’extrême droite et des organisations religieuses, qui peuvent également être à l’origine du harcèlement. Deux personnes interrogées signalent que les organisations anti-choix ont des racines étrangères ou sont financées par l’étranger, notamment par les États-Unis (par exemple le mouvement «40 jours pour la vie»). À côté de ces groupes, il est indiqué que certains membres du personnel médical harcèlent les femmes qui tentent d’accéder aux soins liés à l’avortement. Ces résultats, ainsi que les recommandations de meilleures pratiques recueillies dans le questionnaire, peuvent guider l’exploration des mesures à adopter.
24. La plupart des personnes interrogées déclarent que leur pays dispose d’une législation sur l’avortement, la lutte contre la discrimination et/ou certains types de harcèlement tels que les discours de haine, les menaces illégales ou la diffamation. Plusieurs pays disposent d’une législation qui peut être utilisée pour mettre fin aux manifestations à proximité des cliniques d’avortement, et en Autriche et en France, cette législation a permis de diminuer le harcèlement physique dans ces espaces. En France, l’obstruction à l’interruption volontaire de grossesse, notamment la perturbation des activités des établissements pratiquant des avortements ou de l’accès aux informations sur l’avortement, est illégale. Cependant, de nombreuses mesures doivent encore être prises. Le problème des organisations anti-choix incognito qui se font passer pour des centres d’information sur l’avortement et fournissent des informations ou une «aide» partiales et non scientifiques, par exemple, est difficile à résoudre. L’interdiction française d’ «obstruction» a été étendue à ces organisations, mais les répondant·e·s français déclarent qu’il y a un manque de plaintes en raison des difficultés à prouver les allégations. Différentes personnes interrogées affirment la même chose pour les cas de harcèlement verbal ou de discours de haine. Ces problèmes peuvent servir de point de départ aux recommandations que je formulerai dans mon rapport.
25. Les suggestions fournies par les répondant·e·s sur la manière d’améliorer la réponse au harcèlement sont principalement d’ordre général. Un premier point important est de s’exprimer et de soutenir les défenseurs et les défenseuses du droit à l’avortement. Comme l’a déclaré l’une des personnes interrogées, «l’absence de condamnation publique des menaces et des intimidations [...] envoie un message indirect au public selon lequel ce comportement est approuvé et (...) [n’envoie] donc pas le message clair que la violence est inacceptable.» Le soutien financier et symbolique des organisations pro-choix sont des mesures supplémentaires suggérées. En outre, une attention accrue à l’éducation sexuelle dans les programmes scolaires et la diffusion d’informations exactes pourraient contribuer à rendre la population plus résistante à la désinformation généralisée et aux normes sociales régressives.

5 Principales conclusions de l’audition du 15 mars 2021

26. Les différentes formes de pression, qui peuvent dans certains cas être considérées comme des formes de harcèlement, exercées par les autorités publiques à l’encontre des personnes s’exprimant en faveur du droit à l’avortement, ne sont pas couvertes par la proposition de résolution dont est issu le présent rapport et émergent de l’analyse des réponses au questionnaire. J’ai jugé opportun d’inviter deux militantes susceptibles de témoigner de cette forme de harcèlement, à savoir Vanessa Mendoza Cortés d’Andorre et Marta Lempart de Pologne, à participer à l’audition que la commission sur l’égalité et la non-discrimination a tenue le 15 mars 2021. Comme mentionné précédemment, Rebecca Gomperts, fondatrice et dirigeante de l’organisation Women on Waves, a fourni un aperçu général de la situation dans les États membres du Conseil de l’Europe, avec des exemples de diverses formes de harcèlement, que j’ai utilisé lors de l’analyse et de la présentation des résultats de l’enquête de la société civile.
27. Comme déjà indiqué, Stop Violéncies, l’organisation non gouvernementale qui a répondu au questionnaire et fourni des informations sur Andorre, a mentionné que sa présidente Vanessa Mendoza avait été visée par des procédures pénales engagées par le gouvernement.
28. Lors de l’audition, Mme Mendoza a expliqué qu’elle avait été inculpée pour diffamation contre le gouvernement, pour diffamation contre les coprinces et de crimes contre les institutions, et qu’elle risquait jusqu’à quatre ans de prison. Cela pour avoir dénoncé, lors de l’Examen périodique universel des Nations unies en octobre 2019, des violations des droits humains qui auraient été perpétrées par les autorités andorranes. Elle estime que les procédures pénales engagées à son encontre sont politiquement motivées, car son activisme en matière de santé et de droits sexuels et reproductifs va à l’encontre des politiques du gouvernement dans ce domaine et plus généralement du climat politique de son pays. Le système institutionnel d’Andorre compte toujours deux coprinces, le Président de la République française et l’évêque d’Urgell, comme chefs d’État. La présence d’un membre de haut niveau du clergé catholique au sommet du système constitutionnel fait de l’avortement un sujet particulièrement clivant, et la promotion de la santé et des droits sexuels et reproductifs peut être perçue comme perturbant les institutions. Mme Mendoza ajoute que les autorités font pression sur Stop Violéncies pour qu’elle divulgue les noms des femmes qui ont demandé de l’aide, ce que l’organisation ne peut partager pour des raisons déontologiques.
