La détention et la condamnation de Julian Assange, et leurs effets dissuasifs sur les droits humains
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- Assemblée parlementaire
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par l’Assemblée le 2 octobre 2024 (28e séance)
(voir Doc. 16040, rapport de la commission des questions juridiques et
des droits de l'homme, rapporteure: Mme Thórhildur
Sunna Ævarsdóttir). Texte adopté par l’Assemblée le
2 octobre 2024 (28e séance).
1. L’Assemblée parlementaire rappelle
l’importance d’une presse libre, dont le rôle de «chien de garde public»
garantit le bon fonctionnement des États démocratiques régis par
l’État de droit. Ce rôle est particulièrement pertinent à la lumière
de la brutalité des conflits armés en cours, de la multiplication
des actes de répression transnationale et de leur gravité croissante.
À ce propos, le traitement sévère réservé à Julian Assange, qui
a été récemment libéré de prison après plus d’une décennie de poursuites
judiciaires pour son travail journalistique, mérite une attention
particulière.
2. Julian Assange et WikiLeaks ont acquis une notoriété internationale
après la diffusion de la vidéo Collateral
Murder en 2010 – un enregistrement classé secret-défense
qui montrait le meurtre de civils, dont des journalistes, par les
forces militaires américaines en Irak. Dans les mois qui ont suivi,
WikiLeaks a publié des dizaines d’autres documents américains classifiés,
divulgués par une lanceuse d’alerte, Chelsea Manning. Un grand nombre
des documents divulgués, dont la vidéo Collateral
Murder, ont fourni des preuves crédibles de la perpétration
de crimes de guerre, de violations des droits humains et de fautes
commises au niveau gouvernemental.
3. Par ailleurs, les publications de WikiLeaks ont confirmé l’existence
de prisons secrètes, d’enlèvements et de transferts illégaux de
prisonniers effectués par les États-Unis d’Amérique sur le sol européen,
des actes déjà dénoncés par l’Assemblée en 2006 et 2007. Dans sa
Résolution 1838 (2011) «Les
recours abusifs au secret d’État et à la sécurité nationale: obstacles
au contrôle parlementaire et judiciaire des violations des droits
de l’homme», l’Assemblée s’est félicitée de la publication par WikiLeaks
de nombreux rapports diplomatiques confirmant les constatations
de l’Assemblée, tout en précisant que «[d]ans certains pays, et notamment
aux États-Unis, la notion de secret d’État est utilisée pour protéger
les agents de l’exécutif de poursuites pénales pour des crimes tels
que des enlèvements et des actes de torture, ou pour empêcher les victimes
de demander des dommages et intérêts».
4. Peu après les premières publications par WikiLeaks de documents
classifiés, Julian Assange est devenu un suspect potentiel dans
une enquête pénale ouverte en Suède sur des allégations d’agression sexuelle.
Après avoir quitté légalement la Suède, il a été arrêté à Londres
en vertu d’un mandat d’arrêt européen émis par les autorités judiciaires
suédoises. Il a été assigné à résidence quelque temps par la suite, après
avoir été libéré sous caution dans l’attente de l’issue de la procédure
de remise. L'assignation à résidence s'est poursuivie pendant quelque
550 jours. Finalement, la Cour suprême du Royaume-Uni a rejeté l’appel
de M. Assange contre un ordre d'extradition prononcé par le ministre
de l'Intérieur du Royaume-Uni. Craignant d’être extradé de la Suède
vers les États-Unis d’Amérique, où il risquait d’être condamné de
fait à la prison à vie, M. Assange a enfreint les conditions de
sa libération sous caution et a demandé l’asile diplomatique à l’ambassade
de l’Équateur à Londres. Il n’a jamais été inculpé d’un quelconque
crime en Suède et l’enquête sur ses infractions alléguées a finalement
été classée sans suite en 2019. Dans son Avis no 54/2015
sur la détention de Julian Assange, le Groupe de travail des Nations
Unies sur la détention arbitraire a critiqué le ministère public
suédois pour son manque de diligence et de respect des droits procéduraux
de M. Assange.
5. En avril 2019, M. Assange a été expulsé de l’ambassade équatorienne,
arrêté, puis placé en détention provisoire dans la prison de haute
sécurité de Belmarsh à Londres, où il a d'abord purgé une peine
pour violation des conditions de sa mise en liberté sous caution
et a ensuite attendu la décision de justice sur son éventuelle extradition
vers les États-Unis d’Amérique. Au cours de la procédure judiciaire,
M. Assange n’a eu de cesse d’affirmer que son extradition risquait
de violer les articles 3 et 10 de la Convention européenne des droits
de l’homme (STE no 5).
