B Exposé des motifs
par Mme Thórhildur Sunna Ævarsdóttir,
rapporteure
1 Introduction
1. Le présent rapport se fonde
sur une proposition de résolution déposée le 23 mai 2023
Note et renvoyée à la commission des
questions juridiques et des droits de l’homme (la commission) pour
rapport le 9 octobre 2023. Lors de sa réunion du 23 janvier 2024,
la commission m’a nommée rapporteure.
2. La proposition de résolution renvoie aux résolutions de l’Assemblée 2317 (2020)
«Menaces sur la liberté des médias et la sécurité des journalistes
en Europe» et 2454 (2022) «Le contrôle de la communication en ligne:
une menace pour le pluralisme des médias, la liberté d’information
et la dignité humaine». Ces résolutions ont reconnu que la détention
de Julian Assange et les poursuites pénales engagées à son encontre constituaient
un dangereux précédent pour les journalistes et demandé à ce que
son extradition vers les États-Unis soit interdite et qu’il soit
rapidement libéré. La proposition de résolution précise que le traitement particulièrement
sévère qui lui a été réservé risque de dissuader quiconque souhaiterait
faire connaître la vérité sur les conflits armés, comme l’ont fait
les publications de WikiLeaks. La proposition de résolution appelle l’Assemblée
à établir si les conditions de détention de M. Assange ont satisfait
aux critères énoncés dans la Résolution 1900 (2012) «La définition
de prisonnier politique». De plus, l’Assemblée est invitée à examiner
le cas de M. Assange à la lumière de la menace croissante qui pèse
sur la liberté des médias et des représailles exercées contre les
lanceurs et lanceuses d’alerte dans toute l’Europe.
3. Les 20 février 2020
Note et 19 mai 2022
Note, la Commissaire aux droits de l’homme
du Conseil de l’Europe d’alors, Mme Dunja
Mijatović, a appelé le Royaume-Uni à refuser d’extrader Julian Assange
au motif qu’une telle extradition pourrait avoir un effet dissuasif
général sur les médias. Les 28 septembre 2021
Note et 25 janvier 2022
Note, le rapporteur général de l’Assemblée
sur la protection des lanceurs et lanceuses d’alerte de l’époque,
M. Pieter Omtzigt, a publié deux déclarations en soutien à Julian Assange.
4. Dans le cadre de la préparation du présent rapport, je me
suis rendue au Royaume-Uni pour une visite d’information les 13
et 14 mai 2024. J’ai eu la possibilité de rendre visite à Julian
Assange dans la prison de Belmarsh et de m’entretenir avec lui en
privé pendant deux heures. J’ai également pu rencontrer Mme Stella Assange,
son épouse, Mme Gareth Peirce, son avocate,
M. David Morris (Royaume-Uni, CE/DA) et M. Jeremy Corbyn (Royaume-Uni,
SOC) respectivement président et membre de la délégation du Royaume-Uni
à l’Assemblée, M. Mads Andenæs, l’ancien président du Groupe de
travail des Nations Unies sur la détention arbitraire, Mme Fionnuala
Ní Aoláin, l’ancienne Rapporteure spéciale des Nations Unies sur
la lutte contre le terrorisme et les droits humains, ainsi que des
juristes, journalistes, psychiatres, défenseurs et défenseuses des
droits humains et représentants et représentantes de la société
civile impliqués dans l’affaire de M. Assange. Je regrette qu’aucun
représentant du ministère de l’Intérieur britannique n’ait été disponible
pour répondre à ma demande de rendez-vous. Je remercie la délégation
du Royaume-Uni auprès de l’Assemblée et son secrétariat pour l’excellente
organisation de cette visite.
5. Malheureusement, malgré ma demande adressée à l’Observateur
permanent des États-Unis auprès du Conseil de l’Europe, je n’ai
reçu aucune réponse concernant une éventuelle rencontre avec un
ou une porte-parole de l’ambassade américaine à Londres.
6. Lors de sa réunion à Strasbourg le 25 juin 2024 – qui a eu
lieu de manière fortuite le lendemain de la libération de M. Assange
de la prison de Belmarsh –, la commission a tenu à une audition
avec la participation de Mme Fionnuala
Ní Aoláin et de Mme Rebecca Vincent,
directrice des campagnes de Reporters sans frontières, et de M. Simon
Crowther, conseiller juridique à Amnesty International.
7. Dans le présent rapport, je commencerai par décrire de manière
factuelle le contexte des publications de WikiLeaks et de M. Assange,
des poursuites engagées contre lui, de sa détention, de la procédure d’extradition
et enfin, de sa condamnation. J’aborderai ensuite le cadre juridique
applicable à l’affaire en question. Enfin, je présenterai mes conclusions,
dans l’espoir que ce rapport contribue à éviter à d’autres directeurs
et directrices de publication de vivre le même calvaire que M. Assange
ces 14 dernières années.
2 Julian Assange et WikiLeaks – le contexte
et les principales publications
8. WikiLeaks a été créé en 2006
par le programmeur et militant australien Julian Assange. Selon
son site internet, WikiLeaks est une organisation médiatique multinationale,
assortie d’une bibliothèque d’archives. Elle est spécialisée dans
l’analyse et la publication de vastes ensembles de données de documents
officiels censurés ou dont l’accès est restreint et qui portent
sur la guerre, l’espionnage et la corruption. À ce jour, elle a
publié plus de dix millions de documents et d’analyses connexes
Note.
9. L’une des publications les plus marquantes de WikiLeaks est
la vidéo documentaire de 2010 intitulée «Collateral Murder». Elle
divulgue un enregistrement vidéo datant du 12 juillet 2007, réalisé
depuis un hélicoptère américain Apache au-dessus de Bagdad, ainsi
que les échanges radio en temps réel entre l’équipage de l’hélicoptère
et leur commandement au sol. L’équipage a déclaré avoir vu une vingtaine d’hommes,
dont «cinq à six individus armés d’AK-47», et a demandé l’autorisation
d’ouvrir le feu. Peu après, l’hélicoptère a reçu l’autorisation
de tirer sur le groupe. Après plusieurs salves, tous les hommes
au sol ont été soit tués soit gravement blessés. Sur l’enregistrement,
on peut entendre les soldats attaquants commenter «regarde-moi ces
bâtards», «bravo» et «joli tir». L’un des hommes blessés semble
essayer de ramper pour se mettre à l’abri. On entend alors un membre
de l’équipage dire: «Allez, mon pote» et «tout ce que tu as à faire, c’est
de prendre une arme», comme s’il cherchait une justification pour
ouvrir le feu sur cet homme. Il sera révélé plus tard que l’homme
blessé était Saeed Chmagh, un reporter de Reuters qui se trouvait
sur le terrain avec un collègue, Namir Noor-Eldeen (tué par la première
salve). Peu de temps après, un minibus est arrivé sur les lieux
et deux hommes non armés ont essayé de hisser M. Chmagh à bord,
dans une tentative apparente de lui venir en aide. L’équipage de
l’hélicoptère a été autorisé à ouvrir le feu sur ce véhicule, bien qu’aucune
arme n’ait été aperçue. Les deux hommes et M. Chmagh ont été tués
sur le coup. L’équipage de l’Apache ignorait que deux enfants –
une fillette de cinq ans et un garçon de dix ans – se trouvaient
à l’intérieur du minibus. Tous deux ont été gravement blessés. Lorsque
l’infanterie américaine est arrivée sur les lieux, elle a signalé
par radio la présence d’un enfant grièvement blessé. Après un moment
de silence, on entend un membre de l’équipage de l’hélicoptère déclarer:
«eh bien, c’est de leur faute s’ils amènent leurs enfants au combat».
Un rapport officiel établi par l’armée américaine indiquera plus
tard que les soldats ont récupéré une mitrailleuse AK-47, un lance-roquette
avec deux grenades et les appareils photo des deux journalistes
tués. Les deux enfants ont été évacués vers un hôpital américain
de soutien au combat puis transférés vers un centre médical irakien;
ils ont survécu à leurs blessures.
10. Le 25 juillet 2007 (deux semaines après la fusillade), l’armée
américaine a montré au directeur du bureau de
Reuters à
Bagdad un extrait de l’enregistrement, coupé juste avant que l’hélicoptère
n’ouvre le feu pour la première fois. Les tentatives ultérieures
de Reuters pour obtenir la version complète de l’enregistrement en
vertu de la loi sur la liberté de l’information ont été infructueuses.
L’armée a affirmé que les deux journalistes faisaient partie des
neuf insurgés tués au cours de l’affrontement et a décrit l’incident
comme s’inscrivant dans les opérations de combat contre une force
hostile
Note. Ce récit s’est avéré mensonger
une fois diffusée la vidéo «Collateral Murder». Les images montrent
que les journalistes n’étaient pas impliqués dans le combat et qu’ils ont
été pris pour cible par l’hélicoptère Apache, qui a pris leurs appareils
photo pour des armes.