29. L’audition a été l’occasion de donner la parole à différents points de vue, dont celui des membres de la délégation andorrane représentant la majorité gouvernementale. Mme López a estimé que les violations des droits humains signalées par Mme Mendoza aux Conseils des droits de l’homme des Nations Unies étaient sans fondement. Elle a souligné à juste titre que les charges retenues contre Mme Mendoza étaient liées à la diffamation et non à la criminalisation de l’avortement. Étant donné que l’objectif de ce rapport, comme déjà précisé, n’est pas de promouvoir le droit à l’avortement, mais plutôt de protéger du harcèlement celles et ceux qui s’expriment en sa faveur, le cas de Mme Mendoza est strictement pertinent pour ce travail. Un large éventail d’acteurs internationaux considère que les poursuites pénales engagées contre elle constituent une menace pour la liberté d’expression. Le Gouvernement des Pays-Bas a souligné que le cas de Vanessa Mendoza Cortéz était un cas particulièrement inquiétant de représailles et d'intimidation à l'encontre des défenseurs et défenseuses des droits humains, et le Gouvernement du Luxembourg a invité les autorités andorranes à envisager de traiter la diffamation dans le cadre du droit civil plutôt que pénalNote. Amnesty InternationalNote, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH)Note et le Service international pour les droits de l’homme (SIDH)Note ont appelé les autorités andorranes à abandonner les charges de diffamation. L’affaire est suivie de près par la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe.
30. Après l’audition, j’ai eu l’occasion d’échanger avec la délégation andorrane, par écrit et lors d’une réunion à distance, et j’ai depuis lors continué à suivre la situation de Mme Mendoza. La délégation a également apporté des réponses complémentaires au questionnaire que j’avais distribué précédemment. Dans une lettre en date du 19 mars 2021, Mme López a exprimé l’engagement des autorités andorranes à promouvoir l’égalité de genre et a illustré les particularités du système constitutionnel d’Andorre. Elle a également précisé que la procédure pénale à l’encontre de Mme Mendoza n’a pas été initiée par le gouvernement national, mais plutôt par le Procureur général. Mme López m’a indiqué par la suite que le parquet général avait décidé d’abandonner toutes les poursuites, à l’exception de celles qui avaient été engagées pour diffamation, une infraction qui n’est pas passible d’une peine de prison et pour laquelle Mme Mendoza n’encourrait qu’une amende. La santé et les droits sexuels et reproductifs sont un sujet sensible en Andorre et l’avortement en particulier est intimement lié à des problématiques de relations internationales et de souveraineté nationale. Cette question se trouve toutefois à l’intersection entre l’autonomisation des femmes et les droits humains, et il est capital que les autorités garantissent la liberté d’expression de toutes les personnes qui alimentent la discussion dans ce domaine. Cette liberté ne doit pas être entravée par des procédures pénales ou par toute autre forme de pression. Je suis convaincue que les autorités andorranes prendront toutes les mesures requises pour écarter ce risque à l’avenir, si nécessaire en modifiant le code pénal, comme le recommandent certains groupes de défense des droits humains, ce qui relèverait du mandat du législateur. J’ai apprécié l’attitude coopérative de la délégation andorrane et de sa Présidente, ainsi que l’attachement à la cause des libertés fondamentales qu’elles ont témoigné.
31. Le témoignage de Marta Lempart, fondatrice et présidente de l’organisation Grève nationale des femmes décrit la situation en Pologne au lendemain de l’arrêt de la Cour constitutionnelle qui interdit de fait l’avortement, dans un contexte d’érosion progressive de l’espace de la société civile dans la vie publique. Les droits des femmes sont particulièrement menacés avec, entre autres, une initiative parlementaire en cours qui pourrait conduire au retrait du pays de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (STCE n° 210, Convention d’Istanbul). La Grève nationale des femmes est un réseau d’organisations présentes dans plus de 600 villes polonaises et est active dans le domaine de la démocratie et des droits humains et plus particulièrement de l’égalité des sexes. Au cours des derniers mois, les membres de l’organisation ont reçu des menaces, y compris des menaces de mort. Les formes d’intimidation comprenaient des alertes à la bombe et d’autres actions qui, à certaines occasions, étaient coordonnées de manière à se produire en même temps dans différents endroits, multipliant les cibles et aussi l’impact psychologique.
32. Selon Mme Lempart, les forces de police prétendent qu’elles ne peuvent pas intervenir pour protéger les militant·e·s. En réalité, elles interviennent contre eux et les gazent, les battent et les arrêtent lors de manifestations publiques. En outre, des poursuites pénales ont été engagées contre des membres de la Grève nationale des femmes et d’autres organisations. L’inactivité des agent·e·s chargés de faire respecter la loi encourage l’impunité, y compris parmi les extrémistes néonazis qui seraient à l’origine de certaines des intimidations et des violences. Les médias contrôlés par l’État, en particulier la télévision, contribuent au climat d’hostilité envers la société civile et les forces libérales: selon Mme Lempart, le meurtre de Pawel Adamowicz, maire de Gdansk, en 2019, était le résultat d’une campagne de diffamation dans les médias et du discours de haine en ligne.

6 L’objection de conscience à l’avortement – le cas de l’Italie

33. Selon les estimations, 95 % des femmes européennes vivent dans des pays où l’avortement est légal. En outre, dans la plupart des États membres du Conseil de l’Europe, la législation sur l’avortement reconnaît le droit d’objection de conscience aux professionnel·le·s de la santé, c’est-à-dire le droit de refuser de pratiquer l’avortement. Ce droit ne s’applique qu’au personnel médical prenant part à la procédure d’avortement. Cette législation prévoit également qu’il faut donner aux femmes qui le demandent la possibilité de recourir à un avortement.
34. La réglementation sur l’objection de conscience diffère d’un État du Conseil de l’Europe à l’autre. Une étude de cas comparative reposant sur diverses sources, notamment des entretiens avec des parties prenantes clés, a été menée en Angleterre, en Italie, en Norvège et au Portugal et publiée en 2017Note. Les chercheurs et les chercheuses y expliquent que «cette étude de cas exploratoire porte sur quatre pays où la législation en matière d’avortement contient des dispositions relatives à l’objection de conscience et [qu’]elle a pour objet d’évaluer l’efficacité et l’acceptabilité des politiques nationales qui régissent le refus de pratiquer l’avortement». La principale question à laquelle l’étude cherche à répondre est de savoir si, dans les faits, la réglementation permet l’objection de conscience tout en garantissant aux femmes l’accès à l’avortement.
