B Exposé des motifs,
par Mme Margreet De Boer, rapporteure
1 Introduction
1. Dans de nombreux États membres
du Conseil de l’Europe, les personnes qui se mobilisent pour protéger
l’accès libre et sans danger des femmes à l’avortement font l’objet
d’intimidations et de violences de la part de militant·e·s anti-choix.
Dans certains cas, ces agissements sont particulièrement visibles,
lorsqu’ils concernent des personnalités publiques, telles que des
responsables politiques et des militant·e·s connus. Au Royaume-Uni,
par exemple, Stella Creasy, une députée qui a mené avec succès une
campagne visant à élargir la légalisation de l’avortement à l’Irlande
du Nord, a été la cible d’une opération de dénigrement au cours de
laquelle de grandes affiches ont été posées, représentant son visage
à côté de l’image d’un fœtus mort. La docteure allemande Kristina
Hänel, condamnée pour «promotion» de l’avortement après avoir diffusé
sur un site internet des informations sur la procédure, a été victime
de discours de haine et d’intimidations en ligne. En Pologne, des
organisations telles que la Grève nationale des femmes (OSK), Abortion
Dream Team, la Fédération pour les femmes et le planning familial
(Federa), Feminoteka, Fundacja FOR, la Fondation Helsinki pour les
droits de l’homme et le Centre pour les droits des femmes (Centrum
Praw Kobiet) ont été la cible de formes graves d’intimidations,
notamment de menaces d’attentat à la bombe et de menaces de mort,
émanant de malfaiteurs qui n’ont pas encore été identifiés.
2. Outre ces événements et d’autres affaires qui ont fait les
gros titres et sont connues du grand public, il est très préoccupant
que des milliers de personnes cherchant à recourir à un avortement
soient victimes d’intimidations, de harcèlement et d’autres formes
de pressions psychologiques. On peut citer à cet égard des actions
anti-choix organisées à l’intérieur ou à proximité des établissements
médicaux proposant des soins liés à l’avortement, notamment des
tentatives de dissuasion, des insultes, des conseils non objectifs
et la diffusion d’informations inexactes, y compris en ligne. Selon
l’«Atlas européen des politiques d’avortement», publié conjointement
par les organisations internationales non gouvernementales European
Parliamentary Foundation for Sexual and Reproductive Rights (EPF)
et la Fédération internationale pour le Planning familial – Réseau
européen (IPPF EN) en septembre 2021, 19 pays européens obligent
les personnes qui souhaitent recourir à un avortement à se plier
à des contraintes médicalement injustifiées pour avoir accès aux
soins qu’elles recherchent, telles que des séances de conseils obligatoires
(qui, comme nous l’avons déjà mentionné, peuvent être biaisés) et
des délais d’attente imposés. Dans 18 pays, les autorités ne mettent
pas à la disposition du grand public des informations claires et
précises sur les soins liés à l’avortement.
3. Ces phénomènes ont des répercussions qu’il ne faut pas sous-estimer.
Les actes de harcèlement et d’intimidation constituent une atteinte
aux droits humains des personnes visées, notamment à leur droit
à la liberté d’expression, et souvent à leur droit à la liberté
et à la sécurité. Plus largement, la prolifération de ces formes
de pressions érode progressivement le droit à l’avortement, qui
est prévu par la législation de la plupart des États membres du
Conseil de l’Europe. Il est nécessaire de lutter contre ces manœuvres
visant à rendre la loi ineffective et de veiller à ce que les droits
qui sont juridiquement reconnus puissent être exercés dans la pratique,
afin de protéger la sécurité juridique, qui est un élément important
de l’État de droit et que les pouvoirs publics ont le devoir de
protéger. D’un point de vue politique et idéologique, les efforts
insidieux entrepris pour porter atteinte au droit à l’avortement
peuvent être considérés comme une composante d’une offensive plus large
contre les droits des femmes qui touche la plupart des pays, y compris
les démocraties en bonne santé, en Europe et au-delà.
4. Le présent rapport fait le point sur la situation actuelle
dans les États membres du Conseil de l’Europe, tout en présentant
plusieurs exemples de mesures qui ont prouvé leur efficacité dans
certains contextes et qui peuvent constituer une source d’inspiration
pour les législateurs et législatrices et pour les décideurs et décideuses
politiques dans d’autres pays.
2 Élaboration du rapport
5. Le présent rapport a été élaboré
sur la base de recherches documentaires, de consultations approfondies
d’organisations de la société civile, d’échanges avec des expert·e·s
et des défenseurs et défenseuses des droits humains ainsi que de
visites d’information dans deux États membres du Conseil de l’Europe.
J’ai eu l’occasion de discuter avec mes collègues de la commission
sur l’égalité et la non-discrimination des principales conclusions
de chaque étape de l’élaboration du rapport.
6. En janvier 2021, j’ai envoyé un questionnaire aux organisations
de la société civile travaillant sur la santé et les droits sexuels
et reproductifs dans les États membres du Conseil de l’Europe.
7. Ce questionnaire visait à recueillir des informations sur
l’ampleur et les différents types de harcèlement, de violence ou
d’intimidation commis dans les États membres du Conseil de l’Europe,
à l’encontre des militant·e·s pro-choix, des professionnel·le·s
de santé et des personnes ayant besoin de soins en matière d’avortement.
En outre, le questionnaire visait à identifier les meilleures pratiques.
8. Les réponses au questionnaire (provenant de 16 organisations
de différents États membres) donnent un aperçu clair des diverses
formes de harcèlement en rapport avec le droit à l’avortement. Elles
montrent que les défenseurs et défenseuses du droit à l’avortement
et les prestataires de soins de santé pro-choix sont pris pour cible
en raison de leur travail, et que les personnes qui cherchent à
avoir recours à un avortement sont régulièrement induites en erreur
ou soumises à des pressions pour qu’elles reviennent sur leur décision.
Les résultats du questionnaire indiquent également que, même lorsqu’ils
sont prévus par la loi, les soins liés à l’avortement ne sont pas
toujours accessibles dans certains États membres. Certains pays
apparaissent plus souvent dans les résultats, car certains répondant·e·s
ont fourni des informations plus détaillées. Cela ne signifie pas
que le harcèlement est plus répandu dans ces pays.
9. Outre un aperçu des types de harcèlement constatés, les informations
fournies par les organisations de la société civile comprenaient
quelques exemples de politiques et de mesures législatives de prévention
mises en place dans les États membres.
10. J’ai présenté une compilation des réponses lors de la réunion
de la commission sur l’égalité et la non-discrimination du 15 mars
2021. À la même occasion, une audition a été organisée avec la participation
de trois intervenantes. L’objectif de cette audition était de compléter
les informations recueillies dans le cadre du questionnaire par
des éléments complémentaires. Ce fut également l’occasion pour moi,
en tant que rapporteure, et pour l’ensemble de la commission, de
discuter de cette question avec des personnes directement concernées.
Mme Vanessa Mendoza Cortés, d’Andorre,
et Mme Marta Lempart, de Pologne, ont apporté
des témoignages sur les formes de pression ou de harcèlement auxquelles
elles ont été personnellement confrontées. Mme Rebecca
Gomperts, des Pays-Bas, a donné un aperçu de la situation dans les
États membres du Conseil de l’Europe, qui a intégré les informations
recueillies précédemment.
11. Sur la base des références à l’objection de conscience contenues
dans les réponses au questionnaire, et des remarques des expertes
qui ont participé à l’audition, j’ai estimé opportun de récolter
davantage d’informations à ce sujet.
12. Au cours de la phase finale de l’élaboration du rapport, j’ai
effectué des visites d’information dans deux États membres du Conseil
de l’Europe, la France et la Pologne, respectivement en octobre
et en novembre 2021.
3 Principales
conclusions du questionnaire
3.1 Harcèlement
des prestataires médicaux et des défenseurs et défenseuses du droit
à l’avortement
13. D’après les informations recueillies,
l’une des façons dont les militant·e·s et les prestataires de soins
de santé pro-choix sont pris pour cible en raison de leur travail
consiste en divers types de dénonciations et de procédures officielles.