11. L’enregistrement intégral et non modifié a été divulgué à
WikiLeaks par une lanceuse d’alerte, la soldate de première classe
Chelsea Manning, une analyste du renseignement de l’armée américaine.
Elle est également à l’origine de la divulgation d’une vidéo de
la frappe aérienne effectuée par un bombardier B-1 de l’armée de
l’air américaine le 4 mai 2009 à Granai, au cours de laquelle (selon
diverses sources) entre 86 et 147 civils afghans ont été tués. Parmi
les autres documents divulgués par Mme Manning
figurent plus de 260 000 télégrammes diplomatiques américains classifiés
et plus de 400 000 comptes-rendus de combats en Irak et en Afghanistan.
12. Le 5 avril 2010, Julian Assange a présenté «Collateral Murder»
au National Press Club de Washington. WikiLeaks a indiqué que cette
vidéo montrait l’assassinat de civils irakiens par les forces américaines
et a déclaré que les règles d’engagement de l’armée américaine étaient
défaillantes. Dans un entretien, M. Assange a qualifié l’attaque
initiale «d’exagération ou d’incompétence collatérale», mais a déclaré
que le ciblage délibéré d’un journaliste de Reuters blessé était
un «meurtre»
Note. Il faisait clairement référence
au fait de tuer une personne hors de combat – une violation de l’un
des principes les plus fondamentaux du droit international humanitaire,
applicable aussi bien dans les conflits armés internationaux que
non internationaux.
13. Les «journaux de guerre afghans», qui compilent 91 731 documents
datés de janvier 2004 à décembre 2009, ont été publiés le 25 juillet
2010
Note. Avant leur publication, WikiLeaks
avait donné accès à ces documents (dont la plupart étaient classés
top secret) au
New York Times,
au
Guardian et à
Der Spiegel, sans révéler ses sources.
Ces médias étaient convenus que l’intérêt général justifiait la
publication de documents secrets, mais avaient néanmoins décidé
de ne pas divulguer les noms des agents sur le terrain et des informateurs
et informatrices cités dans les rapports, ou tout autre élément
qui aurait pu compromettre les méthodes de renseignement américaines
ou alliées, telles que l’interception de communications
Note. Les documents contenus dans les
journaux de guerre afghans ont révélé, entre autres, que les États-Unis
avaient dissimulé des preuves de l’acquisition par les Talibans
de missiles sol-air meurtriers. Par ailleurs, ils ont documenté
le fait qu’au moins 195 civils ont été tués et 174 blessés par les
forces de la coalition, ce qui n’avait jamais été porté à la connaissance
du public
Note.
14. L’une des principales révélations des journaux de guerre afghans
concernait l’existence d’une unité secrète de forces spéciales,
la Task Force 373. Il s’agit d’une unité militaire internationale
secrète qui menait des opérations visant à «tuer ou capturer» sans
procès des dirigeants talibans. Les journaux révèlent que la Task
Force 373 a été impliquée dans des exécutions extrajudiciaires qui
ont causé la mort d’hommes, de femmes et d’enfants civils, et même
de fonctionnaires de police afghans qui se trouvaient sur son chemin
Note.
15. Le 22 octobre 2010, WikiLeaks a publié les «Iraq War Logs»,
une collection de 391 832 rapports militaires de combats établis
par l’armée américaine, ce qui constitue la plus grande fuite de
documents classifiés de l’histoire des États-Unis
Note. Ces journaux couvrent la période
qui s’étend du 1er janvier 2004 au 31 décembre
2009. Selon les documents publiés, 109 032 personnes – militaires,
insurgé·es et civil·es – ont trouvé la mort au cours de cette période.
Sur la base des informations contenues dans les Iraq War Logs, l’ONG
Iraq Body Count, qui recense les pertes civiles en Irak, estime
à 15 000 le nombre de décès de civil·es non enregistrés qu’il faudrait
ajouter au décompte officiel. Comme dans le cas des journaux de
guerre afghans, plusieurs médias ont analysé ces documents. Les
documents divulgués montrent que les forces américaines ont fermé
les yeux sur des actes de torture et d’autres formes de mauvais
traitements infligés par les forces de sécurité irakiennes, et que
des soldats américains ont souvent été impliqués dans l’assassinat
de civils innocents à des postes de contrôle routier
Note. Selon les rapports divulgués, plus
de 30 000 civil·es ont été tués par des engins explosifs improvisés
posés par d’autres Irakiens
Note. Un autre document a révélé comment
un hélicoptère américain Apache avait reçu l’ordre de tirer sur
un groupe de rebelles qui se rendaient. Leur poste de commandement
leur avait adressé le message suivant: «le juriste a dit qu’ils
ne pouvaient pas se rendre à un hélicoptère»
Note.
16. Le 28 novembre 2010, un premier lot de 220 télégrammes diplomatiques
américains classifiés a fait l’objet d’une fuite et a été publié
par El País, Der Spiegel, Le
Monde, The Guardian et The New York Times. WikiLeaks a
collaboré avec ces journaux pour sélectionner et expurger soigneusement
les télégrammes avant leur publication, afin de protéger les sources
et les informations sensibles.
17. En février 2011, deux journalistes du Guardian ont publié
un livre intitulé «
WikiLeaks:Inside Julian Assange’s War on Secrecy»
(paru en français sous le titre «La fin du secret. Julian Assange
et le mystérieux site WikiLeaks»). Ce livre contenait un mot de
passe pour accéder aux télégrammes archivés, que les auteurs pensaient
être temporaire et périmé. À leur insu, le fichier contenant le
même mot de passe ainsi que des télégrammes non expurgés a été publié
sur BitTorrent (apparemment par des personnes associées à WikiLeaks,
afin de disposer d’une «assurance» au cas où il arriverait quelque
chose au portail) – un site internet généralement utilisé pour diffuser
des films et de la musique piratés
Note. Certains utilisateurs ont été en mesure
de reconstituer les pièces du puzzle et d’accéder à la totalité
des télégrammes non expurgés, qui ont rapidement été rendus publics
Note.
18. Face à cette situation, WikiLeaks a publié, en septembre 2011,
l’intégralité des télégrammes non expurgés sur son site internet
et a facilité leur consultation. Cette décision a été vivement critiquée
par ses anciens journaux partenaires, qui ont condamné la «publication
inutile des données complètes», comme un acte susceptible de mettre
en danger de nombreux militant·es des droits humains et sources
humaines de renseignement américaines
Note.
19. Chelsea Manning a été arrêtée en mai 2010 et accusée de plusieurs
crimes, dont ceux d’intelligence avec l’ennemi et d’espionnage.
Après avoir plaidé partiellement coupable, elle a été jugée et reconnue coupable
par une cour martiale de plusieurs chefs d’accusation d’espionnage,
de cinq chefs d’accusation de vol, de deux chefs d’accusation de
fraude informatique et de multiples infractions militaires. Il convient
toutefois de noter que Mme Manning a
été acquittée du chef d’accusation le plus grave, à savoir «intelligence
avec l’ennemi» (un délit passible de la peine de mort) – une sentence
dont les journalistes redoutaient qu’elle ne dissuade les futurs
lanceurs et lanceuses d’alerte
Note. Mme Manning
a été condamnée à 35 ans d’emprisonnement. Pendant l’audience de
détermination de la peine de Mme Manning,
le brigadier général Robert Carr, qui dirigeait le groupe de travail
chargé d’examiner les conséquences des révélations de WikiLeaks
pour le compte du ministère de la Défense, a déclaré qu’il n’avait
découvert aucun exemple précis de personne ayant perdu la vie à
la suite de représailles consécutives à la publication des télégrammes
sur internet
Note. En mai 2017, le Président Barack
Obama a commué la peine de Mme Manning,
ce qui a donné lieu à sa libération.
20. Bien que ces publications aient fourni des preuves sérieuses
d’éventuels crimes de guerre et de violations flagrantes des droits
humains, rien n’indique que quiconque ait jamais été poursuivi en
rapport avec ces allégations. L’attention juridique s’est plutôt
portée sur Julian Assange (directeur de publication) et Chelsea Manning
(lanceuse d’alerte). Mme Manning reste
la seule membre de l’armée américaine à avoir été inculpée d’un
crime en relation avec les événements décrits dans «Collateral Murder».