35. Cette étude a permis de dégager les principaux éléments d’un système de santé fonctionnel qui garantissent aussi bien l’accès à l’avortement que le droit de ne pas le pratiquer pour des motifs personnels: clarté (au sujet de qui a le droit de s’opposer et à quels éléments de la procédure), accès rapide à l’avortement et garantie d’un service d’avortement opérationnel. Les chercheurs et les chercheuses ont en outre constaté que les attitudes sociales à l’égard de l’avortement et de l’objection de conscience déterminent en partie dans quelle mesure les politiques en matière d’objection sont mises en œuvre. L’étude conclut que «les exemples de l’Angleterre, de la Norvège et du Portugal montrent qu’il est possible de respecter le choix des personnes qui refusent de pratiquer l’avortement tout en garantissant aux femmes un accès au service légal de santé».
36. Cette conclusion n’inclut pas l’Italie, où 70 % environ des médecins se déclarent objecteur de conscience et où la disponibilité des soins d’avortement est inégale dans les différentes régions du pays. Du fait du pourcentage élevé des professionnel·le·s de santé qui invoquent l’objection de conscience et de leur attitude parfois hostile, les personnes enceintes qui demandent à recourir à un avortement en Italie se heurtent souvent à de sérieux obstacles pratiques et psychologiques qui, dans certains cas, peuvent s’apparenter à une forme de harcèlement.
37. Dans un ouvrage intitulé Abortire tra gli obiettori. La moderna inquisizioneNote (Avorter parmi les objecteurs. L’inquisition moderne), Laura Fiore, artiste italienne qui a eu recours à l’interruption médicale de grossesse en 2008, relate cette expérience qu’elle qualifie d’horrible. Elle raconte qu’une fois le travail médicalement déclenché, elle a été laissée sans surveillance sur son lit d’hôpital et a dû expulser le fœtus toute seule. Bien que n’étant pas une militante à plein temps, Mme Fiore a ressenti le besoin impérieux d’informer le public des difficultés que rencontrent les femmes qui demandent à recourir à un avortement. Dans un blog intitulé «Aborto terapeutico e spontaneo»Note, elle invite les lecteurs et les lectrices à témoigner et demande aux opposant·e·s à la liberté de choix d’arrêter de la contacter: «J’ai déjà subi un traitement bien spécial de la part des objecteurs et j’ai le droit à la tranquillité.» Un article publié par Open Democracy en 2017Note relate l’histoire d’une autre femme laissée sans surveillance par le personnel médical. La même année, une femme de Padoue âgée de 41 ans a raconté aux journaux locaux que vingt-trois hôpitaux de diverses régions italiennes avaient refusé d’interrompre sa grossesse au motif qu’ils n’avaient pas de rendez-vous ou de médecin non-objecteur disponibles, ou que les médecins qui acceptaient de pratiquer l’avortement étaient tous en congés.
38. L’objection à l’avortement n’est pas nécessairement motivée par des convictions morales ou religieuses. D’après une étude publiée par Silvia De Zordo, anthropologue à l’Université de BarceloneNote, qui s’est entretenue avec des professionnel·le·s de quatre hôpitaux de Milan et de Rome, les motivations peuvent aussi être liées à des questions de commodité ou d’évolution de carrière. Il importe de noter que l’une des raisons mentionnées par les participant·e·s était la discrimination et la stigmatisation redoutée ou réellement subie par les non-objecteurs dans leur environnement professionnel. Par ailleurs, l’étude souligne que la difficulté d’accès à l’avortement légal a entraîné un pic d’avortements illégaux à risque dans le pays, ce qui est particulièrement préoccupantNote.
39. En 2012, la Fédération internationale pour le Planning familial – Réseau européen (IPPF-EN) a formé une réclamation collective contre l’Italie auprès du Comité européen des droits sociaux (CEDS)Note, affirmant que la protection insuffisante du droit d’accès à l’avortement constituait une violation du droit des femmes à la santé et à l’autodétermination. L’organisation requérante affirmait en outre que la mise en œuvre de la réglementation sur l’avortement était discriminatoire d’un point de vue économique et géographique, puisque les femmes résidant dans une région où l’avortement n’était pas possible étaient obligées de se rendre ailleurs. Une deuxième réclamation a été déposée par le syndicat italien Confederazione Generale Italiana del Lavoro.
40. Le CEDS a rendu une décision constatant une violation du droit à la santé en raison du manque de prestataires pratiquant l’avortement, l’objection de conscience étant très répandue dans le pays, ainsi qu’une violation du droit à la non-discrimination à l’égard des femmes qui sont obligées de se rendre ailleurs pour recourir à un avortement. Dans son rapport de suivi de mars 2021, le CEDS a confirmé que les violations de ces droits persistaient.
41. Les autorités italiennes devraient intervenir dans ce domaine et garantir l’application effective du droit à l’avortement, comme le prévoit la législation nationale. Elles devraient, en particulier, prévenir et sanctionner les tentatives insidieuses visant à limiter l’accès à ce droit par la discrimination, l’intimidation ou le harcèlement des personnes qui demandent à recourir à un avortement ou des professionnel·le·s de santé qui pratiquent cette intervention. Il en va des droits des femmes, de l’égalité entre les citoyen·ne·s et de la sécurité juridique. Ces recommandations s’appliquent à tous les pays qui ont légalisé l’avortement.