Les groupes anti-avortement dénoncent les organisations ou les médecins
pro-choix à la police, dénoncent les médecins aux conseils médicaux
ou engagent des poursuites judiciaires contre eux pour avoir diffusé
des informations sur l’avortement, s’être élevés contre les actions
anti-choix ou avoir pratiqué des avortements. Ces agissements sont
perçus par les personnes visées comme une forme de harcèlement et
peuvent à juste titre être considérés comme tels.
14. En outre, les organisations et les médecins pro-choix sont
confrontés à plusieurs types de harcèlement direct, en ligne et
hors ligne, qui peuvent être divisés en trois catégories: intimidation,
diffamation et pression sur le personnel médical.
15. L’intimidation peut être physique, par exemple avec des attaques
ou des manifestations dans les centres de soins pour l’avortement.
Le répondant croate mentionne spécifiquement des actions de veille
se poursuivant jusqu’à 40 jours. Souvent, cependant, l’intimidation
a lieu en ligne, sur des sites web ou sur des comptes de médias
sociaux. Cela peut aller de messages d’intimidation généraux à la
création et au partage de messages ciblant des militant·e·s individuels,
en passant par des menaces de mort. En outre, les discours de haine
se déroulent à la fois dans un cadre physique et en ligne.
16. La diffamation est un deuxième type de harcèlement des organisations
et des médecins pro-choix. Les acteurs anti-choix tentent de les
discréditer et de délégitimer leur travail, en les présentant comme
des menaces pour la société ou les intérêts nationaux ou comme des
meurtriers et meurtrières. A Malte par exemple: «[Les opposants
à l’avortement] créent des contenus en ligne avec nos visages, publient
nos noms en nous traitant de meurtriers, de tueurs de bébés, etc».
Selon le répondant croate, les messages et les tactiques employés
dans ce cadre par les groupes d’extrême droite «alimentent les peurs
préexistantes présentes dans la société, notamment celles concernant
la perte de l’identité et de la culture nationales.»
17. Un troisième type de harcèlement spécifiquement subi par les
prestataires de soins de santé pro-choix est la pression constante
exercée pour qu’ils renoncent ou cessent de fournir des soins liés
à l’avortement. Parmi les pays répondants, cela est surtout évident
en Croatie, où «les professionnel·le·s de santé sont menacés, soumis
à des pressions, stigmatisés pour qu’ils ne fournissent pas de soins
liés à l’avortement [, et] surtout les jeunes médecins sont (...)
[en] danger de ne pas être promus ou d’être privés de certaines opportunités
de développement professionnel».
3.2 Harcèlement,
violence ou intimidation à l’encontre des personnes enceintes ayant
besoin de soins liés à l’avortement et des personnes ayant eu recours
à un avortement
18. Les personnes enceintes qui
ont besoin de soins relatifs à un avortement peuvent être victimes
de harcèlement dans les cliniques d’avortement, comme décrit ci-dessus.
En outre, certaines personnes enceintes sont personnellement harcelées
si elles parlent ouvertement de leur avortement. Elles peuvent également
être confrontées à des types de harcèlement plus spécifiques, qui
seront décrits ci-dessous.
19. L’un des problèmes souvent évoqués est le manque d’informations
factuelles sur l’avortement et la montée parallèle de la désinformation.
Les personnes interrogées dans plusieurs pays ont signalé l’existence d’«organisations
anti-choix incognito». Ces organisations proposent des services
d’assistance téléphonique, se présentant souvent comme des points
d’information sur l’avortement et opérant délibérément à proximité des
centres officiels d’information sur l’avortement (Autriche) ou par
le biais de lignes téléphoniques ou de sites web qui ressemblent
aux centres officiels (France et Malte). Cependant, lorsqu’ils sont
contactés, ils donnent aux personnes qui sollicitent leurs conseils
des informations biaisées, fausses et choquantes sur l’avortement et
tentent de les dissuader de recourir à cette procédure. Sur l’un
de ces sites, «plutôt que d’offrir des informations sur l’endroit
où aller, on montre une vidéo graphique d’une procédure d’interruption
de grossesse, en avertissant que les effets secondaires possibles
incluent le cancer du sein, les dysfonctionnements sexuels et même
l’alcoolisme». Concernant les lignes téléphoniques, les répondant·e·s
français indiquent que «les personnes qui écoutent et répondent
aux questions rappellent les femmes et les jeunes filles sur leur
téléphone pour les dissuader d’avorter, même lorsqu’elles sont dans
la salle d’attente».
20. De plus, les répondant·e·s au questionnaire ont déclaré que
les personnes enceintes souhaitant avorter peuvent subir des pressions
de la part des professionnel·le·s de santé. Dans les réponses au
questionnaire, il est indiqué que cela se produit de trois manières.
Tout d’abord, de plus en plus de médecins «s’opposent en conscience»
à la pratique de l’avortement. L’utilisation excessive de cet argument
(59 % des gynécologues des hôpitaux publics en Géorgie et la majorité
des praticien·ne·s des centres publics en Espagne refusent de pratiquer
un avortement, et les répondant·e·s serbes et croates signalent
un nombre élevé et croissant d’objecteurs) peut entraîner un manque
de disponibilité des soins liés à l’avortement, ainsi qu’une pression inhérente
sur la patiente pour qu’elle revienne sur sa décision. Deuxièmement,
certains prestataires de soins de santé tentent de dissuader les
personnes qui souhaitent avorter de le faire. Cela se fait par le
biais de conversations (non sollicitées) avec la patiente, de leçons
de morale, en soulignant les arguments religieux contre l’avortement,
ou en forçant les patientes à écouter l’activité cardiaque de l’embryon
ou à regarder l’échographie. Une victime raconte: «Ils vous disaient:
“Voici votre bébé, vous ne voulez pas le regarder?” Ce que vous
pouvez voir, c’est une tache noire informe, mais quand même, ça
fait mal.» En Autriche, les femmes enceintes peuvent se voir remettre
un «passeport mère-enfant» (un document concernant les tests médicaux) à
un stade très précoce de leur grossesse. Troisièmement, plusieurs
cas de mauvais traitements médicaux sont abordés dans les réponses.
Une campagne croate a révélé des cas où des femmes se sont vu refuser l’accès
à des analgésiques ou ont été attachées à des équipements médicaux
pendant des procédures douloureuses. En Géorgie, des recherches
ont révélé une grave violation du droit à la confidentialité et
une absence totale d’intimité pendant les procédures abortives.
21. Un autre problème important pour les femmes nécessitant des
soins en matière d’avortement est que, même lorsque l’avortement
est légalement prévu, il existe des obstacles importants à l’accès
à ces soins. Ces obstacles vont des contraintes sociétales, telles
que la stigmatisation, aux obstacles financiers ou administratifs.
Les personnes interrogées en Espagne indiquent que ces obstacles
rendent le droit à l’avortement inefficace. Bien que le manque de
disponibilité ou d’accessibilité des soins liés à l’avortement soit fortement
problématique, il ne constitue pas en soi un harcèlement. Cependant,
il peut être lié à certains types de harcèlement. La stigmatisation
généralisée de l’avortement, par exemple, peut exercer une pression
sur les personnes enceintes pour qu’elles n’avortent pas et limiter
ainsi l’accès à l’avortement. Par ailleurs, l’objection de conscience
des professionnel·le·s de santé – l’une des causes de la disponibilité
limitée des soins liés à l’avortement – peut entraîner une pression
négative sur les personnes qui cherchent à recourir à un avortement.
Lors de l’audition du 15 mars, l’oratrice invitée Rebecca Gomperts
a souligné que ce type d’obstacles pouvait être observé dans des
États membres tels que l’Allemagne, la Hongrie, l’Italie, les Pays-Bas
et le Royaume-Uni. Si elle est utilisée de manière excessive, l’objection
de conscience peut finalement avoir un effet comparable au harcèlement.