3 Autres
publications notables de WikiLeaks
3.1 Vault 7
21. En 2017, WikiLeaks a publié
une série de documents intitulée «Vault 7», qui détaillaient les
capacités de piratage de la CIA. Ces fuites ont révélé que la CIA
pouvait exploiter les vulnérabilités des appareils tels que les
voitures, les smartphones, les PC ou même les téléviseurs connectés,
susceptibles d’être utilisés pour écouter des conversations même
lorsque les appareils semblent éteints. Les documents ont également
révélé la capacité de la CIA à exploiter les vulnérabilités «jour
zéro» des logiciels, ce qui a suscité des inquiétudes quant à l’étendue
des cybercapacités de l’agence américaine et aux risques que ces
pratiques pouvaient présenter pour le respect de la vie privée et
la sécurité publique. La CIA a été critiquée pour avoir stocké des vulnérabilités
en vue de les exploiter au lieu de travailler avec les fabricants
de logiciels pour les corriger. Si la CIA a été en mesure de repérer
ces vulnérabilités, il y a fort à parier que d’autres organismes
(y compris des acteurs malhonnêtes) aient pu en faire autant et
que des milliers d’utilisateurs aient pu subir ces abus.
22. Les publications Vault 7 ont été ressenties comme un coup
porté aux capacités des services de renseignement et ont conduit
la CIA à qualifier le site WikiLeaks de «service de renseignement
hostile non étatique»
Note. En février 2024, un ancien ingénieur
logiciel de la CIA a été condamné à 40 ans d’emprisonnement pour
avoir transmis les documents Vault 7 à WikiLeaks.
3.2 Fiches
d’évaluation des détenus de Guantánamo
23. En 2011, WikiLeaks, le Guardian, NPR,
le Washington Post, le New York Times et d’autres médias
ont publié plus de 700 notes de service adressées par la Force opérationnelle
interarmées responsable du camp de Guantánamo au Commandement Sud
des États-Unis à Miami, en Floride. Ces documents contenaient des renseignements
détaillés sur les détenus de Guantánamo entre 2002 et 2008.
24. Parmi ces détenus figurait Sami al-Hajj, un caméraman soudanais
qui, au moment de son arrestation au Pakistan en 2001, travaillait
pour Al-Jazeera. Il a été
détenu à Guantánamo pendant plus de six ans avant d’être libéré
en 2008 sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre lui. Selon
sa fiche d’évaluation, sa détention à Guantánamo a été jugée nécessaire
«[p]our obtenir des informations sur [...] le programme de formation,
les équipements de télécommunication et les opérations de collecte
d’informations de la chaîne d’information d’Al-Jazeera en
Tchétchénie, au Kosovo et en Afghanistan, y compris l’acquisition
par la chaîne d’une vidéo d’OBL [Oussama ben Laden] et d’un entretien
ultérieur d’OBL».
25. Une autre fiche d’évaluation concernait Mohamedou Ould Slahi,
un ingénieur mauritanien qui a été détenu à Guantánamo pendant plus
de 14 ans (sic!) sans qu’aucune charge n’ait jamais été retenue
contre lui. D’après sa fiche, il était considéré comme ayant une
grande valeur en matière de renseignement, essentiellement présenté
comme un agent clé d’Al-Qaida, responsable du recrutement des terroristes
qui ont précipité les avions contre les tours du World Trade Center.
Pendant sa détention à Guantánamo, M. Ould Slahi a commencé à écrire
ses mémoires, qui ont ensuite été publiées sous forme de livre et
adaptées au cinéma. Il y raconte qu’il a été contraint de rester
debout pendant de longues heures et exposé à un froid extrême et
à un bruit assourdissant, à des privations de sommeil prolongées,
à des menaces contre sa famille, à des humiliations sexuelles et
à un simulacre d’exécution en mer. En 2003, un procureur militaire
chargé de l’affaire a refusé de poursuivre M. Ould Slahi au motif
que ses principaux témoignages avaient été obtenus sous la torture,
en violation du droit américain et international, ce qui les rendait
irrecevables devant un tribunal. Cela n’a pas empêché le maintien
en détention de M. Ould Slahi pendant les 13 années qui ont suivi.
26. Lors de ma visite à Londres, j’ai eu le plaisir de m’entretenir
avec M. Ould Slahi (en visioconférence) et d’entendre son témoignage
en personne. Il a rappelé son immense frustration et son impuissance
face à la violation de ses droits fondamentaux, notamment l’accès
à la justice, par un État considéré comme un modèle de démocratie
et d’État de droit. Pour M. Ould Slahi, Julian Assange est la voix
de toutes celles et tous ceux qui sont privés de leur droit inhérent
à s’exprimer. Il estime qu’il est parfaitement injuste que M. Assange
ait été poursuivi pour avoir dénoncé des crimes de guerre, des actes
de torture et des violations flagrantes des droits humains, alors
que leurs auteurs jouissent d’une impunité absolue et que le camp
de détention de Guantánamo est toujours en activité. M. Ould Slahi
a publiquement reconnu qu’il devait à Julian Assange le fait d’avoir
pu quitter Guantánamo et d’avoir recouvré sa liberté.
4 Les
poursuites pénales engagées contre M. Assange et les tentatives
d’extradition du Royaume-Uni
27. En août 2010, les autorités
suédoises ont ouvert une enquête préliminaire sur des allégations
de comportement sexuel abusif de M. Assange. Après avoir examiné
les éléments de preuve, la procureure générale de Stockholm a annulé
un premier mandat d’arrêt émis à l’encontre de M. Assange et ordonné
que l’enquête préliminaire sur le comportement allégué se poursuive
sur la base d’un soupçon d’«agression sexuelle».
28. M. Assange a prolongé son séjour en Suède de son plein gré
et, le 30 août 2010, il a été interrogé par la police, répondant
à toutes les questions qui lui ont été posées. À la suite d’un recours
déposé contre la décision de la procureure générale auprès de la
procureure en chef de Göteborg, il a été décidé de rouvrir et d’élargir
l’enquête préliminaire.
29. La procureure a différé plusieurs demandes d’entretien avec
M. Assange, formulées par son avocat. Le 15 septembre 2010, la procureure
a informé l’avocat de M. Assange que ce dernier était libre de quitter
la Suède s’il le souhaitait. Lorsque l’avocat a demandé si son client
pouvait être interrogé dans les prochains jours, il lui a été répondu
que ce n’était pas possible car l’enquêteur était malade.
30. Le 21 septembre 2010, la procureure et l’avocat de M. Assange
se sont provisoirement entendus pour organiser un interrogatoire
le 28 septembre 2010. Le 27 septembre 2010, l’avocat de M. Assange
a informé la procureure qu’il n’avait pas réussi à contacter son
client. Le même jour, M. Assange a quitté légalement la Suède pour
Londres. Plus tard dans la journée, la procureure a ordonné l’arrestation
de M. Assange.
31. Malgré la délivrance d’un mandat d’arrêt, l’avocat de M. Assange
et la procureure suédoise ont discuté de la possibilité de fixer
un rendez-vous pour un entretien. En outre, l’avocat a proposé un
entretien téléphonique avec M. Assange (une mesure légale en vertu
du droit suédois, aux fins de l’enquête préliminaire). Cette proposition
a été déclinée. D’autres propositions similaires formulées par l’avocat
de M. Assange (y compris un entretien en personne à l’ambassade
d’Australie) ont également été refusées.
32. Le 18 novembre 2010, le tribunal d’instance de Stockholm a
ordonné (par contumace) le placement en détention de M. Assange.
Le 7 décembre 2010, un mandat d’arrêt européen a été émis contre
M. Assange. Le 7 décembre 2010, M. Assange s’est volontairement
rendu à Londres pour y être arrêté. Il a été libéré sous caution
le 16 décembre 2010 et assigné à résidence. L'assignation à résidence
s'est poursuivie pendant environ 550 jours. Le 24 février 2011,
son extradition a été ordonnée. Le 30 mai 2012, la Cour suprême
du Royaume-Uni a finalement rejeté l’appel de M. Assange.
33. Le 19 juin 2012, M. Assange s’est réfugié à l’ambassade de
l’Équateur à Londres. Le 16 août 2012, il s’est vu accorder l’asile
diplomatique en raison de craintes de persécutions politiques en
cas d’extradition vers les États-Unis
Note.
34. Le 4 décembre 2015, le Groupe de travail des Nations Unies
sur la détention arbitraire a adopté l’avis no 54/2015,
dans lequel il estimait que M. Assange était détenu arbitrairement
par les gouvernements de la Suède et du Royaume-Uni
Note.
Il a appelé l’un et l’autre à examiner la situation de M. Assange,
à garantir sa sécurité et son intégrité physique, à lui faciliter
dans les plus brefs délais l’exercice de son droit de circuler librement
et à faire en sorte qu’il jouisse pleinement de ses droits garantis
par les normes internationales relatives à la détention.