7 Visite d’information à Paris, 5 et 6 octobre 2021

42. J’ai effectué une visite d’information en France les 5 et 6 octobre 2021 et je tiens à remercier la délégation française pour son soutien. Ma reconnaissance va également à l’organisation Planning Familial, qui a fourni des informations sur les interlocutrices et les interlocuteurs pertinents et a accueilli une partie des réunions.
43. Au cours de la visite, j’ai eu des échanges avec plusieurs représentant·e·s de la société civile, dont certain·e·s étaient à la fois médecins et militant·e·s pro-choix. Ils ont fourni des informations sur l’accès aux soins en matière d’avortement en France et sur les formes de harcèlement qui s’y rapportent.
44. Il apparaît que les médecins ne sont pas les principales cibles de ce harcèlement. Certains de mes interlocutrices et interlocuteurs n’ont jamais été confrontés à des attaques ou des menaces directes. Ils savent que certain·e·s de leurs collègues ont été pris pour cible, mais ne considèrent pas la situation comme sérieusement préoccupante. Par le passé, il est arrivé que des militant·e·s anti-choix organisent des manifestations dans les locaux de structures médicales fournissant des soins liés à l’avortement et parfois même perturbent leurs activités médicales. Cette situation, qui avait un impact à la fois sur le personnel de santé et sur les personnes cherchant à recourir à un avortement, a été prise en compte en 1993 par l’institution d’un délit pénal spécifique (le «délit d’entrave à l’IVG») sanctionnant l’entrave à l’avortement.
45. Aujourd’hui, les personnes cherchant à recourir à un avortement constituent le principal groupe cible des actes de harcèlement des mouvements anti-choix. Grâce aux dispositions érigeant en infraction pénale l’entrave à l’IVG, ces agissements ne prennent plus la forme d’intimidations violentes dans les locaux des prestataires de services d’avortement. Cependant, ils se produisent encore sous des formes plus subtiles, notamment la fourniture d’informations incorrectes et trompeuses sur l’accès à l’interruption de grossesse et sur ses effets négatifs supposés. Mes interlocutrices et interlocuteurs m’ont expliqué que les groupes anti-choix mettent en place des sites web et des services d’information par téléphone qui se présentent comme neutres, alors qu’ils visent en fait à dissuader les personnes enceintes qui cherchent leur aide afin de faire interrompre leur grossesse. Les arguments utilisés incluent un impact négatif supposé sur la santé mentale et physique, y compris dépression et stérilité, mais aussi des conséquences sociales et personnelles (avec des témoignages personnels de femmes qui, par exemple, ont été confrontées à la fin de leur mariage ou de leur relation suite à leur choix d’interrompre leur grossesse).
46. En 2017, la loi sur l’obstruction à l’avortement a été élargie en vue de cibler ces activités. La clause d’incrimination inclut désormais l’empêchement ou la tentative d’empêchement de la pratique ou de l’obtention d’informations sur l’interruption de grossesse par tout moyen, y compris par voie électronique ou en ligne, soit en perturbant (physiquement) l’accès aux établissements concernés, soit en exerçant des pressions morales et psychologiques, des menaces ou des intimidations. À la connaissance de mes interlocutrices et interlocuteurs, il n’y a pas encore eu de jugements sur l’obstruction «par voie électronique ou en ligne». Ils ont indiqué que cela pourrait être dû au fait qu’il est extrêmement difficile de le prouver. Pour que les actes en ligne ou électroniques des groupes anti-choix tombent sous le coup de la loi, il faudrait qu’une pression psychologique ait été exercée.
47. De plus, une interprétation restrictive du Conseil constitutionnel a ajouté les exigences que la pression soit individuelle, qu’une information (et non une opinion) soit recherchée et que la personne donnant l’information prétende être compétente en la matière. Les groupes anti-choix contournent ces règles en formulant soigneusement leurs informations et en veillant à ne pas se présenter comme des expert·e·s. Cette situation est difficile à gérer car elle touche à la liberté d’expression.
48. Les militant·e·s pro-choix et les défenseuses et défenseurs des droits des femmes sont également confrontés à des intimidations et des pressions. Comme déjà indiqué dans ses réponses au questionnaire, le Planning familial, entre autres, a fait face à des attaques contre ses bureaux avec la dégradation de locaux, à la pose d’affiches anti-choix et au harcèlement de personnes. Comme le délit d’entrave physique ne concerne que les locaux où sont dispensés les soins liés à l’avortement, les organisations de la société civile ne sont pas protégées par ses dispositions. Les personnes et les organisations anti-choix utilisent également des procédures judiciaires contre les militant·e·s pro-choix. La Fondation Jérôme Lejeune, par exemple, a poursuivi Danielle Gaudry, une gynécologue et militante féministe que j’ai rencontrée lors de la visite, pour diffamation, car elle avait critiqué une brochure anti-choix distribuée dans les écoles françaises. Mme Gaudry a finalement été blanchie de ces accusations.