3.3 Le
harcèlement à l’initiative des autorités publiques
22. Plusieurs répondant·e·s au
questionnaire soulignent que les défenseurs et les défenseuses du
droit à l’avortement sont victimes de harcèlement de la part des
autorités publiques de leur pays. Les répondant·e·s andorrans indiquent
qu’une défenseuse du droit à l’avortement a fait l’objet d’une intimidation gouvernementale
par le biais d’un procès pénal et d’une enquête de police. En Pologne,
les répondant·e·s font état de poursuites et de violences policières
à l’encontre de militant·e·s. Après qu’une militante ait tenté d’obtenir
de l’Arthrotec avec une prescription, la pharmacie l’a dénoncée
à la police, qui «a fouillé sa maison et a confisqué son ordinateur
et son téléphone. Elle a été emmenée au poste de police et a dû
passer une nuit en cellule de police». Rebecca Gomperts a ajouté
qu’elle-même avait été interrogée par la justice néerlandaise à
deux reprises à ce sujet, à la demande des autorités polonaises.
Les réponses comprennent des mentions d’autres actions initiées
par le gouvernement, telles que le blocage du site web de Women
on Waves en Espagne par l’agence nationale de médecine, ce que Mme Gomperts
a qualifié de censure.
4 Les
causes du harcèlement et les contremesures possibles
23. Lorsqu’ils décrivent le phénomène
du harcèlement, les répondant·e·s au questionnaire soulignent plusieurs
causes et sources de harcèlement. Un thème sous-jacent récurrent
dans les causes est l’existence de croyances patriarcales et traditionnelles
fortes et répandues dans la société, souvent liées à la religion.
Cela conduit à la stigmatisation de l’avortement, qui peut à son
tour servir de terreau ou de justification au harcèlement. Le harcèlement
lui-même provient de différents types d’acteurs. Dans certains cas,
comme indiqué précédemment, il s’agit du gouvernement du pays concerné.
Dans d’autres cas, les organisations anti-choix sont fréquemment
mentionnées comme les auteurs du harcèlement. Elles sont réputées
avoir des liens avec des partis politiques d’extrême droite et des
organisations religieuses, qui peuvent également être à l’origine
du harcèlement. Deux personnes interrogées signalent que les organisations
anti-choix ont des racines étrangères ou sont financées par l’étranger,
notamment par les États-Unis (par exemple le mouvement «40 jours
pour la vie»). À côté de ces groupes, il est indiqué que certains
membres du personnel médical harcèlent les femmes qui tentent d’accéder
aux soins liés à l’avortement. Ces résultats, ainsi que les recommandations
de meilleures pratiques recueillies dans le questionnaire, peuvent
guider l’exploration des mesures à adopter.
24. La plupart des personnes interrogées déclarent que leur pays
dispose d’une législation sur l’avortement, la lutte contre la discrimination
et/ou certains types de harcèlement tels que les discours de haine,
les menaces illégales ou la diffamation. Plusieurs pays disposent
d’une législation qui peut être utilisée pour mettre fin aux manifestations
à proximité des cliniques d’avortement, et en Autriche et en France,
cette législation a permis de diminuer le harcèlement physique dans
ces espaces. En France, l’obstruction à l’interruption volontaire
de grossesse, notamment la perturbation des activités des établissements
pratiquant des avortements ou de l’accès aux informations sur l’avortement,
est illégale. Cependant, de nombreuses mesures doivent encore être
prises. Le problème des organisations anti-choix incognito qui se
font passer pour des centres d’information sur l’avortement et fournissent
des informations ou une «aide» partiales et non scientifiques, par exemple,
est difficile à résoudre. L’interdiction française d’ «obstruction»
a été étendue à ces organisations, mais les répondant·e·s français
déclarent qu’il y a un manque de plaintes en raison des difficultés
à prouver les allégations. Différentes personnes interrogées affirment
la même chose pour les cas de harcèlement verbal ou de discours
de haine. Ces problèmes peuvent servir de point de départ aux recommandations
que je formulerai dans mon rapport.
25. Les suggestions fournies par les répondant·e·s sur la manière
d’améliorer la réponse au harcèlement sont principalement d’ordre
général. Un premier point important est de s’exprimer et de soutenir
les défenseurs et les défenseuses du droit à l’avortement. Comme
l’a déclaré l’une des personnes interrogées, «l’absence de condamnation
publique des menaces et des intimidations [...] envoie un message
indirect au public selon lequel ce comportement est approuvé et
(...) [n’envoie] donc pas le message clair que la violence est inacceptable.»
Le soutien financier et symbolique des organisations pro-choix sont
des mesures supplémentaires suggérées. En outre, une attention accrue
à l’éducation sexuelle dans les programmes scolaires et la diffusion
d’informations exactes pourraient contribuer à rendre la population
plus résistante à la désinformation généralisée et aux normes sociales
régressives.
5 Principales
conclusions de l’audition du 15 mars 2021
26. Les différentes formes de pression,
qui peuvent dans certains cas être considérées comme des formes de
harcèlement, exercées par les autorités publiques à l’encontre des
personnes s’exprimant en faveur du droit à l’avortement, ne sont
pas couvertes par la proposition de résolution dont est issu le
présent rapport et émergent de l’analyse des réponses au questionnaire.
J’ai jugé opportun d’inviter deux militantes susceptibles de témoigner
de cette forme de harcèlement, à savoir Vanessa Mendoza Cortés d’Andorre
et Marta Lempart de Pologne, à participer à l’audition que la commission
sur l’égalité et la non-discrimination a tenue le 15 mars 2021.
Comme mentionné précédemment, Rebecca Gomperts, fondatrice et dirigeante
de l’organisation Women on Waves, a fourni un aperçu général de
la situation dans les États membres du Conseil de l’Europe, avec
des exemples de diverses formes de harcèlement, que j’ai utilisé
lors de l’analyse et de la présentation des résultats de l’enquête
de la société civile.
27. Comme déjà indiqué, Stop Violéncies, l’organisation non gouvernementale
qui a répondu au questionnaire et fourni des informations sur Andorre,
a mentionné que sa présidente Vanessa Mendoza avait été visée par
des procédures pénales engagées par le gouvernement.
28. Lors de l’audition, Mme Mendoza
a expliqué qu’elle avait été inculpée pour diffamation contre le gouvernement,
pour diffamation contre les coprinces et de crimes contre les institutions,
et qu’elle risquait jusqu’à quatre ans de prison. Cela pour avoir
dénoncé, lors de l’Examen périodique universel des Nations unies
en octobre 2019, des violations des droits humains qui auraient
été perpétrées par les autorités andorranes. Elle estime que les
procédures pénales engagées à son encontre sont politiquement motivées, car
son activisme en matière de santé et de droits sexuels et reproductifs
va à l’encontre des politiques du gouvernement dans ce domaine et
plus généralement du climat politique de son pays. Le système institutionnel
d’Andorre compte toujours deux coprinces, le Président de la République
française et l’évêque d’Urgell, comme chefs d’État. La présence
d’un membre de haut niveau du clergé catholique au sommet du système
constitutionnel fait de l’avortement un sujet particulièrement clivant,
et la promotion de la santé et des droits sexuels et reproductifs
peut être perçue comme perturbant les institutions. Mme Mendoza
ajoute que les autorités font pression sur Stop Violéncies pour
qu’elle divulgue les noms des femmes qui ont demandé de l’aide,
ce que l’organisation ne peut partager pour des raisons déontologiques.
29. L’audition a été l’occasion de donner la parole à différents
points de vue, dont celui des membres de la délégation andorrane
représentant la majorité gouvernementale. Mme López
a estimé que les violations des droits humains signalées par Mme Mendoza
aux Conseils des droits de l’homme des Nations Unies étaient sans
fondement. Elle a souligné à juste titre que les charges retenues
contre Mme Mendoza étaient liées à la diffamation
et non à la criminalisation de l’avortement. Étant donné que l’objectif
de ce rapport, comme déjà précisé, n’est pas de promouvoir le droit
à l’avortement, mais plutôt de protéger du harcèlement celles et
ceux qui s’expriment en sa faveur, le cas de Mme Mendoza
est strictement pertinent pour ce travail. Un large éventail d’acteurs
internationaux considère que les poursuites pénales engagées contre
elle constituent une menace pour la liberté d’expression. Le Gouvernement
des Pays-Bas a souligné que le cas de Vanessa Mendoza Cortéz était
un cas particulièrement inquiétant de représailles et d'intimidation
à l'encontre des défenseurs et défenseuses des droits humains, et
le Gouvernement du Luxembourg a invité les autorités andorranes
à envisager de traiter la diffamation dans le cadre du droit civil
plutôt que pénal
Note. Amnesty International
Note, la Fédération internationale des droits
de l’homme (FIDH)
Note et le Service international pour les droits
de l’homme (SIDH)
Note ont appelé les autorités andorranes à abandonner
les charges de diffamation. L’affaire est suivie de près par la
Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe.