35. M. Assange est resté dans l’ambassade de l’Équateur jusqu’au
11 avril 2019, date à laquelle il a été arrêté pour avoir violé
les conditions de sa mise en liberté sous caution en 2012. L’ambassadeur
de l’Équateur au Royaume-Uni a autorisé les policiers à entrer dans
le bâtiment. M. Assange a été placé en détention provisoire à la
prison de Belmarsh, l’un des établissements pénitentiaires les plus
sécurisés du Royaume-Uni. Peu après, il a été condamné à 50 semaines
d’emprisonnement pour avoir violé les conditions de sa libération sous
caution en 2012. Dans sa déclaration du 3 mai 2019, le Groupe de
travail sur la détention arbitraire a fait part de sa vive inquiétude
quant à la condamnation de M. Assange, qu’il a décrite comme disproportionnée
et favorisant la privation arbitraire de sa liberté
Note.
36. En septembre 2019, le journal El País a révélé qu’une entreprise
de sécurité privée espagnole, Undercover Global S.L., engagée pour
protéger l’ambassade d’Équateur pendant le séjour de M. Assange, avait
espionné ce dernier pour le compte de la Central Intelligence Agency
(CIA) américaine. Le PDG de l’entreprise, M. David Morales, aurait
remis des enregistrements vidéo et audio d’entretiens de M. Assange avec
ses visiteurs, y compris ses avocats. D’après El País, en décembre
2017, l’ambassade a été équipée d’un nouveau système de surveillance
qui a permis à la CIA d’accéder directement aux enregistrements
Note. Yahoo News a rapporté qu’à peu
près à la même époque, de hauts responsables américains de l’administration
du président Trump, dont le directeur de la CIA de l’époque, Mike
Pompeo, discutaient de projets d’enlèvement, d’empoisonnement ou
même d’assassinat de M. Assange. Ces plans auraient été élaborés
en réaction au projet de l’Équateur de nommer M. Assange diplomate
équatorien dans son ambassade à Moscou
Note.
37. En juillet 2024, l’enquête espagnole sur la surveillance illégale
alléguée de M. Assange au sein de l’ambassade d’Équateur était toujours
en cours. D’après les médias, l’enquête était entravée par le refus
des autorités américaines de répondre aux demandes d’entraide judiciaire.
Cette entraide serait subordonnée à la conclusion de l’enquête menée
par un juge américain sur l’implication présumée de la CIA dans
l’espionnage du fondateur de WikiLeaks
Note.
38. Le jour où M. Assange a quitté l’ambassade équatorienne, les
États-Unis ont rendu public un acte d’accusation fédéral daté du
6 mars 2018 qui l’inculpait «d’entente délictuelle en vue de commettre
une intrusion informatique, parce qu’il avait accepté de déchiffrer
un mot de passe pour accéder à un ordinateur du gouvernement américain
classé secret-défense»
Note. Selon l’acte d’accusation, M. Assange
aurait participé à une entente délictuelle avec Mme Manning
en l’aidant à déchiffrer des mots de passe et à divulguer des informations
classifiées à WikiLeaks. L’acte d’accusation indiquait également
que «dans le cadre de cette entente délictuelle, M. Assange a incité
Mme Manning à fournir des informations
et des dossiers provenant de ministères et d’agences des États-Unis».
39. Le 23 mai 2019, le ministère américain de la Justice a annoncé
qu’un grand jury fédéral avait rendu un nouvel acte d’accusation
comportant 18 chefs d’accusation, dont 17 au titre de la loi sur
l’espionnage de 1917. Cet acte d’accusation, qui remplaçait le précédent,
alléguait que M. Assange avait participé à une entente délictuelle
avec Mme Manning; qu’il avait obtenu
d’elle et l’avait aidée à obtenir des informations classifiées et qu’il
existait des raisons de penser que ces informations seraient utilisées
au détriment des États-Unis ou dans l’intérêt d’un pays étranger;
qu’il avait reçu et tenté de recevoir des informations classifiées
et qu’il existait des raisons de penser que ces documents seraient
obtenus, pris, établis et supprimés par une personne en violation
de la loi; et qu’il avait été complice de la communication que lui
avait faite Mme Manning des documents
classifiés
Note. Le 24 juin 2020, un nouvel acte
d’accusation a été émis, qui a élargi la portée de l’entente délictuelle
alléguée. S’il avait été reconnu coupable de tous les chefs d’accusation,
M. Assange aurait encouru une peine pouvant aller jusqu’à 175 ans
d’emprisonnement.
40. Le 6 juin 2019, les États-Unis ont officiellement demandé
l’extradition de M. Assange du Royaume-Uni.
41. Le 22 septembre 2019, la peine d’emprisonnement de M. Assange
pour violation de sa mise en liberté sous caution a officiellement
pris fin. Sa libération a été refusée par un juge d’instance qui
a estimé qu’en sa qualité de personne faisant l’objet d’une procédure
d’extradition, M. Assange présentait un risque important de fuite.
Il est resté incarcéré dans la prison de Belmarsh dans l’attente
de l’issue de la procédure d’extradition.
42. Après son incarcération à Belmarsh, M. Assange a reçu la visite
du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, M. Nils
Melzer, et d’une équipe médicale. Ils ont constaté que M. Assange
présentait «tous les symptômes typiques d’une exposition prolongée
à la torture psychologique» et exigé que des mesures immédiates
soient prises pour protéger sa santé et sa dignité
Note. Malgré cette constatation, M. Assange
a continué d’être détenu à Belmarsh, la plupart du temps placé à
l’isolement, ce qui a contribué à aggraver son état mental. Dans
un communiqué de presse daté du 1er novembre 2019, M. Melzer a de
nouveau critiqué les autorités britanniques, déclarant: «Malgré
l'urgence médicale de mon appel et la gravité des violations alléguées,
le Royaume-Uni n'a entrepris aucune mesure d'enquête, de prévention
et de réparation requise par le droit international.» Pendant la
pandémie de Covid-19, ses droits de visite ont été limités et il
a parfois été entièrement confiné dans sa cellule en raison d’infections
dans son quartier pénitentiaire. En 2022, il a lui-même contracté
la maladie.
43. Le 19 novembre 2019, les autorités suédoises ont annoncé le
classement sans suite de l’enquête sur les allégations d’agression
sexuelle en 2010. M. Assange n’a jamais été inculpé en relation
avec ces allégations.
44. Après plusieurs séries de recours, la Haute Cour du Royaume-Uni
a accordé à Julian Assange, le 20 mai 2024, le droit de faire appel
de son extradition vers les États-Unis. La Cour a reconnu le bien-fondé
de l’argument selon lequel M. Assange pourrait faire l’objet d’une
discrimination aux États-Unis en raison de sa nationalité australienne.
Cette préoccupation a été confortée par les déclarations d’un procureur
américain qui avait indiqué que le premier amendement de la Constitution
des États-Unis (qui garantit la liberté de parole et d’expression)
pourrait ne pas s’appliquer aux étrangers dans les affaires de sécurité
nationale
Note. La Cour a également autorisé M. Assange
à faire appel au motif que son extradition risquait d’être incompatible
avec le droit à la liberté d’expression consacré par la Convention
européenne des droits de l’homme (STE no 5,
«la Convention»), dont le premier amendement de la Constitution
américaine peut être considéré comme un équivalent fonctionnel.
45. Toutefois, les tribunaux britanniques n’ont pas autorisé Julian
Assange à invoquer la nature politique de l’infraction qui lui était
reprochée comme moyen de défense contre son extradition. M. Assange
a toujours affirmé que son extradition violerait le traité d’extradition
conclu entre le Royaume-Uni et les États-Unis, qui interdit l’extradition
pour certaines infractions politiques. Ce traité a été signé en
2003 pour renforcer et accélérer les procédures d’extradition entre
les deux pays. Cependant, la loi sur l’extradition adoptée au Royaume-Uni
la même année pour faire face à la montée du terrorisme international
ne contient pas de disposition similaire. La Haute Cour a estimé
que le traité d’extradition entre le Royaume-Uni et les États-Unis n’était
pas incorporé dans le droit britannique et ne reflétait pas le droit
international coutumier. Elle a donc considéré qu’il ne créait pas
pour les individus de droits personnels directement exécutoires
par les tribunaux
Note.
5 L’accord
de plaider-coupable et la libération de M. Assange
46. M. Assange a été libéré sous
caution de façon inattendue le 24 juin 2024 (au terme de cinq ans
et deux mois de détention à la prison de Belmarsh) après avoir conclu
un accord de plaider-coupable avec le ministère américain de la
Justice et il a immédiatement quitté le Royaume-Uni. Il s’est ensuite
rendu à Saipan, dans les îles Mariannes du Nord (Commonwealth des
États-Unis), où il devait comparaître devant un juge fédéral pour finaliser
cet accord. Le 26 juin 2024, M. Assange a plaidé coupable d’un seul
chef d’accusation au titre de la loi sur l’espionnage de 1917 et
a été condamné à une peine de prison conformément à l’accord de
plaider-coupable. Peu après, il est retourné dans son pays natal,
l’Australie, où il a retrouvé sa famille.