49. Les médecins que j’ai rencontrés ont déclaré qu’ils n’avaient pas subi de pressions ou de harcèlement en rapport avec leur travail dans le domaine de l’avortement. Cependant, ils semblent tous d’accord pour dire que ce secteur est considéré comme «spécial» et différent de tous les autres secteurs de soins de santé, et pas dans un sens positif: la formation dans les facultés de médecine est insuffisante, si tant est qu’elle soit proposée, le fait d’intervenir dans ce secteur ne favorise pas l’évolution de carrière; la prise en charge de l’avortement est considérée comme peu importante et inintéressante, voire «sale», comme l’a indiqué l’un de mes interlocuteurs et, surtout, la rémunération est inférieure à celle des autres spécialités. La spécificité de cette discipline est confirmée par la double clause de conscience accordée aux médecins, sages-femmes et infirmières et infirmiers. En plus de la clause générale permettant à ces prestataires médicaux de refuser d’accomplir un acte médical qu’ils jugent contraire à leurs convictions personnelles, une clause spécifique d’objection de conscience à l’avortement a été introduite par la loi de 1975 qui a légalisé l’interruption volontaire de grossesse. Cette double clause est critiquée par beaucoup comme étant inutile et problématique, car elle souligne la nature différente des soins liés à l’avortement tout en ayant peu d’utilité juridique. Mes interlocutrices et interlocuteurs ont indiqué que le recours fréquent à la clause de conscience peut perturber l’accès aux soins en matière d’avortement, et que le fait de rencontrer (plusieurs) objecteurs et objectrices de conscience peut faire perdre aux personnes enceintes un temps essentiel pour avoir accès aux soins.
50. Les politicien·ne·s et les militant·e·s pro-choix sont confrontés à des agressions verbales et à de véritables discours de haine, notamment en ligne sur des médias spéciaux et par le biais de messages directs, avec des cas d’intimidation grave, y compris des menaces de mort. Les militant·e·s que j’ai rencontrés ont souligné que le harcèlement et les autres formes de pression dont ils font l’objet proviennent d’individus et de mouvements qui visent non seulement à entraver l’accès aux soins liés à l’avortement, mais aussi, plus généralement, à saper les progrès réalisés au cours des dernières décennies en matière de droits des femmes et d’égalité de genre, notamment en ce qui concerne les droits des personnes LGBTI. Ils ont souligné que les attaques sont souvent soigneusement orchestrées: l’une des militantes que j’ai rencontrées a mentionné que 8 000 commentaires hostiles avaient été postés sur son compte de médias sociaux sur une période de 15 minutes. Plusieurs interlocutrices et interlocuteurs ont indiqué que le suivi de l’affaire par la police était peu concluant ou insuffisant, et que la nature organisée des attaques n’est pas suffisamment reconnue dans les enquêtes.
51. Mme Albane Gaillot, ancienne membre de la commission sur l’égalité et la non-discrimination et actuellement membre de l’Assemblée nationale française, a indiqué qu’elle était la cible d’un harcèlement soutenu, y compris de menaces de mort en ligne qui n’ont pas été considérées comme sérieuses par la police. Mme Gaillot est la principale promotrice d’un projet de loi visant à améliorer l’accès à l’avortement, notamment en portant le délai de 12 à 14 semaines. Il s’agit là d’un pas dans la bonne direction, compte tenu des délais auxquels les personnes enceintes sont confrontées dans l’accès aux soins de santé sexuelle et reproductive, notamment en milieu rural ou dans d’autres zones géographiques où les infrastructures sont peu nombreuses, ce qui, dans certains cas, compromet leur droit de faire un libre choix. Le projet de loi s’est heurté à une forte obstruction parlementaire (en février 2021, il a été retiré de l’ordre du jour en raison des 500 amendements déposés, qui rendaient le débat incompatible avec le calendrier parlementaire).

8 Visite d’information à Varsovie, 17 et 18 novembre 2021

52. Les 17 et 18 novembre 2021, j’ai effectué une visite d’information en Pologne. Je tiens à remercier la délégation polonaise à l’Assemblée pour son soutien, d’autant plus que plusieurs autres visites d’organisations internationales et d’organes de suivi étaient prévues ou en cours, en raison de la crise à la frontière avec le Bélarus.
53. La situation des personnes qui défendent le droit à l’avortement en Pologne est difficile, dans un contexte de restrictions de plus en plus fortes de l’accès aux soins liés à l’avortement. Par un arrêt rendu le 22 octobre 2020, la Cour constitutionnelle polonaise a déclaré inconstitutionnelle la partie de la loi sur l’avortement de 1993 autorisant les interruptions de grossesse en cas de déficience irréversible probable du fœtus ou de maladie incurable menaçant sa vie. Il ne reste donc que deux motifs qui justifient l’avortement, à savoir lorsque la grossesse résulte d’un crime, tel qu’un viol, et lorsqu’elle constitue une menace pour la vie ou la santé de la femme. Étant donné que la quasi-totalité des interruptions de grossesse en Pologne avaient pour motif la malformation grave du fœtus avant l’adoption de cette décision par la Cour, celle-ci a été considérée par beaucoup comme une interdiction de facto de l’avortement. Le 11 novembre 2021, soit à peine une semaine avant ma visite, le Parlement européen a adopté la Résolution 2021/2925(RSP), intitulée de manière éloquente «Le premier anniversaire de l’interdiction de fait de l’avortement en Pologne», qui dénonce les répercussions négatives de cette décision de la juridiction suprême. Dans sa résolution, le Parlement européen indique notamment que «la constitutionnalité des lois polonaises ne peut plus être effectivement garantie en Pologne» en raison de l’entrée en vigueur de plusieurs modifications législatives sur le fonctionnement de la Cour suprême adoptées en 2015 et en 2016 «et que la légalité de l’arrêt du 22 octobre 2020 est donc discutable».
54. En réaction à l’adoption de cet arrêt, de grandes manifestations ont été organisées, avec des rassemblements à Varsovie et dans la plupart des autres villes polonaises qui, selon la société civile et les médias indépendants, ont donné lieu à diverses formes de pressions et de comportements abusifs. Les manifestant·e·s ont été confrontés à des réactions disproportionnées de la part des forces de police, allant souvent jusqu’à des faits de violence, et un grand nombre d’entre eux ont été placés en détention. Dans la plupart des cas, ils ont été accusés de délits mineurs, puis relâchés. Toutefois, Marta Lempart, une militante qui a participé à une audition de notre commission en février 2021, a été accusée d’avoir organisé des manifestations en violation des restrictions liées à la covid-19 et risque jusqu’à huit ans de prison. Dans une déclaration publique publiée le 20 novembre 2020, Amnesty International a décrit en détail toute une série de violations des droits humains qui auraient eu lieu pendant ou après les manifestations, et a appelé les autorités polonaises à «faire respecter le droit à la liberté de réunion pacifique et à mettre fin aux violations des droits humains»Note.