30. Après l’audition, j’ai eu l’occasion d’échanger avec la délégation
andorrane, par écrit et lors d’une réunion à distance, et j’ai depuis
lors continué à suivre la situation de Mme Mendoza.
La délégation a également apporté des réponses complémentaires au
questionnaire que j’avais distribué précédemment. Dans une lettre en
date du 19 mars 2021, Mme López a exprimé
l’engagement des autorités andorranes à promouvoir l’égalité de
genre et a illustré les particularités du système constitutionnel
d’Andorre. Elle a également précisé que la procédure pénale à l’encontre
de Mme Mendoza n’a pas été initiée par
le gouvernement national, mais plutôt par le Procureur général.
Mme López m’a indiqué par la suite que
le parquet général avait décidé d’abandonner toutes les poursuites,
à l’exception de celles qui avaient été engagées pour diffamation,
une infraction qui n’est pas passible d’une peine de prison et pour
laquelle Mme Mendoza n’encourrait qu’une
amende. La santé et les droits sexuels et reproductifs sont un sujet
sensible en Andorre et l’avortement en particulier est intimement
lié à des problématiques de relations internationales et de souveraineté
nationale. Cette question se trouve toutefois à l’intersection entre
l’autonomisation des femmes et les droits humains, et il est capital
que les autorités garantissent la liberté d’expression de toutes
les personnes qui alimentent la discussion dans ce domaine. Cette
liberté ne doit pas être entravée par des procédures pénales ou
par toute autre forme de pression. Je suis convaincue que les autorités
andorranes prendront toutes les mesures requises pour écarter ce
risque à l’avenir, si nécessaire en modifiant le code pénal, comme
le recommandent certains groupes de défense des droits humains,
ce qui relèverait du mandat du législateur. J’ai apprécié l’attitude
coopérative de la délégation andorrane et de sa Présidente, ainsi
que l’attachement à la cause des libertés fondamentales qu’elles
ont témoigné.
31. Le témoignage de Marta Lempart, fondatrice et présidente de
l’organisation Grève nationale des femmes décrit la situation en
Pologne au lendemain de l’arrêt de la Cour constitutionnelle qui
interdit de fait l’avortement, dans un contexte d’érosion progressive
de l’espace de la société civile dans la vie publique. Les droits
des femmes sont particulièrement menacés avec, entre autres, une
initiative parlementaire en cours qui pourrait conduire au retrait
du pays de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention
et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence
domestique (STCE n° 210, Convention d’Istanbul). La Grève nationale
des femmes est un réseau d’organisations présentes dans plus de
600 villes polonaises et est active dans le domaine de la démocratie
et des droits humains et plus particulièrement de l’égalité des
sexes. Au cours des derniers mois, les membres de l’organisation
ont reçu des menaces, y compris des menaces de mort. Les formes
d’intimidation comprenaient des alertes à la bombe et d’autres actions
qui, à certaines occasions, étaient coordonnées de manière à se
produire en même temps dans différents endroits, multipliant les
cibles et aussi l’impact psychologique.
32. Selon Mme Lempart, les forces de
police prétendent qu’elles ne peuvent pas intervenir pour protéger
les militant·e·s. En réalité, elles interviennent contre eux et
les gazent, les battent et les arrêtent lors de manifestations publiques.
En outre, des poursuites pénales ont été engagées contre des membres
de la Grève nationale des femmes et d’autres organisations. L’inactivité
des agent·e·s chargés de faire respecter la loi encourage l’impunité,
y compris parmi les extrémistes néonazis qui seraient à l’origine
de certaines des intimidations et des violences. Les médias contrôlés
par l’État, en particulier la télévision, contribuent au climat d’hostilité
envers la société civile et les forces libérales: selon Mme Lempart,
le meurtre de Pawel Adamowicz, maire de Gdansk, en 2019, était le
résultat d’une campagne de diffamation dans les médias et du discours
de haine en ligne.
6 L’objection
de conscience à l’avortement – le cas de l’Italie
33. Selon les estimations, 95 %
des femmes européennes vivent dans des pays où l’avortement est
légal. En outre, dans la plupart des États membres du Conseil de
l’Europe, la législation sur l’avortement reconnaît le droit d’objection
de conscience aux professionnel·le·s de la santé, c’est-à-dire le
droit de refuser de pratiquer l’avortement. Ce droit ne s’applique
qu’au personnel médical prenant part à la procédure d’avortement.
Cette législation prévoit également qu’il faut donner aux femmes
qui le demandent la possibilité de recourir à un avortement.
34. La réglementation sur l’objection de conscience diffère d’un
État du Conseil de l’Europe à l’autre. Une étude de cas comparative
reposant sur diverses sources, notamment des entretiens avec des
parties prenantes clés, a été menée en Angleterre, en Italie, en
Norvège et au Portugal et publiée en 2017
Note.
Les chercheurs et les chercheuses y expliquent que «cette étude
de cas exploratoire porte sur quatre pays où la législation en matière
d’avortement contient des dispositions relatives à l’objection de
conscience et [qu’]elle a pour objet d’évaluer l’efficacité et l’acceptabilité
des politiques nationales qui régissent le refus de pratiquer l’avortement».
La principale question à laquelle l’étude cherche à répondre est
de savoir si, dans les faits, la réglementation permet l’objection
de conscience tout en garantissant aux femmes l’accès à l’avortement.
35. Cette étude a permis de dégager les principaux éléments d’un
système de santé fonctionnel qui garantissent aussi bien l’accès
à l’avortement que le droit de ne pas le pratiquer pour des motifs
personnels: clarté (au sujet de qui a le droit de s’opposer et à
quels éléments de la procédure), accès rapide à l’avortement et
garantie d’un service d’avortement opérationnel. Les chercheurs
et les chercheuses ont en outre constaté que les attitudes sociales
à l’égard de l’avortement et de l’objection de conscience déterminent
en partie dans quelle mesure les politiques en matière d’objection
sont mises en œuvre. L’étude conclut que «les exemples de l’Angleterre,
de la Norvège et du Portugal montrent qu’il est possible de respecter
le choix des personnes qui refusent de pratiquer l’avortement tout
en garantissant aux femmes un accès au service légal de santé».
36. Cette conclusion n’inclut pas l’Italie, où 70 % environ des
médecins se déclarent objecteur de conscience et où la disponibilité
des soins d’avortement est inégale dans les différentes régions
du pays. Du fait du pourcentage élevé des professionnel·le·s de
santé qui invoquent l’objection de conscience et de leur attitude
parfois hostile, les personnes enceintes qui demandent à recourir
à un avortement en Italie se heurtent souvent à de sérieux obstacles
pratiques et psychologiques qui, dans certains cas, peuvent s’apparenter
à une forme de harcèlement.
37. Dans un ouvrage intitulé
Abortire
tra gli obiettori. La moderna inquisizioneNote (Avorter parmi les objecteurs. L’inquisition
moderne), Laura Fiore, artiste italienne qui a eu recours à l’interruption
médicale de grossesse en 2008, relate cette expérience qu’elle qualifie
d’horrible. Elle raconte qu’une fois le travail médicalement déclenché,
elle a été laissée sans surveillance sur son lit d’hôpital et a
dû expulser le fœtus toute seule. Bien que n’étant pas une militante
à plein temps, Mme Fiore a ressenti le
besoin impérieux d’informer le public des difficultés que rencontrent
les femmes qui demandent à recourir à un avortement. Dans un blog
intitulé «Aborto terapeutico e spontaneo»
Note, elle invite les lecteurs et les
lectrices à témoigner et demande aux opposant·e·s à la liberté de
choix d’arrêter de la contacter: «J’ai déjà subi un traitement bien
spécial de la part des objecteurs et j’ai le droit à la tranquillité.»