47. Selon l’accord de plaider-coupable, dont une copie a été publiée
par le ministère américain de la Justice, M. Assange a plaidé coupable
du chef d’accusation d’«entente délictueuse en vue d’obtenir des
documents, écrits et notes relatifs à la défense nationale auprès
d’une personne se trouvant en leur possession, que ce soit de façon
légale ou non autorisée, et de les communiquer délibérément, en
violation de l’article 793(g) de la loi 18 USC [Le Code des États-Unis]».
Cette disposition érige en infraction toute entente conclue entre
deux personnes ou plus pour violer tout autre paragraphe de l’article 793.
L’accord de plaider-coupable précise que M. Assange a participé
à une entente délictuelle avec Mme Manning
pour violer les articles 793(c) à 793(e) de la loi 18 USC.
48. L’article 793(c) érige en infraction pénale le fait de recevoir
ou d’obtenir des documents, écrits ou notes qui relèvent de la défense
nationale «dans le but d’obtenir des informations relatives à la
défense nationale», en sachant ou en ayant des raisons de penser
que ces éléments ont été obtenus en violation des dispositions de
la loi sur l’espionnage. L’article 793(d) érige en infraction le
fait, pour toute personne se trouvant «légalement en possession»
de documents concrets relatifs à la défense nationale ou d’informations
relatives à la défense nationale dont le «possesseur a des raisons
de penser qu’elles pourraient être utilisées au détriment des États-Unis
ou à l’avantage d’une nation étrangère», de communiquer ces documents
à toute personne non habilitée à les recevoir ou à les conserver
et de ne pas les remettre sur demande à une personne habilitée à
les recevoir. L’article 793(e) érige en infraction le fait, pour
toute personne se trouvant «en possession non autorisée» de documents
concrets relatifs à la défense nationale ou d’informations touchant à
la défense nationale dont le «possesseur a des raisons de penser
qu’elles pourraient être utilisées au détriment des États-Unis ou
dans l’intérêt d’un pays étranger», de communiquer ces documents
à toute personne non habilitée à les recevoir ou à les conserver.
49. L’exposé des faits convenu entre M. Assange et les procureurs
américains énonce que M. Assange a, en toute connaissance de cause
et de façon illégale, participé à une entente délictuelle avec Mme Manning
en vue «d’obtenir, de livrer, de transmettre et de communiquer volontairement
et illégalement des documents, écrits et notes relatifs à la défense
nationale, y compris des informations classifiées, à des personnes
non autorisées à recevoir de tels éléments et informations, dont
le défendeur [M. Assange] lui-même». L’exposé des faits précise
en outre que, «[p]our encourager Mme Manning
à continuer à fournir des documents classifiés des États-Unis qu’elle
avait obtenus sans autorisation et n’était pas autorisée à transmettre
au défendeur et à WikiLeaks, le défendeur avait expliqué: "d’après
mon expérience, la curiosité ne demande qu’à être assouvie"». L’accord
de plaider-coupable présente la liste de tous les documents divulgués
par WikiLeaks et indique que «[c]ertains de ces documents classifiés
ont été divulgués publiquement sous leur forme brute, sans que soient
supprimées ou expurgées toutes les données à caractère personnel
permettant d’identifier certaines personnes qui ont partagé en toute
confiance avec le gouvernement américain des informations sensibles
sur leur propre gouvernement et sur les activités menées dans leur
pays»
Note.
50. J’aimerais revenir sur cette dernière phrase extraite de l’accord
de plaider-coupable. L’un des arguments phares utilisés pour justifier
le traitement disproportionnellement sévère infligé à Julian Assange
et à WikiLeaks était que la diffusion de documents non expurgés
a mis en danger la vie et la sécurité de certaines personnes. Bien
que je sois d’accord pour dire que toute divulgation doit être faite
de manière à respecter la sécurité personnelle des informateurs
et informatrices, des sources de renseignement et du personnel des services
secrets, le cas de M. Assange ne doit pas être examiné in abstracto. Plus de 13 ans après
la publication des documents non expurgés, aucune preuve n’a permis
de démontrer que les publications de WikiLeaks avaient porté préjudice
à qui que ce soit. L’accord de plaider-coupable lui-même indique
clairement qu’«à la date de l’accord de plaider-coupable, les États-Unis
n’ont recensé aucune victime susceptible d’obtenir une réparation
individuelle et ne réclament donc pas d’ordonnance de dédommagement».
Ce point essentiel doit absolument être pris en compte dans l’examen
de la proportionnalité des mesures prises à l’encontre de M. Assange
à la suite de ses publications (et de celles de WikiLeaks). Je trouve
paradoxal le fait que, alors que M. Assange a révélé des milliers
de décès confirmés – jamais signalés auparavant – perpétrés par
les forces américaines et les forces de la coalition en Irak et
en Afghanistan, il s’est trouvé lui-même accusé de mettre en danger
de nombreuses vies, sans qu’aucune preuve d’une telle mise en danger
n’ait été apportée.
6 Le
cadre juridique pertinent
6.1 La
loi sur l’espionnage de 1917
51. L’aspect le plus préoccupant
de la loi sur l’espionnage est qu’elle sanctionne des actes indépendamment
de leurs intentions. Elle prévoit de lourdes peines pour quiconque,
légalement ou non, se trouve en possession d’informations relatives
à la défense nationale dont le «possesseur a des raisons de penser
qu’elles pourraient être utilisées au détriment des États-Unis ou
dans l’intérêt d’un pays étranger» et communique ces documents à
toute personne non habilitée à les recevoir ou à les conserver.
Cette législation ne fait pas de distinction entre, d’une part,
les espions ou les traîtres qui diffusent des informations classifiées dans
l’intention de nuire à leur propriétaire ou de l’affaiblir et, d’autre
part, les lanceurs d’alerte dont le but est d’informer le public
des actes répréhensibles des autorités publiques afin de garantir
la transparence et la possibilité de leur demander des comptes.
52. La loi sur l’espionnage a été adoptée par le Congrès en 1917.
L’administration du président Woodrow Wilson l’a utilisée pour poursuivre
des milliers de manifestants anti-guerre pendant et après la Première
Guerre mondiale. La condamnation d’Eugene Debs constitue l’un des
exemples les plus marquants de l’utilisation de cette loi pour entraver
la liberté d’expression. M. Debs a été condamné à dix ans d’emprisonnement
pour ses déclarations anti-guerre qui, d’après la justice américaine,
auraient fait obstacle au recrutement et à l’enrôlement dans l’armée.
Il a été libéré en 1921 après que le président Harding a commué
sa peine.
53. L’affaire la plus connue et la plus emblématique jugée en
vertu de la loi sur l’espionnage (avant les poursuites engagées
contre Julian Assange) est l’affaire des «Pentagon Papers». Cette
étude secrète en 47 volumes commandée par le ministre de la Défense
Robert McNamara en 1967, décrivait de façon détaillée l’engagement
politique et militaire des États-Unis au Vietnam entre 1945 et 1968.
En 1971, Daniel Ellsberg, un ancien analyste militaire qui avait
travaillé sur cette étude, a transmis des extraits des documents
au
New York Times qui a commencé
à les publier peu après. Le Washington Post s’est également procuré
des copies et a publié plusieurs articles. L’administration du président
Nixon a cherché à empêcher la poursuite des publications en invoquant
des motifs de sécurité nationale. Le ministère de la Justice a obtenu
une ordonnance restrictive temporaire contre le New York Times et
l’affaire a été portée devant la Cour suprême. Dans une décision
à la majorité des deux tiers (six voix contre trois), la Cour a
estimé que le gouvernement n’avait pas justifié la restriction préalable
des publications et a invoqué le premier amendement. Dans cette
affaire, le juge Potter Stewart a écrit dans son opinion concordante
la célèbre phrase suivante: «[e]n l’absence des freins et contrepoids
gouvernementaux présents dans d’autres domaines de notre vie nationale,
la seule contrainte qui puisse être exercée de façon efficace contre
la politique et le pouvoir de l’exécutif dans les domaines de la défense
nationale et des affaires internationales peut reposer sur une population
éclairée – une opinion publique informée et critique qui seule peut
ici protéger les valeurs d’une gouvernance démocratique. […] Car sans
une presse informée et libre, il ne peut y avoir de peuple éclairé.»