55. Selon plusieurs de mes interlocutrices et interlocuteurs – tant des parlementaires que des représentant·e·s de la société civile – les jeunes ont subi des formes particulières de pression: certains d’entre eux ont été maintenus en détention pendant des heures, souvent toute la nuit, sans possibilité de joindre leur famille, ou ont été arrêtés pendant des manifestations et conduits hors de leur ville avant d’être laissés quelque part loin de chez eux. En outre, des pressions ont été exercées sur les étudiants pour qu’ils n’expriment pas leur soutien aux manifestations pro-choix à l’école (certains d’entre eux ont été invités à retirer leur masque marqué du symbole de la Grève des femmes et ont été menacés d’être suspendus ou exclus de leur établissement scolaire s’ils n’obtempéraient pas). Des cas d’enseignant·e·s qui ont subi des représailles pour avoir exprimé leur soutien aux manifestations ont également été mentionnés.
56. Les parlementaires de l’opposition et les représentant·e·s de la société civile ont souligné que les forces de l’ordre appliquaient clairement deux poids, deux mesures: des manifestations telles que celles organisées à l’occasion de la Journée de l’indépendance de la Pologne (11 novembre), qui comptent un grand nombre de participant·e·s d’extrême droite et nationalistes et qui sont souvent marquées par la violence et le vandalisme, sont accueillies en toute impunité.
57. Les responsables politiques de l’opposition sont confrontés à des formes intenses de pression, d’intimidation et de harcèlement, notamment par des menaces proférées principalement en ligne et des attaques contre leurs bureaux. Les autorités ne les protègent pas suffisamment et lorsqu’ils signalent des cas d’intimidation à la police, c’est généralement en vain (on leur dit qu’il est impossible de trouver les coupables). Pour cette raison, la plupart d’entre eux ont même cessé de signaler les cas, mais certains envisagent maintenant de recommencer à le faire.
58. Barbara Nowacka, membre de la commission sur l’égalité et la non-discrimination, a partagé son expérience d’avoir été attaquée par la police avec des gaz lacrymogènes. Bien qu’elle ait signalé l’incident aux autorités, l’affaire n’a, à ce jour, pas fait l’objet d’une enquête fructueuse. Un témoignage récurrent des personnes que j’ai rencontrées est que le signalement des infractions pénales semble inutile pour les manifestant·e·s pro-choix, car aucun suivi efficace n’est donné par la police et les autorités chargées de faire respecter la loi.
59. Une pression psychologique supplémentaire est exercée sur la population polonaise par des bannières de grand format portant des images explicites de fœtus démembrés et des slogans anti-avortement, souvent placées à proximité des hôpitaux et des écoles, ou transportées par des camions circulant dans les villes. D’autres bannières portent l’image de militant·e·s pro-choix, ce qui est très intimidant pour eux. Dans certains cas, les étudiant·e·s ont réagi à cette forme de harcèlement en plaçant des slogans moqueurs sur les bannières (par exemple en recouvrant l’inscription originale «l’avortement tue» par une étiquette indiquant «fumer tue»). Les enfants plus jeunes doivent toutefois être protégés de l’exposition à des images choquantes et de la manipulation politique. Il en va de même pour les personnes qui cherchent à recourir à un avortement. En outre, la loi draconienne sur l’avortement en Pologne prévoit des peines de prison pour les personnes qui aident les femmes à interrompre leur grossesse, y compris les médecins, les partenaires et les membres de la famille, comme l’indique un commentaire publié par la Fondation Heinrich Böll, qui ajoute qu’ «il existe déjà un cas où le petit ami d’une femme a été condamné à six mois de prison pour avoir conduit à l’hôpital sa petite amie qui avait commencé à saigner abondamment après avoir pris une pilule abortive à la maison»Note.
60. Des membres du parti Droit et Justice m’ont dit qu’ils étaient également confrontés à des actes de harcèlement et d’intimidation de la part d’opposant·e·s politiques et que des manifestant·e·s participant à des rassemblements pro-choix utilisaient un langage offensant et obscène. Ils n’ont pas signalé ces cas, ont-ils expliqué, car ils ne voulaient pas exacerber la situation. Mme Anna Milchanowska, du parti Droit et Justice, m’a dit qu’elle n’avait pas signalé les manifestations qui se déroulaient devant chez elle. En revanche, elle a décidé de signaler à la police l’intrusion dans le cimetière où reposent ses parents, car elle a estimé qu’une limite avait été franchie. Je ne peux qu’être d’accord avec Mme Milchanowska: une controverse politique ne devrait jamais se traduire par de la violence et des attaques personnelles, et encore moins sur la famille d’un ou d’une responsable politique, et j’espère que l’incident fera l’objet d’une enquête.