6. Même s'il est indéniable que Julian Assange et WikiLeaks ont
contribué à révéler des informations de la plus haute importance
pour le public, Julian Assange a été la cible d’une réaction particulièrement
hostile aux États-Unis d’Amérique. Néanmoins, sous la présidence
de Barack Obama, le ministère américain de la Justice a renoncé
à le poursuivre au motif que sa mise en accusation était incompatible
avec la liberté d’expression protégée par le premier amendement
à la Constitution des États-Unis et qu’elle risquait de porter préjudice
à la liberté de la presse en établissant un dangereux précédent.
Chelsea Manning a été condamnée à trente-cinq ans de prison pour
avoir révélé des documents classifiés à WikiLeaks. Elle a passé
plusieurs années en prison avant de voir sa peine commuée par le
Président Obama.
7. Après l’élection de Donald Trump et la publication d’autres
documents classifiés par WikiLeaks – notamment la série de révélations
«Vault 7» qui a dévoilé les capacités d’exploitation de logiciels
de la Central Intelligence Agency (CIA) –, le ministère de la Justice
est revenu sur sa décision et a décidé de poursuivre Julian Assange.
Les premières poursuites à son encontre ont porté sur des accusations
de piratage informatique. En 2019, il a également été inculpé au
titre de la loi américaine sur l’espionnage de 1917. M. Assange
est alors devenu le tout premier directeur de publication à être
poursuivi en vertu de cette législation pour avoir divulgué des
informations classifiées obtenues auprès d’un lanceur ou d’une lanceuse d’alerte.
Au total, il a été inculpé de 17 chefs d’accusation au titre de
la loi américaine sur l’espionnage. S’il avait été reconnu coupable
de tous ces chefs d’accusation, M. Assange aurait encouru jusqu’à
cent soixante-quinze ans d’emprisonnement.
8. Julian Assange a été libéré de la prison de Belmarsh le 24 juin
2024 à la suite d’un accord conclu avec le ministère américain de
la Justice, après cinq ans et deux mois d’emprisonnement. Le 26 juin
2024, il a comparu devant un tribunal fédéral américain à Saipan.
Il a plaidé coupable d’un seul chef d’accusation, à savoir celui
d’entente délictuelle en vue d’obtenir des documents, écrits et
notes relatifs à la défense nationale auprès d’une personne se trouvant
en leur possession, que ce soit de façon légale ou non autorisée,
et de les communiquer délibérément, en violation de la loi américaine
sur l’espionnage. Il a été condamné à une peine de prison qu’il
avait déjà purgée et a été autorisé à regagner l’Australie, son
pays d’origine.
9. L’Assemblée note que cet accord stipule qu’«à la date de l’accord
de plaider-coupable, les États-Unis n’ont recensé aucune victime
susceptible d’obtenir une réparation individuelle et ne réclament
donc pas d’ordonnance de dédommagement». Ce point essentiel doit
être pris en compte dans l’examen de la proportionnalité des mesures
prises à l’encontre de M. Assange à la suite de ses publications
(et de celles de WikiLeaks).
10. L’Assemblée se réjouit vivement de la libération de M. Assange
et du fait qu’il ait retrouvé sa famille. Toutefois, elle reste
profondément préoccupée par le traitement disproportionnellement
sévère réservé à Julian Assange, en particulier par sa condamnation
sans précédent au titre de la loi sur l’espionnage, et craint que
ces mesures créent un dangereux effet dissuasif et un climat d’autocensure
touchant tous les journalistes, directeurs et directrices de publication
et autres personnes qui alertent sur des questions essentielles
pour le fonctionnement des sociétés démocratiques. Par ailleurs,
cette condamnation porte gravement atteinte au rôle de la presse
et à la protection des journalistes et des lanceurs et lanceuses
d’alerte dans le monde.
11. L’Assemblée est également alarmée par les informations qui
révèlent que la CIA surveillait discrètement M. Assange au sein
de l’ambassade équatorienne à Londres et qu’elle aurait élaboré
des plans visant à l’empoisonner, voire à l’assassiner sur le sol
britannique. Elle réitère sa condamnation de toutes les formes et pratiques
de répression transnationale.
12. L’Assemblée est profondément préoccupée par le fait que, en
dépit des nombreux documents et enregistrements révélés par M. Assange
et WikiLeaks, qui fournissent des preuves crédibles de crimes de guerre
et de violations des droits humains commis par des agents de l’État
américain, il n’existe aucune information publique indiquant que
des personnes ont eu à rendre compte de ces atrocités. L’absence
de poursuites engagées par les autorités américaines compétentes
à l’encontre des auteurs présumés et le traitement sévère qui a
été réservé à M. Assange et à Mme Manning
laissent penser que, en poursuivant M. Assange, le Gouvernement
américain a davantage cherché à dissimuler les méfaits commis par
ses agents qu’à protéger la sécurité nationale.