Note
54. Bien que la publication des Pentagon Papers ait été autorisée,
M. Ellsberg a été inculpé de plusieurs chefs d’accusation, y compris
au titre de la loi sur l’espionnage. S’il avait été condamné, il
aurait encouru 115 ans d’emprisonnement. Toutefois, en raison des
actes répréhensibles commis par le gouvernement (notamment la mise
sur écoute de M. Ellsberg sans ordonnance judiciaire), un juge a
classé l’affaire sans suite. M. Ellsberg a affirmé par la suite
avoir été informé par un procureur qui travaillait sur le scandale
du Watergate que les «plombiers de la Maison-Blanche»
Note avaient
prévu d’embarrasser publiquement le lanceur d’alerte en ajoutant
du LSD à son repas afin qu’il paraisse incohérent lors d’un événement
médiatique. Son récit a été confirmé par G. Gordon Liddy (l’un des
dénommés «plombiers») dans son autobiographie
Note.
55. Depuis l’adoption de la loi sur l’espionnage, Julian Assange
est la première personne condamnée pour avoir publié des informations
classifiées.
6.2 La
Convention européenne des droits de l’homme
56. Le droit à la liberté d’expression,
consacré par l’article 10 de la Convention, comprend la liberté
d’opinion et la liberté de chercher, recevoir et transmettre des
informations et des idées de tout type sans ingérence et sans considération
de frontière. Comme l’a déclaré le Comité des Ministres du Conseil
de l’Europe dans sa Recommandation sur la protection du journalisme
et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias, «[l]e
droit à la liberté d’expression et d’information, tel que garanti
par l’article 10 de la Convention, constitue l’un des fondements
essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales
de son progrès et de l’épanouissement de chacun. La liberté d’expression
vaut non seulement pour les "informations" ou les "idées" accueillies
avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes,
mais aussi pour celles qui offensent, choquent ou dérangent l’État
ou une fraction quelconque de la population. C’est de cette façon
que la liberté d’expression permet l’émergence d’un débat public
solide qui constitue un autre prérequis pour une société démocratique
pluraliste, tolérante et ouverte d’esprit. Toute ingérence dans
le droit à la liberté d’expression des journalistes et autres acteurs
des médias a donc des répercussions sociétales car c’est aussi une
ingérence dans le droit d’autrui de recevoir des informations et
des idées, et une ingérence dans le débat public.»
Note
57. Une ingérence dans le droit à la liberté d’expression n’est
autorisée que si elle est prévue par la loi, poursuit l’un des buts
légitimes énoncés à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention,
s’avère nécessaire dans une société démocratique (correspond à un
besoin social impérieux) et est proportionnée aux buts légitimes
poursuivis. Ces buts légitimes sont les suivants: la sécurité nationale,
l’intégrité territoriale ou la sûreté publique, la défense de l’ordre
et la prévention du crime, la protection de la santé ou de la morale,
la protection de la réputation ou des droits d’autrui, la prévention
de la divulgation d’informations confidentielles et la garantie
de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.
58. La Cour européenne des droits de l’homme a toujours considéré
la presse comme un «chien de garde» dont le rôle est essentiel pour
faciliter et promouvoir le droit du public de recevoir et de transmettre
des informations et des idées – un facteur déterminant dans une
société démocratique. La Cour estime que ce rôle de «chien de garde»
ne se limite pas à la presse, mais peut également s’étendre aux
journalistes non professionnels, aux ONG, aux chercheur·es universitaires,
aux blogueurs et blogueuses et aux autres parties prenantes qui
contribuent au débat public
Note. Dans sa jurisprudence,
la Cour a admis que lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion
sur des sujets d’intérêt général, elle exerce un rôle de chien de
garde public semblable par son importance à celui de la presse
Note.
Elle a également précisé que pour remplir sa fonction de «chien
de garde», la presse doit être en mesure de divulguer des faits
d’intérêt général, de les évaluer et de contribuer ainsi à la transparence
des pouvoirs publics.
59. Dans l’un de ses récents arrêts, la Cour a estimé que les
principes relatifs à la protection des journalistes peuvent s’appliquer
mutatis mutandis au maintien en
détention de défenseurs et défenseuses des droits humains ou de
dirigeant·es ou militant·es des organisations concernées, lorsqu’une
telle détention leur a été imposée dans le cadre d’une procédure
pénale engagée pour des infractions directement liées à des activités de
défense des droits humains
Note.
60. Dans le contexte du droit des droits humains, le terme «effet
dissuasif» désigne le fait d’inhiber ou de dissuader l’exercice
légitime de droits tels que la liberté d’expression, en raison de
la menace d’une sanction judiciaire ou d’autres conséquences négatives.
La Cour a déjà considéré que certaines circonstances ayant un effet
dissuasif sur la liberté d’expression, telles que l’inculpation
ou la détention d’une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction,
constituent une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression
Note. Elle
est parvenue à la même conclusion au sujet de la détention de journalistes
d’investigation pendant près d’un an dans le cadre de procédures
pénales engagées pour des crimes très graves
Note. En outre, les
poursuites pénales engagées contre des journalistes sur la base
de plaintes pénales et qui donnent lieu à un sursis de trois ans,
même si les poursuites pénales sont levées à l’issue de cette période
en l’absence de condamnation, constituent une ingérence en raison
de leur effet dissuasif sur les journalistes
Note. Ce qu’il convient
de retenir par rapport à l’effet dissuasif, c’est qu’il n’affecte
pas seulement la personne directement concernée par la réaction
des autorités, mais crée un climat d’autocensure qui touche tous
les journalistes, directeurs et directrices de publication ou autres
personnes qui signalent ou commentent les activités du gouvernement
et abordent diverses questions politiques.
61. Dans sa jurisprudence, la Cour reconnaît que les journalistes
peuvent parfois se trouver face à un conflit entre l’obligation
générale de respecter la législation pénale de droit commun, dont
les journalistes ne sont pas exonérés, et leur obligation professionnelle
de recueillir et de diffuser des informations qui permet aux médias de
jouer le rôle essentiel de chien de garde qui est le leur. La notion
de journalisme responsable implique que dès lors qu’un ou une journaliste –
et son employeur – est contraint·e de choisir entre ces deux obligations
et que son choix va à l’encontre de l’obligation de respecter la
législation pénale de droit commun, le ou la journaliste en question
doit savoir qu’il ou elle s’expose à des sanctions judiciaires,
notamment pénales
Note. Néanmoins, une telle ingérence dans la
liberté d’expression doit respecter les exigences énoncées à l’article 10,
paragraphe 2, de la Convention, en particulier l’exigence de proportionnalité.
À cet effet, la sanction ne peut pas constituer une forme de censure
destinée à dissuader la presse d’exercer son rôle de chien de garde.
Il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus
que le caractère mineur de la peine infligée
Note.
62. En ce qui concerne la détention en vue de l’extradition, la
Convention, dans son article 5, paragraphe 1(f), énonce que: «toute
personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé
de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales:
(f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une
personne […] contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition
est en cours.» Selon la Cour européenne des droits de l’homme, cette
disposition n’exige pas qu’une détention soit considérée comme raisonnablement
nécessaire – par exemple pour empêcher une personne de commettre
une infraction ou de prendre la fuite. Toutefois, toute privation
de liberté fondée sur le second volet de cette disposition ne peut
se justifier que par le fait qu’une procédure d’expulsion ou d’extradition
est en cours. Si celle-ci n’est pas menée avec la diligence requise,
la rétention cesse d’être justifiée au regard de l’article 5, paragraphe 1(f)
Note.
63. La privation de liberté au regard de l’article 5, paragraphe 1(f),
de la Convention doit être «régulière». En ce qui concerne la «régularité»
d’une détention, la Convention renvoie pour l’essentiel au droit
national. Elle énonce l’obligation d’en observer les normes de fond
et de procédure. Toutefois, le respect du droit interne n’est pas
suffisant: l’article 5, paragraphe 1, exige de surcroît la conformité
de toute privation de liberté à l’exigence de protection de l’individu
contre l’arbitraire
Note. Il est
un principe fondamental selon lequel nulle détention arbitraire
ne peut être compatible avec l’article 5, paragraphe 1, et la notion
d’«arbitraire» que contient cette disposition va au-delà du défaut
de conformité avec le droit interne, de sorte qu’une privation de liberté
peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire
et donc contraire à la Convention
Note. Pour ne
pas être taxée d’arbitraire, une mesure privative de liberté prise
sur le fondement de l’article 5, paragraphe 1(f), doit être mise
en œuvre de bonne foi; elle doit aussi être étroitement liée au
motif de détention invoqué par le gouvernement; en outre, le lieu
et les conditions de détention doivent être appropriés; enfin, la durée
de cette mesure ne doit pas excéder le délai raisonnable nécessaire
pour atteindre le but poursuivi
Note. Dans le cas de
Julian Assange, les conditions et la durée de sa détention dans
la prison de Belmarsh, en particulier, semblent ne pas répondre
à ces exigences.