61. Le cas tragique d’une femme de 30 ans, identifiée dans la presse par son prénom, Izabela, qui est décédée parce que les médecins ne sont pas intervenus chirurgicalement malgré les graves complications de sa grossesse, est particulièrement alarmant. Dans les messages qu’elle a envoyés de son lit d’hôpital, Izabela a écrit que, en raison de la nouvelle réglementation sur l’avortement, les médecins ont attendu que le fœtus meure. Outre une perte tragique qui aurait probablement pu être évitée, cette situation montre que les médecins sont désormais exposés au risque de poursuites pénales tant dans les cas où ils pratiquent une interruption de grossesse, car celle-ci pourrait ne pas être considérée comme justifiée dans le cadre actuel, que dans les cas où ils n’interviennent pas, si cela entraîne la mort de la femme enceinte. Les conséquences inattendues et hautement problématiques de cette situation sont que certains médecins refusent de venir en aide aux personnes enceintes, par crainte des risques de conséquences pénales qu’une grossesse difficile impliquerait, et que certaines personnes, sachant qu’elles pourraient se trouver sans assistance et en grave danger, évitent de tomber enceintes.
62. Il est décourageant de constater que les atteintes à l’État de droit souvent décriées ces dernières années par les instances internationales et d’autres observateurs ne sont pas des questions abstraites mais ont un impact réel sur la vie des citoyen·ne·s et la jouissance de leurs droits fondamentaux. En janvier 2020, l’Assemblée a voté à une écrasante majorité l’ouverture d’une procédure de suivi pour la Pologne concernant le fonctionnement de ses institutions démocratiques et de l’État de droit. La résolution adoptée indiquait que les récentes réformes des systèmes judiciaires ont gravement porté atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire et à l’État de droit. Il convient de noter que deux des juges de la Cour constitutionnelle qui ont voté en faveur de l’arrêt du 22 octobre 2020 sur la loi sur l’avortement étaient d’anciens députés du parti Droit et Justice au pouvoir.
63. Une source supplémentaire de pression sur les défenseuses et défenseurs des droits humains, en particulier ceux qui promeuvent l’accès aux droits sexuels et reproductifs, est l’activité d’organisations se présentant comme des groupes de réflexion juridique, comme la «Fondation Ordo Iuris Institut pour la culture juridique», qui s’ingère fortement dans les questions de droits sexuels et reproductifs en Pologne. Dans sa note d’information du 24 mars 2021, l’ONG internationale European Parliamentary Foundation for Sexual and Reproductive Rights (EPF) désigne Ordo Iuris comme «l’organisation qui se trouve derrière la dernière interdiction de facto de l’avortement en Pologne». La note d’information indique que les avocat·e·s d’Ordo Iuris ont également rédigé le texte du projet de loi de 2016 visant à interdire l’avortement, ainsi qu’un projet de loi visant à criminaliser l’éducation sexuelle complète et un autre projet de loi restreignant la fécondation in vitro. Ils ont en outre apporté des arguments en faveur de la sortie de la Convention d’Istanbul et préparé une charte qui a créé les «zones sans LGBT» en Pologne. Outre cet activisme, qui favorise l’érosion progressive des droits des femmes en Pologne et, dans certains cas, soutient des violations flagrantes des normes relatives aux droits humains, telles que les zones sans LGBT susmentionnées, Ordo Iuris s’attaque directement aux défenseuses et défenseurs des droits humains et aux membres d’organisations de la société civile, en dénonçant des infractions pénales présumées. C’est le cas d’Agata Bzdyń de l’Abortion Dream Team, que j’ai rencontrée à Varsovie, qui a été poursuivie par Ordo Iuris, et de Remigiusz Bak, membre du personnel de l’EPF, qui a été dénoncé pour diffamation en raison d’un tweet critiquant la fondation. M. Bak a été innocenté par un tribunal polonais et a reçu une indemnisation, dont il a fait don à une organisation de la société civile polonaise.
64. Il convient d’ajouter qu’à la suite du verdict de la Cour constitutionnelle d’octobre 2020, la Fondation Ordo Iuris a envoyé une note aux hôpitaux polonais sur la manière d’interpréter et d’appliquer l’arrêt. Cette ingérence n’a apparemment pas été contrée par le ministère de la Santé, qui n’a pas publié d’informations sur l’interprétation de la décision judiciaire. La représentante du ministère que j’ai rencontrée en Pologne a déclaré qu’elle n’avait pas connaissance de la note d’Ordo Iuris.
65. En rencontrant des organisations de la société civile et des expertes juridiques indépendantes, j’ai appris que les défenseuses et défenseurs des droits humains sont réduits au silence par des menaces constantes sur leur sécurité, leur avenir et leur carrière. Les avocat·e·s sont vulnérables aux contrôles fiscaux poussés, qui pourraient être menés à des fins d’intimidation. Même l’accès à la profession d’avocat est en jeu, car il est soumis au contrôle du ministère de la Justice. Toutes les personnes engagées dans la défense des droits des femmes sont constamment mises sous pression, attaquées par les responsables politiques et par les médias d’État. Elles subissent des conséquences sur leur santé mentale et risquent de s’épuiser. L’une des personnes que j’ai rencontrées allait faire une pause dans sa profession actuelle et s’installer à l’étranger pour ces raisons. Je souhaite rendre hommage au courage de ces personnes, qui paient un prix considérable sur le plan personnel pour leur engagement en faveur des droits humains et l’aide qu’elles apportent aux femmes polonaises. Je suis convaincue que la communauté internationale doit intensifier ses efforts pour soutenir ces personnes et ces organisations.