Un article publié par Open Democracy en 2017
Note relate l’histoire d’une autre femme
laissée sans surveillance par le personnel médical. La même année,
une femme de Padoue âgée de 41 ans a raconté aux journaux locaux
que vingt-trois hôpitaux de diverses régions italiennes avaient
refusé d’interrompre sa grossesse au motif qu’ils n’avaient pas
de rendez-vous ou de médecin non-objecteur disponibles, ou que les
médecins qui acceptaient de pratiquer l’avortement étaient tous
en congés.
38. L’objection à l’avortement n’est pas nécessairement motivée
par des convictions morales ou religieuses. D’après une étude publiée
par Silvia De Zordo, anthropologue à l’Université de Barcelone
Note, qui s’est entretenue avec des professionnel·le·s
de quatre hôpitaux de Milan et de Rome, les motivations peuvent
aussi être liées à des questions de commodité ou d’évolution de
carrière. Il importe de noter que l’une des raisons mentionnées
par les participant·e·s était la discrimination et la stigmatisation
redoutée ou réellement subie par les non-objecteurs dans leur environnement
professionnel. Par ailleurs, l’étude souligne que la difficulté d’accès
à l’avortement légal a entraîné un pic d’avortements illégaux à
risque dans le pays, ce qui est particulièrement préoccupant
Note.
39. En 2012, la Fédération internationale pour le Planning familial
– Réseau européen (IPPF-EN) a formé une réclamation collective contre
l’Italie auprès du Comité européen des droits sociaux (CEDS)
Note,
affirmant que la protection insuffisante du droit d’accès à l’avortement
constituait une violation du droit des femmes à la santé et à l’autodétermination.
L’organisation requérante affirmait en outre que la mise en œuvre
de la réglementation sur l’avortement était discriminatoire d’un
point de vue économique et géographique, puisque les femmes résidant
dans une région où l’avortement n’était pas possible étaient obligées
de se rendre ailleurs. Une deuxième réclamation a été déposée par
le syndicat italien Confederazione Generale Italiana del Lavoro.
40. Le CEDS a rendu une décision constatant une violation du droit
à la santé en raison du manque de prestataires pratiquant l’avortement,
l’objection de conscience étant très répandue dans le pays, ainsi
qu’une violation du droit à la non-discrimination à l’égard des
femmes qui sont obligées de se rendre ailleurs pour recourir à un
avortement. Dans son rapport de suivi de mars 2021, le CEDS a confirmé
que les violations de ces droits persistaient.
41. Les autorités italiennes devraient intervenir dans ce domaine
et garantir l’application effective du droit à l’avortement, comme
le prévoit la législation nationale. Elles devraient, en particulier,
prévenir et sanctionner les tentatives insidieuses visant à limiter
l’accès à ce droit par la discrimination, l’intimidation ou le harcèlement des
personnes qui demandent à recourir à un avortement ou des professionnel·le·s
de santé qui pratiquent cette intervention. Il en va des droits
des femmes, de l’égalité entre les citoyen·ne·s et de la sécurité
juridique. Ces recommandations s’appliquent à tous les pays qui
ont légalisé l’avortement.
7 Visite
d’information à Paris, 5 et 6 octobre 2021
42. J’ai effectué une visite d’information
en France les 5 et 6 octobre 2021 et je tiens à remercier la délégation
française pour son soutien. Ma reconnaissance va également à l’organisation
Planning Familial, qui a fourni des informations sur les interlocutrices
et les interlocuteurs pertinents et a accueilli une partie des réunions.
43. Au cours de la visite, j’ai eu des échanges avec plusieurs
représentant·e·s de la société civile, dont certain·e·s étaient
à la fois médecins et militant·e·s pro-choix. Ils ont fourni des
informations sur l’accès aux soins en matière d’avortement en France
et sur les formes de harcèlement qui s’y rapportent.
44. Il apparaît que les médecins ne sont pas les principales cibles
de ce harcèlement. Certains de mes interlocutrices et interlocuteurs
n’ont jamais été confrontés à des attaques ou des menaces directes.
Ils savent que certain·e·s de leurs collègues ont été pris pour
cible, mais ne considèrent pas la situation comme sérieusement préoccupante.
Par le passé, il est arrivé que des militant·e·s anti-choix organisent
des manifestations dans les locaux de structures médicales fournissant
des soins liés à l’avortement et parfois même perturbent leurs activités
médicales. Cette situation, qui avait un impact à la fois sur le
personnel de santé et sur les personnes cherchant à recourir à un
avortement, a été prise en compte en 1993 par l’institution d’un
délit pénal spécifique (le «délit d’entrave à l’IVG») sanctionnant
l’entrave à l’avortement.
45. Aujourd’hui, les personnes cherchant à recourir à un avortement
constituent le principal groupe cible des actes de harcèlement des
mouvements anti-choix. Grâce aux dispositions érigeant en infraction
pénale l’entrave à l’IVG, ces agissements ne prennent plus la forme
d’intimidations violentes dans les locaux des prestataires de services
d’avortement. Cependant, ils se produisent encore sous des formes
plus subtiles, notamment la fourniture d’informations incorrectes
et trompeuses sur l’accès à l’interruption de grossesse et sur ses
effets négatifs supposés. Mes interlocutrices et interlocuteurs
m’ont expliqué que les groupes anti-choix mettent en place des sites
web et des services d’information par téléphone qui se présentent
comme neutres, alors qu’ils visent en fait à dissuader les personnes
enceintes qui cherchent leur aide afin de faire interrompre leur
grossesse. Les arguments utilisés incluent un impact négatif supposé
sur la santé mentale et physique, y compris dépression et stérilité,
mais aussi des conséquences sociales et personnelles (avec des témoignages
personnels de femmes qui, par exemple, ont été confrontées à la
fin de leur mariage ou de leur relation suite à leur choix d’interrompre
leur grossesse).
46. En 2017, la loi sur l’obstruction à l’avortement a été élargie
en vue de cibler ces activités. La clause d’incrimination inclut
désormais l’empêchement ou la tentative d’empêchement de la pratique
ou de l’obtention d’informations sur l’interruption de grossesse
par tout moyen, y compris par voie électronique ou en ligne, soit en
perturbant (physiquement) l’accès aux établissements concernés,
soit en exerçant des pressions morales et psychologiques, des menaces
ou des intimidations. À la connaissance de mes interlocutrices et interlocuteurs,
il n’y a pas encore eu de jugements sur l’obstruction «par voie
électronique ou en ligne». Ils ont indiqué que cela pourrait être
dû au fait qu’il est extrêmement difficile de le prouver. Pour que
les actes en ligne ou électroniques des groupes anti-choix tombent
sous le coup de la loi, il faudrait qu’une pression psychologique
ait été exercée.
47. De plus, une interprétation restrictive du Conseil constitutionnel
a ajouté les exigences que la pression soit individuelle, qu’une
information (et non une opinion) soit recherchée et que la personne
donnant l’information prétende être compétente en la matière. Les
groupes anti-choix contournent ces règles en formulant soigneusement
leurs informations et en veillant à ne pas se présenter comme des
expert·e·s. Cette situation est difficile à gérer car elle touche
à la liberté d’expression.
48. Les militant·e·s pro-choix et les défenseuses et défenseurs
des droits des femmes sont également confrontés à des intimidations
et des pressions. Comme déjà indiqué dans ses réponses au questionnaire,
le Planning familial, entre autres, a fait face à des attaques contre
ses bureaux avec la dégradation de locaux, à la pose d’affiches
anti-choix et au harcèlement de personnes. Comme le délit d’entrave
physique ne concerne que les locaux où sont dispensés les soins
liés à l’avortement, les organisations de la société civile ne sont
pas protégées par ses dispositions. Les personnes et les organisations
anti-choix utilisent également des procédures judiciaires contre
les militant·e·s pro-choix. La Fondation Jérôme Lejeune, par exemple,
a poursuivi Danielle Gaudry, une gynécologue et militante féministe
que j’ai rencontrée lors de la visite, pour diffamation, car elle
avait critiqué une brochure anti-choix distribuée dans les écoles
françaises. Mme Gaudry a finalement été
blanchie de ces accusations.