6.3 Autres
normes du Conseil de l’Europe
64. Le 13 avril 2016, le Comité
des Ministres a adopté sa Recommandation CM/Rec(2016)4 sur la protection
du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs
des médias. Le Comité des Ministres a considéré que la législation
et son application concrète pouvaient avoir un effet dissuasif sur
la liberté d’expression et le débat public. Les ingérences ont un
effet dissuasif plus marqué si elles prennent la forme de sanctions
pénales plutôt que de sanctions civiles. Étant donné la position
dominante des institutions de l’État, il convient que les autorités
fassent preuve de retenue dans le recours aux poursuites pénales.
Un effet dissuasif sur la liberté d’expression peut naître de toute
sanction, disproportionnée ou non, mais aussi de la crainte d’une
sanction, même dans l’éventualité d’un acquittement, compte tenu
de la probabilité qu’une telle crainte dissuade une personne de
tenir des propos similaires. Le Comité des Ministres a en outre
observé que le recours abusif ou détourné ou la menace de recours
à différents types de textes législatifs – notamment la législation
sur la lutte contre le terrorisme et sur la sécurité nationale –
sont des moyens efficaces pour intimider et faire taire les journalistes
et autres acteurs des médias qui enquêtent sur des questions d’intérêt général.
65. L’Assemblée a joué un rôle de premier plan dans la promotion
de la protection des lanceurs et lanceuses d’alerte en Europe. Dans
ses résolutions 1729 (2010), 2060 (2015) et 2300 (2019), ainsi que
dans ses recommandations 1916 (2010), 2073 (2015) et 2162 (2019),
elle a souligné la vulnérabilité et l’importance des lanceurs et
lanceuses d’alerte; exhorté les États membres à mettre en œuvre
des mesures globales pour les protéger; et appelé le Comité des
Ministres à adopter des normes juridiques internationales pour les
y aider. L’engagement de l’Assemblée en faveur de la protection
des lanceurs et lanceuses d’alerte a amené le Comité des Ministres
à adopter une recommandation sur la protection de ces personnes
Note. De
même, l’Union européenne a adopté une directive
Note dans
ce domaine et de nombreux États membres ont adopté des lois pour
mettre en œuvre cette directive et les normes pertinentes du Conseil
de l’Europe. En janvier, la commission des questions juridiques
et des droits de l'homme a déposé une nouvelle proposition de résolution pour
examiner les lacunes qui persistent en matière de protection des
lanceurs et lanceuses d’alerte en Europe et formuler des propositions
fondées sur des bonnes pratiques à des fins d’amélioration
Note.
7 La
définition de «prisonnier politique» donnée par l’Assemblée
66. La Résolution 1900 (2012) de
l’Assemblée définit le «prisonnier politique» comme suit:
«Une personne privée de sa liberté
individuelle doit être considérée comme un "prisonnier politique":
a si la détention a été imposée
en violation de l’une des garanties fondamentales énoncées dans
la Convention européenne des droits de l’homme et ses Protocoles,
en particulier la liberté de pensée, de conscience et de religion,
la liberté d’expression et d’information et la liberté de réunion
et d’association;
b si la détention a été imposée pour des raisons purement
politiques sans rapport avec une infraction quelle qu’elle soit;
c si, pour des raisons politiques, la durée de la détention
ou ses conditions sont manifestement disproportionnées par rapport
à l’infraction dont la personne a été reconnue coupable ou qu’elle
est présumée avoir commise;
d si, pour des raisons politiques, la personne est détenue
dans des conditions créant une discrimination par rapport à d’autres
personnes; ou,
e si la détention est l’aboutissement d’une procédure qui
était manifestement entachée d’irrégularités et que cela semble
être lié aux motivations politiques des autorités».
67. Cette définition est le résultat
de travaux menés en 2001 par les experts indépendants du Secrétaire Général
du Conseil de l’Europe sur des cas de prisonniers politiques en
Arménie et en Azerbaïdjan, à la suite de l’engagement pris par ces
deux pays au moment de leur adhésion au Conseil de l’Europe de libérer
tous les prisonniers politiques
Note. Elle a également été entérinée par l’Assemblée
parlementaire de l’Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe (OSCE) dans la Déclaration de Bakou de 2014 et constitue
une référence pour l’action de la société civile dans de nombreux
pays. Il importe de rappeler que toutes les formes et durées de
privation de liberté, qu’il s’agisse d’un emprisonnement après une
condamnation, d’une détention provisoire, d’une détention en vue
d’une extradition, d’une détention administrative ou encore d’une assignation
à résidence, peuvent relever de la définition de «prisonnier politique».
68. Selon moi, le traitement réservé à Julian Assange satisfait
clairement à plusieurs de ces critères. En particulier, son inculpation
au titre de la loi sur l’espionnage pour avoir mené des activités
journalistiques de base, telles que l’obtention et la publication
d’informations qui présentent un intérêt majeur pour l’opinion publique,
constitue une ingérence manifestement disproportionnée dans sa liberté
d’expression. Je pense par ailleurs que les poursuites engagées
contre M. Assange aux États-Unis et sa longue incarcération au Royaume-Uni
ont été motivées par l’intention de dissimuler des actes gouvernementaux
répréhensibles et de dissuader d’autres personnes de suivre son
exemple. Ainsi, la détention de M. Assange a été principalement motivée
par des considérations d’ordre politique. Je trouve extrêmement
préoccupant que le Royaume-Uni, un État lié par la Convention européenne
des droits de l’homme, n’ait pas protégé efficacement la liberté d’expression
de M. Assange et qu’il porte le poids de la responsabilité de sa
détention arbitraire.
69. En conséquence, j’estime que M. Assange devrait être dûment
reconnu par l’Assemblée comme un prisonnier politique, puisque plusieurs
critères énoncés dans la Résolution 1900 (2012) ont été satisfaits.
8 Conclusions
70. En 2011, l’Assemblée a adopté
la Résolution 1838 (2011) intitulée «Les recours abusifs au secret
d’État et à la sécurité nationale: obstacles au contrôle parlementaire
et judiciaire des violations des droits de l’homme». Cette résolution
faisait suite à ses rapports précédents qui avaient révélé l’existence
d’un vaste réseau de prisons secrètes de la CIA et désigné plusieurs
gouvernements européens qui les avaient accueillies ou qui s’étaient
rendus complices d’opérations de remise de prisonniers et d’actes
de torture infligés à ces derniers (notamment la Pologne, la Roumanie,
la Lituanie, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni et la Macédoine
du Nord). En rappelant le rôle des lanceurs et lanceuses d’alerte,
en l’occurrence Chelsea Manning, l’Assemblée s’était félicitée de
la publication par WikiLeaks de télégrammes diplomatiques qui confirmaient
la véracité des allégations de détentions secrètes et de transferts
illégaux de détenus publiées par l’Assemblée en 2006 et 2007.
71. Je suis profondément préoccupée par l’affaire Julian Assange
en ce qu’elle est un exemple classique de l’attitude qui consiste
à «tirer sur le messager». Les publications de WikiLeaks, inspirées
par l’engagement de M. Assange en faveur de la transparence et de
l’obligation de rendre compte, ont eu des répercussions considérables
sur le débat public. Elles ont révélé des preuves crédibles d’éventuels
crimes de guerre commis par les forces américaines et les forces
de la coalition en Irak et en Afghanistan, d’actes de torture et
de détentions arbitraires dans le camp de Guantánamo, de programmes
de remise illégale impliquant des États membres du Conseil de l’Europe,
de surveillance de masse illégale, et bien d’autres actes encore.
Pourtant, ce sont la lanceuse d’alerte et le directeur de publication
qui ont subi les conséquences les plus graves de ces révélations.
Je trouve consternant que les poursuites engagées contre M. Assange
aient été présentées comme si elles étaient censées rendre justice
à quelques victimes anonymes dont l’existence n’a jamais été prouvée,
tandis que les auteurs d’actes de torture ou de détention arbitraire
jouissent d’une impunité absolue. Selon moi, il s’agit d’une tactique
délibérée destinée à détourner l’attention du contenu des documents divulgués
par WikiLeaks.
72. Les directeurs et directrices de publication et les journalistes
ne devraient en aucun cas devenir la cible de mesures aussi sévères
lorsqu’ils ou elles reçoivent des informations classifiées de la
part de lanceurs et lanceuses d’alerte. La condamnation de M. Assange,
même si elle a été rendue possible par un accord de plaider-coupable,
crée un dangereux précédent. Elle ouvre la voie à d’autres assignations
en justice, au titre de la loi sur l’espionnage, de directeurs et
directrices de publication pour avoir publié des documents divulgués par
des lanceurs et lanceuses d’alerte. Compte tenu de ce que M. Assange
a enduré au cours de la dernière décennie et des sanctions sévères
qu'il encourt en cas d'extradition vers les États-Unis, je comprends
à quel point l’envie de retrouver sa liberté était irrépressible
et je ne lui reproche en rien de ne pas avoir continué à lutter
contre son extradition. Je trouve alarmant que les États-Unis aient
insisté pour qu’il plaide coupable d’une accusation portée en vertu
de la loi sur l’espionnage plutôt que d’accepter sa ligne de défense
selon laquelle il avait agi dans l’intérêt général en qualité de
journaliste lorsqu’il a publié les documents classifiés.