13. L’Assemblée reconnaît la légitimité des mesures destinées
à protéger de façon adéquate les secrets qui relèvent de la sécurité
nationale. Elle réitère toutefois sa position selon laquelle les
informations relatives à la responsabilité d’agents de l’État ayant
commis des crimes de guerre ou de graves violations des droits humains,
comme des assassinats, des disparitions forcées, des actes de torture
ou des enlèvements, ne constituent pas des secrets qui doivent être
protégés. Le «secret d’État» ne saurait être invoqué pour soustraire
de telles informations au contrôle public ou à l’obligation de rendre
des comptes devant la justice.
14. L’Assemblée précise que les services de sécurité et de renseignement
des États, qui accomplissent incontestablement une tâche importante,
ne peuvent être exonérés de l’obligation de rendre des comptes pour tout
acte illégal commis par eux. L’instauration d’une culture de l’impunité
porte atteinte aux fondements des institutions démocratiques et
ouvre la voie à la commission de nouveaux abus.
15. L’un des arguments utilisés pour justifier le traitement disproportionnellement
sévère infligé à Julian Assange et à WikiLeaks était que la diffusion
de documents non expurgés a mis en danger la vie et la sécurité de
certaines personnes. Bien que l’Assemblée soit d’accord pour dire
que toute divulgation d’informations classifiées devrait être faite
de manière à respecter la sécurité personnelle des informateurs
et informatrices, des sources de renseignement et du personnel des
services secrets, le cas de M. Assange ne devrait pas être examiné in abstracto. Plus de treize ans
après les publications, aucune preuve n'a été apportée attestant
que les publications de WikiLeaks ont porté préjudice à qui que
ce soit, comme l'a récemment confirmé l'accord de plaider-coupable.
L'Assemblée regrette que, en dépit de la révélation par M. Assange
de milliers de décès confirmés – jamais signalés auparavant – perpétrés
par les forces américaines et les forces de la coalition en Irak
et en Afghanistan, ce soit lui qui ait été accusé de mettre des
vies en danger.
16. Les sociétés démocratiques ne peuvent prospérer sans la libre
circulation de l’information et la capacité de leurs citoyens à
demander des comptes à leurs gouvernements. L’Assemblée réitère
son attachement indéfectible à la liberté d’expression et d’information,
qui constitue un droit fondamental consacré par l’article 10 de
la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 19 du
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et
encourage les États membres du Conseil de l’Europe à travailler
sans relâche pour renforcer la protection de la liberté d'expression
et de la liberté de la presse.
17. L’Assemblée considère que la durée de la détention de Julian
Assange dans la prison de Belmarsh et sa condamnation au titre de
la loi sur l’espionnage sont disproportionnées par rapport à l’infraction
alléguée. L'Assemblée rappelle que la collecte d'informations est
une étape préparatoire essentielle du journalisme et qu'elle est
protégée par le droit à la liberté d'expression tel que reconnu
par la Cour européenne des droits de l'homme. Elle fait observer
que M. Assange a été sanctionné pour s’être livré à des activités
que les journalistes exercent quotidiennement: ils et elles cherchent
à obtenir et reçoivent des informations de leurs sources et les
publient lorsqu’elles apportent des preuves crédibles d’actes répréhensibles.
18. L'Assemblée rappelle que le Groupe de travail sur la détention
arbitraire des Nations Unies a estimé que M. Assange avait été détenu
arbitrairement par les Gouvernements de la Suède et du Royaume-Uni.
Elle rappelle également que le Rapporteur spécial des Nations Unies
sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants, Nils Melzer, a conclu que M. Assange avait été exposé
à «des formes de plus en plus sévères de peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants, dont les effets cumulés ne peuvent être
décrits que comme de la torture psychologique». L’Assemblée juge
préoccupant le fait que les autorités britanniques semblent avoir
ignoré ces avis, ce qui a encore aggravé la situation de M. Assange.
19. L'Assemblée considère que les accusations disproportionnellement
sévères portées contre Julian Assange par les États-Unis d'Amérique
en vertu de la loi sur l'espionnage, qui l'exposent à un risque d'emprisonnement
à vie
de facto, combinées
à sa condamnation en vertu cette loi pour – ce qui était essentiellement
– de la collecte et de la publication d'informations, remplissent
les critères énoncés dans la
Résolution 1900
(2012) «La définition de prisonnier politique» et justifient
la qualification de prisonnier politique dans le cas de M. Assange.