66. La résolution du Parlement européen sur «Le premier anniversaire de l’interdiction de fait de l’avortement en Pologne», qui traite avant tout de l’accès des femmes aux soins liés à l’avortement, contient également des dispositions importantes et opportunes sur les défenseurs et défenseuses des droits humains, qui sont pertinentes pour le présent rapport. Ainsi, ce texte «condamne l’environnement de plus en plus hostile et violent auquel doivent faire face les défenseurs des droits de l’homme en Pologne et demande aux autorités polonaises de garantir le droit des défenseurs des droits de l’homme de s’exprimer publiquement, y compris lorsqu’ils s’opposent à la politique gouvernementale, sans crainte de répercussions ou de menaces; demande aux autorités polonaises de protéger d’urgence les défenseurs des droits de l’homme qui ont été ciblés, d’enquêter sur les menaces qui pèsent sur eux et de demander des comptes aux responsables; prie instamment le gouvernement polonais de lutter contre les campagnes abusives de désinformation ciblant les défenseurs des droits de l’homme; souligne que de nombreux défenseurs des droits de l’homme en Pologne sont désormais poursuivis pénalement pour leur rôle dans les manifestations contre le projet de loi à la suite des restrictions contre la Covid-19 adoptées depuis le début de la pandémie [et] prie instamment le gouvernement polonais de s’abstenir d’engager des poursuites pénales pour des motifs politiques à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme». Ensuite, il «condamne fermement le recours excessif et disproportionné à la force et à la violence contre les manifestants, dont des militants et des organisations de défense des droits des femmes, par les autorités répressives et les acteurs non étatiques tels que les groupes nationalistes d’extrême droite [et] invite les autorités polonaises à faire en sorte que ceux qui attaquent des manifestants répondent de leurs actes». En outre, la résolution «condamne la rhétorique hostile utilisée par les responsables du gouvernement polonais à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme et d’autres détracteurs des politiques gouvernementales, et demande instamment à la Commission de traiter cette question et de soutenir les militants tant politiquement que financièrement». Je ne peux que souscrire aux principes et aux objectifs du texte qui a été adopté. Le présent rapport exprime des considérations similaires et je suis convaincue que l’Assemblée les appuiera, en adoptant le projet de résolution qui en découle.

9 Conclusions

67. Ce rapport trouve son origine dans la préoccupation suscitée par les diverses formes de harcèlement et de pression dont font l’objet les défenseurs et défenseuses des droits humains, les professionnel·le·s de santé et les personnes enceintes en ce qui concerne les soins liés à l’avortement. Tout au long de l’élaboration du rapport, cette inquiétude s’est avérée fondée, des organisations de la société civile et des expert·e·s indépendants communiquant des informations sur des cas de harcèlement dans un grand nombre d’États membres du Conseil de l’Europe, des actes commis pour la plupart par des personnes et des organisations anti-choix. Il apparait que les intimidations et les comportements abusifs étaient dans certains cas particulièrement graves et qu’ils comprenaient des menaces de mort, des attaques contre les bureaux d’organisations non gouvernementales et des campagnes de dénigrement à la fois en ligne et hors ligne.
68. En outre, les autorités publiques se seraient rendues responsables d’atteintes aux droits humains, sous la forme de violences policières, d’arrestations arbitraires de manifestant·e·s et de poursuites pénales jugées par beaucoup disproportionnées. Parmi les victimes d’intimidations figurent d’autres groupes, tels que des étudiant·e·s soutenait les manifestations, par exemple en Pologne. Bien que toutes ces allégations n’aient pas été confirmées, elles n’en demeurent pas moins préoccupantes et nécessitent qu’un examen adéquat de la situation soit effectué aux niveaux national et international.
69. Il apparait également que les pressions anti-choix s’exercent de façon plus subtile, par exemple par la diffusion d’informations inexactes sur la grossesse et l’avortement ou la promotion de l’objection de conscience à l’avortement résultant des entraves posées à l’évolution de carrière des professionnel·le·s de santé non objecteurs. Les propos injurieux et les discours stigmatisants utilisés par les responsables politiques et d’autres personnalités publiques font également partie de ces procédés.
70. Le harcèlement des personnes, qu’il s’agisse de défenseurs et défenseuses des droits humains, de responsables politiques, de professionnel·le·s de santé ou de personnes cherchant à recourir à un avortement, peut être considéré comme une composante d’une offensive plus large contre les droits des femmes qui pèse sur nos systèmes juridiques et nos sociétés depuis des années et à laquelle il faut faire face. Il est essentiel de protéger les personnes que j’ai évoquées contre le harcèlement. Il est tout aussi important de veiller à ce que les personnes enceintes aient accès à l’avortement partout où la loi leur reconnaît ce droit. Cette démarche relève à la fois de la protection des droits humains et de la protection de la sécurité juridique, qui est l’un des principaux éléments de l’État de droit.
71. Il est donc nécessaire, d’une part, d’enquêter sur les cas particuliers de harcèlement et d’engager des poursuites en conséquence, et, d’autre part, d’adopter une législation et des politiques efficaces pour lutter contre le problème plus général qui se pose. Il s’agit notamment de créer des «zones tampons» dans lesquelles les manifestations et les activités de sensibilisation anti-choix ne sont pas autorisées, principalement à l’intérieur et autour des établissements de santé, comme l’ont fait plusieurs États membres du Conseil de l’Europe, et d’instaurer une interdiction générale des activités visant à entraver l’exercice du droit à l’avortement.
72. En élaborant ce rapport, et le projet de résolution qui l’accompagne, je me suis efforcée de mieux faire connaître ce problème et d’offrir des perspectives pour protéger et renforcer les droits des femmes, qui font l’objet d’attaques incessantes menées dans toute l’Europe par des mouvements rétrogrades, et même antidémocratiques.
73. Dans ce contexte, je pense qu’il reste beaucoup à faire dans le domaine de la santé et des droits sexuels et reproductifs. Je suis en outre convaincue, au vu des conclusions du présent rapport, que l’Assemblée devrait travailler davantage sur la protection des défenseuses et défenseurs des droits humains contre le discours de haine en ligne. Cette question est d’une grande actualité, et l’Assemblée est la mieux placée pour l’aborder sous l’angle des droits humains et pour garantir la liberté d’expression.