73. Si l’accord de plaider-coupable empêche les tribunaux de retenir
l’argument le plus lourd de conséquences du gouvernement – à savoir
que la protection du premier amendement ne s’applique pas à la divulgation
d’informations classifiées –, il n’en demeure pas moins qu’il porte
gravement atteinte à la liberté de la presse. Ce qui m’inquiète
le plus, ce n’est pas tant l’augmentation du nombre de directeurs
et directrices de publication susceptibles d’être poursuivis en
vertu de la loi sur l’espionnage, mais le fait que la condamnation de
M. Assange les pousse à l’autocensure. Je crains que de nombreux
articles importants ne soient retardés, voire ne soient pas publiés
du tout, si les directeurs et directrices de publication commencent
à se demander s’ils et elles ne risquent pas de subir le même sort
que M. Assange – une forme de représailles pour avoir révélé des
secrets d’État. C’est particulièrement préoccupant pour les petits
médias ou les journalistes indépendants qui ne bénéficient pas de
l’assistance juridique dont disposent les grands directeurs et directrices
de publication.
74. Plusieurs experts partagent aussi mes inquiétudes. Pendant
son audition devant la commission des questions juridiques et des
droits de l'homme, Mme Ní Aoláin a déclaré
que le traitement réservé à M. Assange soulignait la fragilité de
la protection des droits humains à travers le monde et, plus généralement,
confirmait le caractère problématique des procédures d’exception,
du non-respect des principes généraux et de la normalisation de
l’exceptionnalité. Elle a évoqué une tendance croissante à l’utilisation
abusive des mesures conçues pour prévenir et lutter contre l’extrémisme
violent à l’encontre des représentants et représentantes de la société
civile, des avocats et avocates et des journalistes. Les droits
humains devraient être une dimension non négociable de toute réglementation
en matière de lutte contre le terrorisme et de sécurité nationale.
Les dérogations et exceptions restreintes admises au titre de la
sécurité nationale desservent nos sociétés
Note.
75. Mme Vincent a reconnu que la loi
sur l’espionnage était une législation obsolète et que les appels
se multipliaient pour la réformer. Cette situation s’explique en
partie par l’absence d’une exception d’intérêt général, qui permettrait
à une personne accusée en vertu de cette loi de justifier ses actes
au nom de l’intérêt général. Elle a rappelé que le fait d’utiliser
des informations classifiées était une pratique courante du journalisme.
76. M. Crowther a fait part des mêmes préoccupations et estimé
que le message envoyé par les États-Unis aux journalistes et aux
directeurs et directrices de publication était le suivant: «[s]i
vous recevez des informations classifiées et que vous les publiez,
même s’ils présentent un intérêt général manifeste, vous risquez
fort de subir à votre tour nos représailles, où que vous soyez.»
Même si l’extradition de M. Assange n’a pas eu lieu grâce à l’accord
de plaider-coupable, l’administration américaine a adressé un message
clair, à savoir que les futurs directeurs et directrices de publication
pourraient eux aussi subir une détention provisoire de cinq ans
et de longues procédures judiciaires, comme M. Assange. M. Crowther
a également souligné l’établissement d’un dangereux précédent dans
le contexte géopolitique actuel. En effet, si les États-Unis peuvent
demander l’extradition de M. Assange, pourquoi d’autres États ne
pourraient-ils pas demander l’extradition de journalistes ou de
directeurs et directrices de publication qui dénoncent leurs actes répréhensibles?
On observe une tendance croissante au détournement des infractions
liées à la sécurité nationale, y compris dans un contexte transnational,
pour viser les personnes qui dénoncent les actes répréhensibles
des États.
77. Je trouve particulièrement symbolique le fait que M. Ellsberg,
le lanceur d’alerte à l’origine de la publication des Pentagon Papers,
ait pris la parole pour soutenir M. Assange et déclaré que WikiLeaks
avait agi dans l’intérêt général en publiant des informations sur
les actes des États-Unis en Irak et en Afghanistan, de la même manière
que la fuite des Pentagon Papers avait révélé des informations sur
la guerre du Vietnam
Note.
78. Il est indéniable que Julian Assange et WikiLeaks ont contribué
à mettre au jour des questions d’intérêt général de la plus haute
importance et ont renforcé la notion de journalisme. S’il est évident
que la confidentialité de certains documents doit être préservée,
en particulier lorsque leur divulgation peut entraîner des risques
pour des vies humaines, je considère que les poursuites engagées
contre Julian Assange et sa condamnation sont clairement disproportionnées
et visent à le punir pour ses activités et à dissuader d’autres personnes
de suivre son exemple. Je suis fondamentalement opposée à l’idée
qu’encourager une source journalistique à révéler davantage d’informations
puisse constituer une infraction pénale. Une telle façon de penser
risque de porter atteinte à la liberté de la presse dans le monde
entier.
79. Tout en reconnaissant que la complexité de l’affaire de M. Assange,
en particulier son caractère transnational, est sans précédent,
il m'apparaît qu'il relève de la définition de prisonnier politique
proposée par l’Assemblée dans sa Résolution 1900 (2012). Je pense
que l’argument le plus pertinent en faveur de cette conclusion est
que les charges pour lesquelles il a été inculpé aux États-Unis
étaient manifestement disproportionnées par rapport à l’infraction
alléguée. Julian Assange a mené des activités classiques du journalisme
d’investigation: il a identifié des sources et les a incitées à
coopérer avec lui. Le fait qu’il ait dû passer plus de cinq ans
en détention avant même d’être jugé est en soi inquiétant (pour
ne pas dire plus).
80. La responsabilité principale du statut de prisonnier politique
de M. Assange incombe aux États-Unis. Ce sont eux qui ont décidé
de façon souveraine de l’inculper en vertu de la loi sur l’espionnage
et de déclarer expressément que le gouvernement avancerait une argumentation
de nature à priver M. Assange du droit d’invoquer le premier amendement
Note.
81. Je regrette que le système judiciaire britannique n’ait pas
protégé M. Assange de manière adéquate contre un tel traitement.
Même en tenant compte de la complexité de cette affaire et de la
pandémie de Covid-19 qui a lourdement pesé sur le fonctionnement
des systèmes judiciaires du monde entier, je trouve inexcusable
que, malgré un délai de plus de cinq ans, aucune décision définitive
n’ait été rendue sur l’extradition de M. Assange. Dans une autre
affaire où le requérant avait été détenu pendant plus de quatre ans,
malgré l’indication d’une mesure provisoire en vertu de l’article
39 du règlement de la Cour qui suspendait l’exécution de l’extradition,
la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à la violation
de l’article 5, paragraphe 1(f), de la Convention
Note. Le fait que M. Assange soit
maintenu en détention aurait dû contraindre les autorités britanniques
à mener la procédure avec plus de célérité. En outre, d’éminents
journalistes, des responsables politiques, des organismes de défense
des droits humains des Nations Unies et du Conseil de l’Europe,
ainsi que des organisations non gouvernementales ont fait valoir
que sa détention et les poursuites dont il a fait l’objet ont contribué
à créer un «effet dissuasif» susceptible d’affecter l’ensemble des
journalistes. Le Royaume-Uni n’a donc pas protégé de manière adéquate
et rapide les libertés fondamentales de M. Assange en vertu de la
Convention.
82. Les documents publiés par WikiLeaks démontrent qu’il n’est
pas possible de faire confiance aux gouvernements, aussi démocratiques
soient-ils, en les laissant travailler dans l’ombre sans aucun contrôle. Lorsque
les institutions publiques ne réagissent pas de manière appropriée
aux abus gouvernementaux, le rôle de la presse et des lanceurs et
lanceuses d’alerte devient crucial. Si j’ai été soulagée de voir
Julian Assange embrasser sa femme et ses enfants, en homme libre
enfin, je m’inquiète de la voie sur laquelle se trouve engagée la
démocratie. Le traitement disproportionné dont M. Assange a fait
l’objet ne manquera pas de nuire à la liberté de la presse partout
dans le monde, à une époque où de nouveaux conflits ne cessent d’émerger, la
répression transnationale s'intensifie et où des opérations secrètes
sont menées quotidiennement. Renverser cette tendance ne sera pas
une mince affaire. Dans l’intérêt de notre propre sécurité et de
notre liberté, nous devons insister pour que la presse opère dans
un environnement sûr et qu’elle soit en mesure de rendre compte
des questions d’intérêt général sans crainte de représailles. Je
suis convaincue que les propositions formulées dans le présent document
nous aideront à atteindre cet objectif.