20. L’Assemblée regrette par ailleurs que les autorités britanniques
n’aient pas protégé efficacement la liberté d’expression et le droit
à la liberté de M. Assange en le maintenant longuement en détention
dans une prison de haute sécurité malgré la nature politique des
chefs d’accusation les plus graves retenus à son encontre. Sa détention
en vue d’une extradition a largement dépassé la durée raisonnable
requise à cette fin. L’Assemblée regrette que la loi sur l’extradition
de 2003 ait supprimé en droit britannique l’exception d’infraction
politique, exposant les dissidents et les membres de l’opposition
au risque d’être extradés vers des États qui les poursuivent pour
des motifs politiques.
21. L’Assemblée considère que le détournement de la loi sur l’espionnage
par les États-Unis d’Amérique pour poursuivre Julian Assange a provoqué
un dangereux effet dissuasif afin que les directeurs et directrices de
publication, les journalistes et les lanceurs et lanceuses d’alerte
renoncent à dénoncer les exactions du gouvernement, portant ainsi
gravement atteinte à la liberté d’expression et ouvrant la voie
à de nouveaux abus des autorités étatiques. À cette fin, l’Assemblée
appelle les États-Unis d’Amérique – État ayant le statut d’observateur
auprès du Conseil de l’Europe:
21.1 à
réformer d’urgence la loi sur l’espionnage et à subordonner son
application à l’existence d’une intention malveillante de nuire
à la sécurité nationale des États-Unis d’Amérique ou d’aider une puissance
étrangère;
21.2 à exclure de l’application de la loi sur l’espionnage
les directeurs et directrices de publication, les journalistes et
les lanceurs et lanceuses d’alerte qui divulguent des informations
classifiées dans l’intention de sensibiliser l’opinion publique
et de l’informer de crimes graves, tels que le meurtre, la torture,
la corruption ou la surveillance illégale.
22. L’Assemblée appelle en outre les États-Unis d’Amérique:
22.1 à mener des enquêtes approfondies,
impartiales et transparentes sur les allégations de crimes de guerre
et de violations des droits humains révélées par WikiLeaks et M. Assange,
en demandant des comptes aux personnes qui en sont responsables
et en luttant contre la culture de l’impunité des agents de l’État
ou de ceux qui agissent sur leur ordre;
22.2 à coopérer de bonne foi avec les autorités judiciaires
espagnoles afin de clarifier tous les faits relatifs à la surveillance
illégale alléguée de M. Assange et de ses interlocuteurs à l’intérieur
de l’ambassade d’Équateur à Londres.
23. L’Assemblée invite le Royaume-Uni:
23.1 à revoir d’urgence sa législation en matière d’extradition
afin de supprimer la possibilité d’extrader des personnes recherchées
pour des infractions de nature politique;
23.2 à procéder, au vu des conclusions du Rapporteur spécial
des Nations Unies Nils Melzer, à un examen indépendant du traitement
qui a été réservé à Julian Assange par les autorités concernées
afin d’établir si ce dernier a subi ou non de la torture ou des
traitements ou peines inhumains ou dégradants, conformément à leurs
obligations internationales.
24. L’Assemblée appelle les États membres et observateurs du Conseil
de l’Europe:
24.1 à accorder une
protection adéquate, notamment l’asile, aux lanceurs et lanceuses
d’alerte qui dénoncent les activités illégales menées par leur gouvernement
et qui, pour ces raisons, sont menacés de représailles dans leur
pays d’origine, sous réserve que leurs révélations relèvent de la
protection accordée au titre des principes défendus par l’Assemblée,
en particulier la défense de l’intérêt général;
24.2 à s’abstenir d’extrader des personnes pour des accusations
liées à des activités journalistiques, en particulier lorsque ces
accusations semblent manifestement disproportionnées par rapport
aux infractions alléguées;
24.3 à continuer d’améliorer la protection des lanceurs et
lanceuses d’alerte et l’efficacité des procédures de lancement d’alerte;
24.4 à revoir leur législation et à veiller à ce que les journalistes
bénéficient d’une protection efficace contre l’obligation de révéler
l’identité de leurs sources;
24.5 à renforcer la transparence au niveau gouvernemental en
réduisant le périmètre des informations qui peuvent être classées
secret-défense et à encourager la divulgation spontanée des informations
qui ne sont pas essentielles à la sécurité nationale;
24.6 à mettre en œuvre des lignes directrices strictes et des
mécanismes de contrôle pertinents pour empêcher la classification
excessive de documents gouvernementaux au titre du secret-défense
lorsque leur contenu ne le justifie pas.
25. L’Assemblée exhorte également les organes de presse à établir
des protocoles rigoureux pour le traitement et la vérification des
informations classifiées, afin de garantir une information responsable,
en évitant ainsi tout risque pour la sécurité nationale et la sécurité
des sources et des informateurs et informatrices.