49. Les médecins que j’ai rencontrés ont déclaré qu’ils n’avaient
pas subi de pressions ou de harcèlement en rapport avec leur travail
dans le domaine de l’avortement. Cependant, ils semblent tous d’accord
pour dire que ce secteur est considéré comme «spécial» et différent
de tous les autres secteurs de soins de santé, et pas dans un sens
positif: la formation dans les facultés de médecine est insuffisante,
si tant est qu’elle soit proposée, le fait d’intervenir dans ce
secteur ne favorise pas l’évolution de carrière; la prise en charge
de l’avortement est considérée comme peu importante et inintéressante,
voire «sale», comme l’a indiqué l’un de mes interlocuteurs et, surtout,
la rémunération est inférieure à celle des autres spécialités. La
spécificité de cette discipline est confirmée par la double clause
de conscience accordée aux médecins, sages-femmes et infirmières
et infirmiers. En plus de la clause générale permettant à ces prestataires
médicaux de refuser d’accomplir un acte médical qu’ils jugent contraire
à leurs convictions personnelles, une clause spécifique d’objection
de conscience à l’avortement a été introduite par la loi de 1975
qui a légalisé l’interruption volontaire de grossesse. Cette double
clause est critiquée par beaucoup comme étant inutile et problématique,
car elle souligne la nature différente des soins liés à l’avortement
tout en ayant peu d’utilité juridique. Mes interlocutrices et interlocuteurs
ont indiqué que le recours fréquent à la clause de conscience peut
perturber l’accès aux soins en matière d’avortement, et que le fait
de rencontrer (plusieurs) objecteurs et objectrices de conscience
peut faire perdre aux personnes enceintes un temps essentiel pour
avoir accès aux soins.
50. Les politicien·ne·s et les militant·e·s pro-choix sont confrontés
à des agressions verbales et à de véritables discours de haine,
notamment en ligne sur des médias spéciaux et par le biais de messages
directs, avec des cas d’intimidation grave, y compris des menaces
de mort. Les militant·e·s que j’ai rencontrés ont souligné que le
harcèlement et les autres formes de pression dont ils font l’objet
proviennent d’individus et de mouvements qui visent non seulement
à entraver l’accès aux soins liés à l’avortement, mais aussi, plus généralement,
à saper les progrès réalisés au cours des dernières décennies en
matière de droits des femmes et d’égalité de genre, notamment en
ce qui concerne les droits des personnes LGBTI. Ils ont souligné
que les attaques sont souvent soigneusement orchestrées: l’une des
militantes que j’ai rencontrées a mentionné que 8 000 commentaires
hostiles avaient été postés sur son compte de médias sociaux sur
une période de 15 minutes. Plusieurs interlocutrices et interlocuteurs
ont indiqué que le suivi de l’affaire par la police était peu concluant
ou insuffisant, et que la nature organisée des attaques n’est pas
suffisamment reconnue dans les enquêtes.
51. Mme Albane Gaillot, ancienne membre
de la commission sur l’égalité et la non-discrimination et actuellement
membre de l’Assemblée nationale française, a indiqué qu’elle était
la cible d’un harcèlement soutenu, y compris de menaces de mort
en ligne qui n’ont pas été considérées comme sérieuses par la police. Mme Gaillot
est la principale promotrice d’un projet de loi visant à améliorer
l’accès à l’avortement, notamment en portant le délai de 12 à 14 semaines.
Il s’agit là d’un pas dans la bonne direction, compte tenu des délais auxquels
les personnes enceintes sont confrontées dans l’accès aux soins
de santé sexuelle et reproductive, notamment en milieu rural ou
dans d’autres zones géographiques où les infrastructures sont peu
nombreuses, ce qui, dans certains cas, compromet leur droit de faire
un libre choix. Le projet de loi s’est heurté à une forte obstruction
parlementaire (en février 2021, il a été retiré de l’ordre du jour
en raison des 500 amendements déposés, qui rendaient le débat incompatible
avec le calendrier parlementaire).
8 Visite
d’information à Varsovie, 17 et 18 novembre 2021
52. Les 17 et 18 novembre 2021,
j’ai effectué une visite d’information en Pologne. Je tiens à remercier
la délégation polonaise à l’Assemblée pour son soutien, d’autant
plus que plusieurs autres visites d’organisations internationales
et d’organes de suivi étaient prévues ou en cours, en raison de
la crise à la frontière avec le Bélarus.
53. La situation des personnes qui défendent le droit à l’avortement
en Pologne est difficile, dans un contexte de restrictions de plus
en plus fortes de l’accès aux soins liés à l’avortement. Par un
arrêt rendu le 22 octobre 2020, la Cour constitutionnelle polonaise
a déclaré inconstitutionnelle la partie de la loi sur l’avortement
de 1993 autorisant les interruptions de grossesse en cas de déficience
irréversible probable du fœtus ou de maladie incurable menaçant
sa vie. Il ne reste donc que deux motifs qui justifient l’avortement,
à savoir lorsque la grossesse résulte d’un crime, tel qu’un viol,
et lorsqu’elle constitue une menace pour la vie ou la santé de la
femme. Étant donné que la quasi-totalité des interruptions de grossesse
en Pologne avaient pour motif la malformation grave du fœtus avant
l’adoption de cette décision par la Cour, celle-ci a été considérée par
beaucoup comme une interdiction
de facto de
l’avortement. Le 11 novembre 2021, soit à peine une semaine avant
ma visite, le Parlement européen a adopté la
Résolution 2021/2925(RSP), intitulée de manière éloquente «Le premier anniversaire
de l’interdiction de fait de l’avortement en Pologne», qui dénonce
les répercussions négatives de cette décision de la juridiction
suprême. Dans sa résolution, le Parlement européen indique notamment
que «la constitutionnalité des lois polonaises ne peut plus être
effectivement garantie en Pologne» en raison de l’entrée en vigueur
de plusieurs modifications législatives sur le fonctionnement de
la Cour suprême adoptées en 2015 et en 2016 «et que la légalité
de l’arrêt du 22 octobre 2020 est donc discutable».
54. En réaction à l’adoption de cet arrêt, de grandes manifestations
ont été organisées, avec des rassemblements à Varsovie et dans la
plupart des autres villes polonaises qui, selon la société civile
et les médias indépendants, ont donné lieu à diverses formes de
pressions et de comportements abusifs. Les manifestant·e·s ont été
confrontés à des réactions disproportionnées de la part des forces
de police, allant souvent jusqu’à des faits de violence, et un grand
nombre d’entre eux ont été placés en détention. Dans la plupart
des cas, ils ont été accusés de délits mineurs, puis relâchés. Toutefois,
Marta Lempart, une militante qui a participé à une audition de notre
commission en février 2021, a été accusée d’avoir organisé des manifestations
en violation des restrictions liées à la covid-19 et risque jusqu’à
huit ans de prison. Dans une déclaration publique publiée le 20 novembre
2020, Amnesty International a décrit en détail toute une série de violations
des droits humains qui auraient eu lieu pendant ou après les manifestations,
et a appelé les autorités polonaises à «faire respecter le droit
à la liberté de réunion pacifique et à mettre fin aux violations
des droits humains»
Note.
55. Selon plusieurs de mes interlocutrices et interlocuteurs –
tant des parlementaires que des représentant·e·s de la société civile
– les jeunes ont subi des formes particulières de pression: certains
d’entre eux ont été maintenus en détention pendant des heures, souvent
toute la nuit, sans possibilité de joindre leur famille, ou ont
été arrêtés pendant des manifestations et conduits hors de leur
ville avant d’être laissés quelque part loin de chez eux. En outre,
des pressions ont été exercées sur les étudiants pour qu’ils n’expriment
pas leur soutien aux manifestations pro-choix à l’école (certains
d’entre eux ont été invités à retirer leur masque marqué du symbole
de la Grève des femmes et ont été menacés d’être suspendus ou exclus
de leur établissement scolaire s’ils n’obtempéraient pas). Des cas
d’enseignant·e·s qui ont subi des représailles pour avoir exprimé
leur soutien aux manifestations ont également été mentionnés.
56. Les parlementaires de l’opposition et les représentant·e·s
de la société civile ont souligné que les forces de l’ordre appliquaient
clairement deux poids, deux mesures: des manifestations telles que
celles organisées à l’occasion de la Journée de l’indépendance de
la Pologne (11 novembre), qui comptent un grand nombre de participant·e·s
d’extrême droite et nationalistes et qui sont souvent marquées par
la violence et le vandalisme, sont accueillies en toute impunité.
57. Les responsables politiques de l’opposition sont confrontés
à des formes intenses de pression, d’intimidation et de harcèlement,
notamment par des menaces proférées principalement en ligne et des attaques
contre leurs bureaux. Les autorités ne les protègent pas suffisamment
et lorsqu’ils signalent des cas d’intimidation à la police, c’est
généralement en vain (on leur dit qu’il est impossible de trouver
les coupables). Pour cette raison, la plupart d’entre eux ont même
cessé de signaler les cas, mais certains envisagent maintenant de
recommencer à le faire.
58. Barbara Nowacka, membre de la commission sur l’égalité et
la non-discrimination, a partagé son expérience d’avoir été attaquée
par la police avec des gaz lacrymogènes. Bien qu’elle ait signalé
l’incident aux autorités, l’affaire n’a, à ce jour, pas fait l’objet
d’une enquête fructueuse. Un témoignage récurrent des personnes
que j’ai rencontrées est que le signalement des infractions pénales
semble inutile pour les manifestant·e·s pro-choix, car aucun suivi
efficace n’est donné par la police et les autorités chargées de
faire respecter la loi.
59. Une pression psychologique supplémentaire est exercée sur
la population polonaise par des bannières de grand format portant
des images explicites de fœtus démembrés et des slogans anti-avortement,
souvent placées à proximité des hôpitaux et des écoles, ou transportées
par des camions circulant dans les villes. D’autres bannières portent
l’image de militant·e·s pro-choix, ce qui est très intimidant pour
eux. Dans certains cas, les étudiant·e·s ont réagi à cette forme
de harcèlement en plaçant des slogans moqueurs sur les bannières
(par exemple en recouvrant l’inscription originale «l’avortement
tue» par une étiquette indiquant «fumer tue»). Les enfants plus
jeunes doivent toutefois être protégés de l’exposition à des images
choquantes et de la manipulation politique. Il en va de même pour
les personnes qui cherchent à recourir à un avortement. En outre,
la loi draconienne sur l’avortement en Pologne prévoit des peines
de prison pour les personnes qui aident les femmes à interrompre
leur grossesse, y compris les médecins, les partenaires et les membres
de la famille, comme l’indique un commentaire publié par la Fondation
Heinrich Böll, qui ajoute qu’ «il existe déjà un cas où le petit
ami d’une femme a été condamné à six mois de prison pour avoir conduit
à l’hôpital sa petite amie qui avait commencé à saigner abondamment
après avoir pris une pilule abortive à la maison»
Note.
60. Des membres du parti Droit et Justice m’ont dit qu’ils étaient
également confrontés à des actes de harcèlement et d’intimidation
de la part d’opposant·e·s politiques et que des manifestant·e·s
participant à des rassemblements pro-choix utilisaient un langage
offensant et obscène. Ils n’ont pas signalé ces cas, ont-ils expliqué,
car ils ne voulaient pas exacerber la situation. Mme Anna
Milchanowska, du parti Droit et Justice, m’a dit qu’elle n’avait
pas signalé les manifestations qui se déroulaient devant chez elle.
En revanche, elle a décidé de signaler à la police l’intrusion dans
le cimetière où reposent ses parents, car elle a estimé qu’une limite
avait été franchie. Je ne peux qu’être d’accord avec Mme Milchanowska:
une controverse politique ne devrait jamais se traduire par de la
violence et des attaques personnelles, et encore moins sur la famille
d’un ou d’une responsable politique, et j’espère que l’incident
fera l’objet d’une enquête.
61. Le cas tragique d’une femme de 30 ans, identifiée dans la
presse par son prénom, Izabela, qui est décédée parce que les médecins
ne sont pas intervenus chirurgicalement malgré les graves complications
de sa grossesse, est particulièrement alarmant. Dans les messages
qu’elle a envoyés de son lit d’hôpital, Izabela a écrit que, en
raison de la nouvelle réglementation sur l’avortement, les médecins
ont attendu que le fœtus meure. Outre une perte tragique qui aurait
probablement pu être évitée, cette situation montre que les médecins
sont désormais exposés au risque de poursuites pénales tant dans
les cas où ils pratiquent une interruption de grossesse, car celle-ci
pourrait ne pas être considérée comme justifiée dans le cadre actuel, que
dans les cas où ils n’interviennent pas, si cela entraîne la mort
de la femme enceinte. Les conséquences inattendues et hautement
problématiques de cette situation sont que certains médecins refusent
de venir en aide aux personnes enceintes, par crainte des risques
de conséquences pénales qu’une grossesse difficile impliquerait,
et que certaines personnes, sachant qu’elles pourraient se trouver
sans assistance et en grave danger, évitent de tomber enceintes.
62. Il est décourageant de constater que les atteintes à l’État
de droit souvent décriées ces dernières années par les instances
internationales et d’autres observateurs ne sont pas des questions
abstraites mais ont un impact réel sur la vie des citoyen·ne·s et
la jouissance de leurs droits fondamentaux. En janvier 2020, l’Assemblée
a voté à une écrasante majorité l’ouverture d’une procédure de suivi
pour la Pologne concernant le fonctionnement de ses institutions
démocratiques et de l’État de droit. La résolution adoptée indiquait
que les récentes réformes des systèmes judiciaires ont gravement
porté atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire et à l’État
de droit. Il convient de noter que deux des juges de la Cour constitutionnelle
qui ont voté en faveur de l’arrêt du 22 octobre 2020 sur la loi
sur l’avortement étaient d’anciens députés du parti Droit et Justice
au pouvoir.
63. Une source supplémentaire de pression sur les défenseuses
et défenseurs des droits humains, en particulier ceux qui promeuvent
l’accès aux droits sexuels et reproductifs, est l’activité d’organisations
se présentant comme des groupes de réflexion juridique, comme la
«Fondation Ordo Iuris Institut pour la culture juridique», qui s’ingère
fortement dans les questions de droits sexuels et reproductifs en
Pologne. Dans sa note d’information du 24 mars 2021, l’ONG internationale
European Parliamentary Foundation for Sexual and Reproductive Rights
(EPF) désigne Ordo Iuris comme «l’organisation qui se trouve derrière
la dernière interdiction de facto de
l’avortement en Pologne». La note d’information indique que les
avocat·e·s d’Ordo Iuris ont également rédigé le texte du projet
de loi de 2016 visant à interdire l’avortement, ainsi qu’un projet
de loi visant à criminaliser l’éducation sexuelle complète et un
autre projet de loi restreignant la fécondation in vitro. Ils ont
en outre apporté des arguments en faveur de la sortie de la Convention
d’Istanbul et préparé une charte qui a créé les «zones sans LGBT»
en Pologne. Outre cet activisme, qui favorise l’érosion progressive
des droits des femmes en Pologne et, dans certains cas, soutient
des violations flagrantes des normes relatives aux droits humains,
telles que les zones sans LGBT susmentionnées, Ordo Iuris s’attaque
directement aux défenseuses et défenseurs des droits humains et
aux membres d’organisations de la société civile, en dénonçant des
infractions pénales présumées. C’est le cas d’Agata Bzdyń de l’Abortion
Dream Team, que j’ai rencontrée à Varsovie, qui a été poursuivie
par Ordo Iuris, et de Remigiusz Bak, membre du personnel de l’EPF,
qui a été dénoncé pour diffamation en raison d’un tweet critiquant
la fondation. M. Bak a été innocenté par un tribunal polonais et
a reçu une indemnisation, dont il a fait don à une organisation
de la société civile polonaise.
64. Il convient d’ajouter qu’à la suite du verdict de la Cour
constitutionnelle d’octobre 2020, la Fondation Ordo Iuris a envoyé
une note aux hôpitaux polonais sur la manière d’interpréter et d’appliquer
l’arrêt. Cette ingérence n’a apparemment pas été contrée par le
ministère de la Santé, qui n’a pas publié d’informations sur l’interprétation
de la décision judiciaire. La représentante du ministère que j’ai
rencontrée en Pologne a déclaré qu’elle n’avait pas connaissance
de la note d’Ordo Iuris.
65. En rencontrant des organisations de la société civile et des
expertes juridiques indépendantes, j’ai appris que les défenseuses
et défenseurs des droits humains sont réduits au silence par des
menaces constantes sur leur sécurité, leur avenir et leur carrière.
Les avocat·e·s sont vulnérables aux contrôles fiscaux poussés, qui
pourraient être menés à des fins d’intimidation. Même l’accès à
la profession d’avocat est en jeu, car il est soumis au contrôle
du ministère de la Justice. Toutes les personnes engagées dans la
défense des droits des femmes sont constamment mises sous pression,
attaquées par les responsables politiques et par les médias d’État.
Elles subissent des conséquences sur leur santé mentale et risquent
de s’épuiser. L’une des personnes que j’ai rencontrées allait faire
une pause dans sa profession actuelle et s’installer à l’étranger
pour ces raisons. Je souhaite rendre hommage au courage de ces personnes,
qui paient un prix considérable sur le plan personnel pour leur
engagement en faveur des droits humains et l’aide qu’elles apportent
aux femmes polonaises. Je suis convaincue que la communauté internationale
doit intensifier ses efforts pour soutenir ces personnes et ces
organisations.
66. La résolution du Parlement européen sur «Le premier anniversaire
de l’interdiction de fait de l’avortement en Pologne», qui traite
avant tout de l’accès des femmes aux soins liés à l’avortement,
contient également des dispositions importantes et opportunes sur
les défenseurs et défenseuses des droits humains, qui sont pertinentes
pour le présent rapport. Ainsi, ce texte «condamne l’environnement
de plus en plus hostile et violent auquel doivent faire face les
défenseurs des droits de l’homme en Pologne et demande aux autorités polonaises
de garantir le droit des défenseurs des droits de l’homme de s’exprimer
publiquement, y compris lorsqu’ils s’opposent à la politique gouvernementale,
sans crainte de répercussions ou de menaces; demande aux autorités
polonaises de protéger d’urgence les défenseurs des droits de l’homme
qui ont été ciblés, d’enquêter sur les menaces qui pèsent sur eux
et de demander des comptes aux responsables; prie instamment le
gouvernement polonais de lutter contre les campagnes abusives de
désinformation ciblant les défenseurs des droits de l’homme; souligne
que de nombreux défenseurs des droits de l’homme en Pologne sont
désormais poursuivis pénalement pour leur rôle dans les manifestations
contre le projet de loi à la suite des restrictions contre la Covid-19
adoptées depuis le début de la pandémie [et] prie instamment le gouvernement
polonais de s’abstenir d’engager des poursuites pénales pour des
motifs politiques à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme».
Ensuite, il «condamne fermement le recours excessif et disproportionné
à la force et à la violence contre les manifestants, dont des militants
et des organisations de défense des droits des femmes, par les autorités
répressives et les acteurs non étatiques tels que les groupes nationalistes
d’extrême droite [et] invite les autorités polonaises à faire en
sorte que ceux qui attaquent des manifestants répondent de leurs
actes». En outre, la résolution «condamne la rhétorique hostile
utilisée par les responsables du gouvernement polonais à l’encontre
des défenseurs des droits de l’homme et d’autres détracteurs des
politiques gouvernementales, et demande instamment à la Commission
de traiter cette question et de soutenir les militants tant politiquement
que financièrement». Je ne peux que souscrire aux principes et aux
objectifs du texte qui a été adopté. Le présent rapport exprime
des considérations similaires et je suis convaincue que l’Assemblée
les appuiera, en adoptant le projet de résolution qui en découle.
9 Conclusions
67. Ce rapport trouve son origine
dans la préoccupation suscitée par les diverses formes de harcèlement
et de pression dont font l’objet les défenseurs et défenseuses des
droits humains, les professionnel·le·s de santé et les personnes
enceintes en ce qui concerne les soins liés à l’avortement. Tout
au long de l’élaboration du rapport, cette inquiétude s’est avérée
fondée, des organisations de la société civile et des expert·e·s indépendants
communiquant des informations sur des cas de harcèlement dans un
grand nombre d’États membres du Conseil de l’Europe, des actes commis
pour la plupart par des personnes et des organisations anti-choix.
Il apparait que les intimidations et les comportements abusifs étaient
dans certains cas particulièrement graves et qu’ils comprenaient
des menaces de mort, des attaques contre les bureaux d’organisations
non gouvernementales et des campagnes de dénigrement à la fois en
ligne et hors ligne.
68. En outre, les autorités publiques se seraient rendues responsables
d’atteintes aux droits humains, sous la forme de violences policières,
d’arrestations arbitraires de manifestant·e·s et de poursuites pénales
jugées par beaucoup disproportionnées. Parmi les victimes d’intimidations
figurent d’autres groupes, tels que des étudiant·e·s soutenait les
manifestations, par exemple en Pologne. Bien que toutes ces allégations
n’aient pas été confirmées, elles n’en demeurent pas moins préoccupantes
et nécessitent qu’un examen adéquat de la situation soit effectué
aux niveaux national et international.
69. Il apparait également que les pressions anti-choix s’exercent
de façon plus subtile, par exemple par la diffusion d’informations
inexactes sur la grossesse et l’avortement ou la promotion de l’objection
de conscience à l’avortement résultant des entraves posées à l’évolution
de carrière des professionnel·le·s de santé non objecteurs. Les
propos injurieux et les discours stigmatisants utilisés par les
responsables politiques et d’autres personnalités publiques font
également partie de ces procédés.
70. Le harcèlement des personnes, qu’il s’agisse de défenseurs
et défenseuses des droits humains, de responsables politiques, de
professionnel·le·s de santé ou de personnes cherchant à recourir
à un avortement, peut être considéré comme une composante d’une
offensive plus large contre les droits des femmes qui pèse sur nos
systèmes juridiques et nos sociétés depuis des années et à laquelle
il faut faire face. Il est essentiel de protéger les personnes que
j’ai évoquées contre le harcèlement. Il est tout aussi important
de veiller à ce que les personnes enceintes aient accès à l’avortement
partout où la loi leur reconnaît ce droit. Cette démarche relève
à la fois de la protection des droits humains et de la protection
de la sécurité juridique, qui est l’un des principaux éléments de
l’État de droit.
71. Il est donc nécessaire, d’une part, d’enquêter sur les cas
particuliers de harcèlement et d’engager des poursuites en conséquence,
et, d’autre part, d’adopter une législation et des politiques efficaces
pour lutter contre le problème plus général qui se pose. Il s’agit
notamment de créer des «zones tampons» dans lesquelles les manifestations
et les activités de sensibilisation anti-choix ne sont pas autorisées, principalement
à l’intérieur et autour des établissements de santé, comme l’ont
fait plusieurs États membres du Conseil de l’Europe, et d’instaurer
une interdiction générale des activités visant à entraver l’exercice
du droit à l’avortement.
72. En élaborant ce rapport, et le projet de résolution qui l’accompagne,
je me suis efforcée de mieux faire connaître ce problème et d’offrir
des perspectives pour protéger et renforcer les droits des femmes,
qui font l’objet d’attaques incessantes menées dans toute l’Europe
par des mouvements rétrogrades, et même antidémocratiques.
73. Dans ce contexte, je pense qu’il reste beaucoup à faire dans
le domaine de la santé et des droits sexuels et reproductifs. Je
suis en outre convaincue, au vu des conclusions du présent rapport,
que l’Assemblée devrait travailler davantage sur la protection des
défenseuses et défenseurs des droits humains contre le discours
de haine en ligne. Cette question est d’une grande actualité, et
l’Assemblée est la mieux placée pour l’aborder sous l’angle des
droits humains et pour garantir la liberté d’expression.